FILIATION

C'est une banalité de dire, aujourd'hui, que la filiation est en crise. C'est vrai qu'il y a une crise du lignage, de la traçabilité sociale, de l'identification de son propre nom, de la capacité à se situer à l'intérieur d'une généalogie. La plupart des jeunes que l'on dit « en difficultés » sont dans une sorte de présent qui, parce qu'il n'a pas de passé, ne leur permet pas nécessairement d'anticiper un futur. Il y a une sorte de désarticulation entre l'inscription dans une histoire et l'expression dans un présent, cette dernière devenant le « tout » et surdéterminante par rapport à l'inscription dans une histoire. C'est vrai que l'image du père, de la mère, sont des images mises à mal, bien sûr par la crise économique et sociale mais, plus globalement, par des rapports difficiles. Il n'est pas rare, aujourd'hui, de voir des adolescentes de 13 ou 14 ans devenir la mère de leur propre mère, y compris pour les aider à se sortir de conflits de caractère affectif, par exemple. Une jeune fille de 14 ans m'expliquait récemment comment elle faisait « l'éducation » de sa mère pour l'aider à rompre avec son compagnon : c'est une inversion complètement radicale des rapports traditionnels de filiation, la fille se faisant la confidente, la psychologue et en même temps l'accompagnatrice de sa propre mère dans les conflits affectifs que celle-ci avait à gérer. C'est un cas relativement fréquent que l'on trouve aussi sur le plan administratif : on voit des enfants assumer, pour leur père ou leur mère, des tâches administratives. Nous avons là des inversions très caractéristiques de la désarticulation que nous constatons tous.

La crise de la filiation s'exprime très fortement à travers la littérature ou le cinéma. On pourrait lire tout le cinéma contemporain comme une occasion de montrer cette désarticulation familiale. J'ai étudié récemment d'une manière assez systématique un certain nombre de grands auteurs de la littérature contemporaine américaine, comme Russel Bornes, par exemple, qui montre d'une manière extrêmement précise à quel point l'absence de toute référence à une histoire familiale crée une sorte de vide qui, paradoxalement, n'est pas la suspension du pouvoir mais qui permet toute une série de formes d'emprises contre lesquelles le pouvoir familial était une garantie. La lecture d'un certain nombre d'auteurs américains m'a beaucoup appris à cet égard. Les enquêtes qu'ils conduisent montrent bien que l'abandon du pouvoir par la famille est toujours, systématiquement, l'augmentation du pouvoir d'emprise de toute une série de pseudo-institutions ou de communautés. C'est en réalité le gang, la bande, qui vont venir se substituer au pouvoir familial et, là où il y avait une transmission verticale, une généalogie possible, il ne va y avoir que la fusion momentanée dans une sorte de groupe qui se constitue sur un objectif clanique ou sportif et dans lequel l'emprise est bien plus importante que celle de la famille. Le grand paradoxe de la famille, c'est que son rôle est bien d'exercer le pouvoir mais pour préserver l'enfant de l'emprise de ceux qui prendraient trop tôt le pouvoir sur lui, dans une horizontalité bannissant la possibilité de résister.

Le rôle du père et de la mère, à cet égard, est bien de garantir à l'enfant un espace de sécurité qui l'empêche de basculer dans le groupe fusionnel que constitue tel club de supporters sportif, telle secte ou tel gang. Je ne suis pas a priori contre les clubs de supporters sportifs, mais je suis inquiet du fait que l'abandon de ce que l'on appellerait « l'autorité familiale » - prenons « autorité » au sens de « rendre auteur » - produit en réalité un surcroît de pouvoir de la part de toute une série de micro-structures, de micro-groupes qui accaparent l'enfant dans un rapport fusionnel beaucoup plus pervers que celui de la famille parce qu'il bannit toute verticalité, qu'il est dans la fusion du moment, dans une fusion qui vous interdit d'exister ailleurs et autrement. Le principe du gang, de la bande, de la secte, c'est : « Toi qui entre ici, tu n'existes plus ni ailleurs, ni autrement ! »

La crise de la filiation est grave parce que la filiation constituait, par l'histoire et la généalogie, la possibilité de se repérer dans le temps, une garantie contre le primat de cette espèce d'enveloppement horizontal du groupe fusionnel auquel on ne peut pas échapper. J'ai récemment étudié avec un groupe de mes étudiants le déplacement des jeunes dans les banlieues difficiles. L'un d'entre eux a soutenu une thèse qu'il a intitulée « En sortir pour s'en sortir », dans laquelle il regarde comment se déplacent, physiquement, les jeunes des banlieues quand ils vont au centre ville. Il explique, d'une manière tout à fait intéressante, qu'ils ne se déplacent jamais seuls : il est impossible pour eux, même pour aller trouver du travail, chercher de l'argent ou au cinéma, d'aller seuls au centre ville. Ils y vont en bande. Et si l'un d'entre eux y va seul, il est immédiatement identifié comme étant un traître. À l'occasion de sa soutenance de thèse, j'avais proposé d'utiliser pour exprimer ce qui se passait dans ces groupes de jeunes ce que j'ai appelé « l'effet jokari » : ces groupes fonctionnent d'une façon tellement fusionnelle que si vous donnez un signe, même minime, du fait que vous n'adhérez plus complètement à l'idéologie du groupe ou que vous faites une démarche à caractère personnel qui vous donne une chance d'obtenir quelque chose pour vous-même, vous êtes immédiatement identifié comme un traître au groupe. Et celui-ci va vous « ré-happer », va vous reprendre à l'intérieur de son propre fonctionnement - c'est « l'effet jokari » -, considérant qu'ayant trahi, vous devez expier : et on vous fera expier, en général, durement.

Si je me permets d'insister sur cet aspect, d'une manière un petit peu rapide et caricaturale, c'est pour dire que quand on abandonne le pouvoir, il y a toujours quelqu'un pour le ramasser : il faut savoir que ce ne sont pas toujours les meilleurs qui le ramassent ! Même si j'ai fait partie de ceux qui ont cru, un temps, que l'on pouvait abandonner le pouvoir et que le simple abandon du pouvoir constituait, de facto, la démocratie. Nous savons tous, aujourd'hui, que ce n'est pas vrai ! Et l'abandon du pouvoir de la famille, ne constitue pas un accès à l'autonomie des jeunes : il y a toujours quelqu'un pour ramasser le pouvoir que la famille a abandonné, en particulier, au niveau de ces groupes fusionnels que je viens d'évoquer.

Il est donc important de travailler sur la notion de filiation, de travailler avec les familles sur la restitution du lignage, sur l'identification du nom, sur l'histoire, sur tout ce qui constitue la stabilisation de la personne à l'intérieur d'une généalogie. Il y a deux ou trois ans, j'ai fait avec mes étudiants un travail consistant à faire raconter à des jeunes en situation difficile leur propre vie. Ils sont incapables de raconter par ordre chronologique, incapables d'utiliser ces petits connecteurs sémantiques que nous connaissons tous : ce jour-là, et alors, ce jour-là j'ai compris que..., j'ai changé, j'ai commencé à..., toute une série de choses qui marquent des étapes et qui structurent le temps ; ils sont absolument incapables de le dire et lorsqu'ils racontent leur vie, c'est une sorte de clips vidéos où se télescopent des images dans un désordre chronologique absolu et où rien ne vient repérer les étapes essentielles. J'avais noté, à cette occasion-là, la disparition de « l'album de famille ». L'album de famille, c'est évidemment l'album de photos qui permet de repérer les différentes étapes mais c'est aussi toute une série de rituels familiaux : ces histoires que vous vous racontez en famille dans les repas, pour la soixante-douzième fois, que vous faites semblant de découvrir et auxquelles vous riez, pour la soixante-douzième fois, au même moment ! Nous avons tous vécu ce genre de choses ! Nous connaissons ces rituels-là ! C'est l'album de famille : cela a une signification très profonde en termes de marquage, d'inscription dans la lignée, de repérage dans le temps, de construction. C'est ce que Paul Ricoeur appelle «  le passage des faits aux événements  » : la capacité de passer d'un système où l'on croule sous les faits et où les faits se télescopent dans votre tête sans que vous puissiez y mettre de l'ordre à cette mise en ordre qui passe par la construction symbolique du récit qui vous fait dire que dans ces faits, certains sont plus importants que d'autres qui sont des événements autour desquels s'articulent des choses qui articulent et construisent. On voit bien qu'ici, le récit est profondément constitutif de la construction de la personnalité et qu'il y a un lien extrêmement fort entre récit, famille, filiation, histoire, et que tout cela se déstructurant crée une zone de grande vacance de pouvoir et de grande turbulence, avec tous ces groupes fusionnels qui se font et se défont au hasard des situations.

Donc, il est important de trouver une manière de redonner sa place à la famille et il revient à l'École non pas d'occuper cette place, mais de marquer symboliquement quelle est cette place par rapport à la sienne : créer des situations qui disent, y compris explicitement, à l'enfant que sa famille a une place qui n'est pas la place de l'École, que son père peut jouer un rôle, que sa mère peut jouer un rôle, qui n'est pas le rôle de l'École. L'un des enjeux du partenariat, c'est cela : non pas occuper la place de l'autre mais, chacun à notre place, indiquer les places que peut occuper l'autre.

Philippe MEIRIEU