MISSIONS (DE L'ECOLE)

Comment résumeriez-vous aujourd'hui les principales ou la principale mission(s) de l'école dans la société française ?

Je ne peux pas répondre à cette question sans préciser de quelle école il s'agit, ni sans rappeler l'importance historique et institutionnelle de « la scolarité obligatoire ». Il se trouve que cette dernière est fixée, aujourd'hui, à 16 ans. Beaucoup se demandent s'il ne faudrait pas la porter à 18 ans ; j'y suis, pour ma part, assez favorable, dès lors que cette prolongation s'accompagnerait d'une refonte radicale du lycée. Mais, en attendant, parlons donc de la scolarité obligatoire telle qu'elle est, c'est-à-dire, de fait, limitée à l'école primaire et au collège. À mes yeux, cette école obligatoire doit permettre à tous les enfants, sans exception, d'acquérir « les fondamentaux de la citoyenneté ». Nous ne pouvons pas nous permettre de renoncer à cette ambition, difficile mais essentielle politiquement, de mener tous les enfants de France vers les connaissances, les savoirs, les compétences et les capacités qui leur permettront d'exercer leur pouvoir de citoyen : comprendre l'environnement naturel, humain et institutionnel dans lequel ils vivront, communiquer avec leurs semblables et participer aux débats démocratiques, s'insérer professionnellement et être capables d'avoir une vie personnelle équilibrée, agir avec discernement dans les situations largement imprévisibles qu'ils vont rencontrer, échapper à toutes les formes d'emprise sur les esprits et d'aliénation de leur liberté, au profit des sectes, des marques, de la norme télévisuelle, des bandes, clans et tribus de toutes sortes. Bref, conformément à la maxime de Kant définissant les Lumières : «  Sapere aude  », « Ose penser par toi-même ».

C'est pourquoi, je refuse qu'on rabatte les missions de l'école sur une simple inculcation de programmes et je revendique qu'on mette au premier plan les principes pédagogiques qui la constituent : 1) L'école est un lieu où la recherche de la précision, de la justesse, de la rigueur et de la vérité l'emporte sur les rapports de force ; 2) L'école est un lieu où - contrairement à l'entreprise - il est plus important de « comprendre » que de « réussir » à n'importe quel prix ; 3) L'école est un lieu où l'erreur est féconde parce qu'elle permet d'analyser un échec et de progresser ; 4) L'école est un lieu où l'on doit toujours donner sa chance à chacun, parier en son éducabilité possible et refuser farouchement l'élimination du « maillon faible »... Autant dire que je crois que l'école doit délibérément aller à contre-courant de toute une évolution sociale. Et je crois, pour ma part, qu'elle doit, pour retrouver son sens, sa grandeur et son attrait, mieux assumer sa « fonction de résistance ».

Quels sont, selon-vous, les points forts et les points faibles de notre système éducatif ? Parmi les pays étrangers, certains vous paraissent-ils présenter des exemples intéressants ?

Notre système éducatif a réussi à accroître, de manière très importante, le niveau de la population et, à cet égard, nous devons en être fiers. Ses principales difficultés tiennent, à mon sens, au fait qu'il n'a jamais vraiment choisi, pour sa scolarité obligatoire, entre « une structure filiarisée » où l'on sélectionne les élèves pour les regrouper, par des dispositifs de délestage   successifs officiels ou occultes, dans des classes homogènes (comme en Belgique, aux Pays-Bas ou en Allemagne) et « une structure intégrée » où l'on mène ensemble, le plus loin possible, des classes hétérogènes (comme en Islande, en Finlande ou en Suède). On peut, certes, ergoter sur la méthodologie de l'enquête PISA qui compare les résultats des adolescents de 15 ans dans les différents pays, mais les données sont trop massives pour n'être dues qu'au hasard : dans les systèmes homogènes et filiarisés, il existe 22 % d'élèves très faibles et 8, 8 % d'élèves très forts. Dans les systèmes hétérogènes, où le brassage social et scolaire est plus grand, il n'y a que 16 % d'élèves très faibles et, en même temps, les élèves très forts sont plus nombreux : 9, 4 %. De plus, dans ces derniers, l'origine sociale prédestine beaucoup moins la réussite scolaire... Sans reproduire à l'identique le système des pays nordiques, nous pourrions, pour le moins, méditer leurs résultats !À moins que, contrairement à ce qu'on nous dit dans les plus hautes sphères, l'objectif ne soit pas d'améliorer la réussite scolaire des élèves mais de donner satisfaction à ceux et celles qui cherchent d'abord à garantir l'homogénéité sociale dans l'école, de regrouper les enfants selon le vieux dicton qui reste la maxime implicite de la droite : « Qui se ressemble s'assemble ».

Y a-t-il des moyens de mieux lutter contre l'échec scolaire précoce, celui qui intervient dès l'école primaire ?

Je suis très réservé sur le dépistage et le traitement précoce des difficultés scolaires : des travaux récents montrent qu'il a plutôt tendance à accroître la discrimination. En revanche, je suis très favorable à ce que, dès l'école maternelle, on puisse proposer à tous les élèves un environnement linguistique et culturel stimulant et le plus riche possible. C'est cela qui permettra de lutter contre les inégalités. Le contraire de ce que fait le gouvernement actuel qui développe le dépistage précoce et supprime les crédits des classes à projets artistiques et culturels !

Que pensez-vous des débats sur le collège unique ? Le collège a-t-il besoin d'une nouvelle réforme ? Laquelle ?

Je crois que le collège a besoin d'être créé. Il ne l'a jamais été et fluctue, au gré des circonstances politiques et des conjonctures locales, entre une « école primaire supérieure » et un « petit lycée ». Ma conviction est qu'il faut repartir de zéro et construire un système complètement nouveau à partir des objectifs de la scolarité obligatoire. C'est dans ce cadre qu'on pourra reposer des questions essentielles comme la nature de la classe de sixième, la polyvalence des enseignants, le rôle du professeur principal, le redoublement, la place du français, des langues et de la technologie, l'orientation, etc. Pour le moment nous mettons des rustines sur un système dont personne ne sait vraiment ce qu'on doit attendre de lui !

On vous range généralement dans le camp des "pédagogues" : cette classification a-t-elle un sens pour vous ?

Je suis fier que l'on me considère comme un « pédagogue » : historiquement, les pédagogues sont ceux qui, depuis Pestalozzi, Itard, Jacotot, Makarenko ou Freinet ne se sont jamais résigné à ce qu'on traite l'échec par l'exclusion. Pour moi, c'est là la véritable ligne de fracture entre la droite et la gauche : il y a, d'un côté, ceux qui considèrent que l'échec est un donné génétique, psychologique, sociologique, voire ethnique, et qui organisent des déversoirs successifs pour ceux et celles qui ne réussissent pas à s'adapter à l'école telle qu'elle est. D'un autre côté, il y a ceux qui tentent de transformer l'école pour qu'elle soit en mesure de faire réussir chacune et chacun, de n'exclure personne du cercle des humains, des oeuvres fondamentales de notre culture et de l'accès à une citoyenneté lucide.

Pensez-vous qu'il serait nécessaire de réformer profondément le métier d'enseignant, notamment au collège et au lycée (définition du service pédagogique, deuxième carrière) ?

Je crois qu'il conviendrait d'abord de clarifier le contrat entre les parents et les enseignants, afin que les uns et les autres sachent ce qu'ils doivent attendre réciproquement. Il nous faut sortir de la suspicion réciproque qui amène à des crispations malsaines et qui est en train de miner les fondements du service public d'éducation. Les parents suspectent les enseignants de les tenir délibérément à l'écart, de les culpabiliser systématiquement, de pratiquer, pour leurs propres enfants, « le délit d'initiés ». Les enseignants critiquent le « consumérisme scolaire » des parents, leur interventionnisme excessif , voire un certain mépris à leur égard. Même si, dans les faits, les choses sont loin d'avoir atteint un point critique, il me semble qu'il faudrait anticiper. Je suis pour une réflexion forte associant les organisations enseignantes, les fédérations de parents d'élèves et l'Éducation nationale sur « les droits et devoirs réciproques des familles et de l'école, des parents et des enseignants ». À partir de là, on devrait pouvoir en tirer des conséquences en matière de « service pédagogique » comme de formation et d'accès au métier.  

Quel jugement portez-vous sur les ZEP ?

Ce fut un formidable progrès, une grande innovation que nous devons à Alain Savary. Mais, depuis, les choses ont évolué. D'une part, il me semble qu'il conviendrait de se demander non plus « comment donner plus à ceux qui ont moins », mais « comment donner mieux à ceux qui ont moins ». En particulier, il y a une véritable question qu'on ne pourra pas éternellement éluder : « Comment stabiliser des équipes d'enseignants chevronnés dans les établissements les plus difficiles ? » Je ne voudrais surtout pas que la gauche abandonne cette question et laisse la droite imposer des solutions libérales qui pourraient devenir irréversibles. Nous devons prendre position là-dessus et entamer au plus tôt un dialogue constructif avec les organisations syndicales... On ne peut plus laisser les jeunes enseignants inexpérimentés prendre les postes les plus exposés dont personne ne veut !

L'école publique risque-t-elle d'être distancée par l'école privée ? Comment expliquez-vous l'attractivité accrue du privé ?

Certains parents imaginent que les établissements privés leur donnent plus de garanties en matière de suivi des élèves. C'est à l'enseignement public de relever le défi et de montrer qu'il est capable d'en faire autant... et même de faire mieux ! C'est pourquoi je crois plus que jamais d'actualité la formule que j'avais proposée lors de la consultation sur les lycées de 1998 : « L'école doit être à elle-même son propre recours ». Aucun élève, aucun parent ne doit avoir le sentiment que, face à une difficulté, l'école publique l'abandonne et le livre au marché de l'enseignement privé. La vraie question posée ici à notre pays est : « Comment garantir la qualité du service public d'éducation, dès lors qu'on ne veut plus que cette qualité soit imposée par un modèle hiérarchique hérité du XIXe siècle et qu'on refuse qu'elle soit garantie par une mise en concurrence libérale ? ».   C'est là, à mes yeux, pour l'école comme pour tous les services publics, le principal chantier de la gauche aujourd'hui.

Philippe MEIRIEU