MOTIVATION

La question de la motivation et l’usage même de ce terme dans le discours pédagogique sont relativement récents(1). Certes, on peut trouver dans l’Émile de Rousseau des situations qui évoquent cette problématique : ainsi, s’agissant « d’exercer à la course un enfant indolent et paresseux », le précepteur distribue-t-il des gâteaux aux enfants qui, sur leur passage, s’adonnent à cette activité… jusqu’au jour où « ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, (l’élève indolent) s'avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvait être bon à quelque chose et voyant qu'il avait aussi deux jambes, il commença de s'essayer en secret. » Et, un peu plus tard, le même précepteur, échouant à enseigner à Émile l’astronomie, n’hésite pas à le perdre dans la forêt de Montmorency, à l’heure du déjeuner, afin de lui faire découvrir l’usage des points cardinaux : c’est ainsi que l’élève s’exclamera : « Allons déjeuner, allons dîner, courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose ! » (2)

Évidemment, pour saisir la portée de ces exemples, il convient de les réinscrire dans la démarche de Rousseau : utiliser tous les artifices possibles pour stimuler les aptitudes naturelles de l’enfant ; faire en sorte qu’il apprenne lui-même librement grâce à une situation délibérément contrainte…  Mais, en réalité, Rousseau et ceux qui se réfèrent à lui restent très isolés. Jusqu’au début du XXème siècle et pour la très grande majorité des « éducateurs », la question de la mobilisation des enfants et des adolescents sur les savoirs ne se pose pas. Soit parce qu’ils considèrent que les enfants sont assujettis à apprendre ce que les adultes leur imposent, soit parce qu’ils imaginent que les enfants désirent naturellement apprendre et que leur curiosité se déploie spontanément. Pour les uns, il s’agit donc de sélectionner les plus dociles. Pour les autres, d’attendre que le désir d’apprendre émerge de lui-même… Et c’est parce que ces deux postures vont être déconstruites, l’une et l’autre, que la motivation va apparaître comme une question pédagogique essentielle qui s’avérera progressivement déterminante pour fonder une institution scolaire démocratique.

L’enfant est un sujet… mais qui ne désire pas toujours spontanément apprendre !
Janusz Korczak, dès le début du XXème siècle, ébauchera la première « déclaration des droits de l’enfant ». Pour lui, l’enfant est, tout à la fois, un être complet et inachevé : parce qu’il est inachevé, il doit être protégé, mais parce qu’il est déjà un être « complet », il doit être « respecté ». Les désirs de l’enfant ne peuvent être abolis par décret. Il faut, pour le moins, « faire avec » (3)… À la même époque, d’ailleurs, la psychanalyse souligne l’importance des expériences infantiles, des pulsions qui structurent, très tôt, le psychisme et que nul ne peut éradiquer ou tenir pour insignifiantes. Dans ces conditions, quiconque considère l’enfant comme une page vierge sur laquelle s’inscriraient les savoirs qu’on lui dicterait, se coupe du sujet désirant qui, seul, peut s’engager dans un apprentissage, métaboliser des savoirs pour en faire des occasions de développement.

Et c’est ce que ne cessera de répéter le mouvement de l’Éducation nouvelle qui tient son premier congrès à Calais en 1921 : l’enfant est un sujet et nul ne peut apprendre à sa place… De là à prôner l’abstention pédagogique, il n’y a qu’un pas que franchit, par exemple, A.-S. Neill, l’auteur de Libres enfants de Summerhill (4) : pour lui, pas question de contraindre un enfant et, si, par exemple, il refuse d’apprendre à lire, il faut attendre, aussi longtemps que nécessaire, qu’il en fasse la demande…

Voilà donc qu’à l’opposé de l’enfant docile, assujetti aux injonctions de l’adulte, apparaît « l’enfant dont il faut respecter inconditionnellement les désirs ». Mais ne remplace-t-on pas alors une illusion par une autre ? Le psychanalyste Bruno Bettelheim – qui a passé plusieurs mois à Summerhill – suggère que Neill peut se permettre d’agir ainsi car il dispose d’un formidable charisme : pour obtenir son amour, les enfants finissent toujours par apprendre ! Et Neill récupère ainsi en séduction ce qu’il a abandonné en contrainte… laissant au bord du chemin ceux et celles qui n’auront pas eu la chance de rencontrer une personnalité aussi « exceptionnelle » !

Et, aujourd’hui, cette conception de « l’enfant spontanément curieux » subsiste encore ici ou là. Mais elle ne résiste pas à l’examen. En effet, elle confond « désir de savoir » et « désir d’apprendre ». En réalité, les enfants veulent, bien souvent, « savoir », mais ils préfèrent – et de loin – « savoir sans apprendre », à l’économie, en allant au plus vite et au plus efficace, sans passer par de longs tâtonnements et de difficiles recherches. Tout le progrès technique, d’ailleurs, leur donne raison, puisqu’il consiste précisément à nous permettre de « savoir-faire sans avoir appris »… Il fait ici écho, contre toute attente, aux croyances ésotériques qui nous permettent, elles, de « savoir sans comprendre ». Ainsi le désir d’apprendre se trouve-t-il congédié par l’alliance de l’archaïsme pré-scientifique et de la modernité technologique.

Comment susciter le désir d’apprendre ?
C’est parce qu’elle a fait ce chemin et récusé, tout à la fois, les conceptions de « l’apprentissage sur commande » et de « l’apprentissage spontané » que la pédagogie a construit la problématique de la motivation. On doit à Célestin Freinet de l’avoir formulée de la manière la plus forte quand il explique qu’au cœur de son travail il y a la question fondatrice : « Comment faire boire un cheval qui n’a pas soif ? »(5). Mais la formule n’en reste pas moins ambiguë : en effet, quand il s’agit de faire boire un cheval qui n’a pas soif, on peut se contenter d’attendre : le cheval finira toujours par avoir soif. Mais, quand un élève n’a aucune appétence pour les mathématiques, il ne suffit pas de l’en priver pour qu’il réclame le théorème de Pythagore… C’est pourquoi la question de la motivation ne peut se réduire à l’invocation incantatoire de « l’intérêt de l’élève » : en effet, quand on parle d’ « intérêt », on ne sait jamais s’il s’agit de « ce qui l’intéresse » ou de « ce qui est dans son intérêt ». Et, précisément, c’est parce que « ce qui l’intéresse » n’est pas toujours « dans son intérêt » – et vice-versa ! – que la motivation fait question.

Pour avancer sur cette question, il faut d’abord écarter l’idée que la motivation devrait nécessairement précéder la transmission. Faire de la motivation un préalable à une situation d’enseignement-apprentissage, c’est renvoyer la réussite de cette dernière à l’aléatoire des histoires singulières ; c’est aussi imaginer que l’élève peut désirer ce qu’il ignore ; c’est donc, tout à la fois, renoncer à s’appuyer sur la force mobilisatrice des savoirs et se résigner à ce que seuls celles et ceux qui ont déjà découvert – ou pressententi – les satisfactions qu’ils pourront retirer d’un apprentissage soient « motivés » pour s’y engager. C’est pourquoi, afin d’écarter définitivement cette tentation fataliste, il faudrait remplacer, en matière pédagogique, le terme de « motivation » par celui de « mobilisation » : pour signifier clairement que le rôle du pédagogue n’est pas d’attendre que le désir émerge – ou, même de chercher désespérément à greffer des savoirs nouveaux sur des motivations existantes –, mais bien de créer les conditions pour que tous les élèves se mobilisent pour acquérir les savoirs qu’on juge nécessaires à leur développement ainsi qu’à leur réussite scolaire, professionnelle et citoyenne.

Pour créer ces conditions, les pédagogues ont exploré essentiellement quatre voies : l’utilisation des connaissances scolaires à l’extérieur de l’école, la démarche de projet, les situations-problèmes et la rencontre avec les œuvres de culture.(6)

L’utilisation sociale, au-delà de la situation d’apprentissage elle-même, des connaissances qui y ont été acquises est une voie que privilégient légitimement les enseignants du premier degré, des disciplines technologiques et de l’enseignement professionnel : elle permet à l’apprenant de se mettre en position d’usage futur de ce qu’il apprend – ce que l’on nomme la « motivation expectative » – et de revenir ensuite en classe mobilisé pour développer cet usage et acquérir ainsi plus de compétences sociales et d’autonomie. Mais elle trouve ses limites dès lors que l’on quitte le registre des savoir-faire et que l’on touche à des savoirs que l’École juge essentiels tandis que la société les considère plutôt comme « inutiles »…

La démarche de projet – très largement promue par l’Éducation nouvelle à travers la réalisation d’un journal scolaire ou d’un potager – mobilise les élèves autour d’une réalisation valorisante qui permet, au passage, des acquisitions dont le sens devient ainsi perceptible. Mais elle est toujours menacée par la « dérive productive » (7) : la réussite de la tâche collective risque, en effet, d’entraîner une répartition des élèves en concepteurs, exécutants et chômeurs, ces derniers étant systématiquement écartés de tout apprentissage, au nom d’une incompétence qu’il faudrait, au contraire, leur permettre de dépasser…

Les situations-problèmes sont précisément conçues pour éviter cet écueil : chacun doit rencontrer et dépasser des obstacles – combiner des éléments, chercher une représentation ou une formulation adéquates, identifier une solution technique pertinente – qui sont autant d’occasions d’acquisitions ; l’obstacle est placé au cœur du dispositif, ajusté pour être, à la fois, difficile et accessible grâce à un ensemble de contraintes et de ressources très minutieusement préparées (8). Ainsi les situations-problèmes évitent-elles une focalisation excessive sur la tâche et permettent-elles de bien cibler les objectifs d’apprentissage ; mais, malgré les efforts pour en faire de véritables énigmes mobilisatrices, elles peuvent parfois basculer dans le formalisme…

La rencontre avec une œuvre de culture peut apparaître comme la manière la plus difficile de susciter le désir d’apprendre. Pourtant, la culture – avant d’être segmentée en éléments de programme scolaire – est création de modèles – artistiques ou scientifiques – qui répondent aux questions fondatrices que se posent les humains. Les œuvres culturelles répondent ainsi à nos préoccupations les plus fondatrices : quelle est notre place dans l’univers ? Jusqu’où s’étend l’infini ? Serons-nous, un jour, dominés par les machines ? Comment être aimé sans être dévoré par un ogre ? Autant de questions qui donnent sens aux créations de Thalès et d’Archimède, de Platon et de Galilée, de Mercator et de Léonard de Vinci, de Charles Perrault et de Newton…  C’est ainsi que la culture relie ce que chacun à de plus intime avec ce qui est le plus universel, modestement, parce que les maîtres offrent à leurs élèves des chefs d’œuvres grâce auxquels ils se sentent moins seuls et y voient plus clair. Elle offre à l’intelligence de ceux qui viennent au monde la satisfaction inouïe de comprendre le monde et de se comprendre dans le monde. Et l’on aurait bien tort de se priver de son formidable pouvoir attracteur. (9)

Certes, la rencontre avec les œuvres de culture ne marche pas « à tous les coups ». D’ailleurs, en matière de mobilisation d’un sujet, il n’y a pas d’automatisme. C’est pourquoi la motivation doit rester une question ouverte. Une école ou une société qui sauraient manipuler la motivation « à coup sûr » seraient plus proches du « Meilleur des mondes » que de la « Cité idéale » des pédagogues. Pour ces derniers, en effet, il faut multiplier sans cesse les occasions, ne jamais se résigner à l’échec et à l’exclusion, témoigner inlassablement du plaisir d’apprendre et de comprendre… Mais pas question de traiter quiconque en « objet » dans des « machineries savantes » d’où disparaîtrait finalement le moindre désir et la moindre liberté. Décidément, la pédagogie n’est pas une science. Heureusement !

 

NOTES

(1) Ainsi, par exemple, ne trouve-t-on aucune entrée « motivation » dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire coordonné par Ferdinand Buisson, ni dans l’édition de 1887 ni dans celle de 1911. A peine cette notion est-elle effleurée dans quelques articles dont celui sur la « pédagogie intuitive », doctrine propre à Buisson qui voit dans la liberté laissée au jeune enfant pour découvrir et explorer le monde un précieux moyen de développer son appétence intellectuelle.
(2) Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation (1762), livre III (à télécharger gratuitement : http://classiques.uqac.ca/classiques/Rousseau_jj/emile/emile_de_education_1_3.pdf
(3) Cf. Janusz Korczak, Comment aimer un enfant, suivi de Le droit de l’enfant au respect, Robert Laffont, 2006. Sur « les droits de l’enfant », cf. Philippe Meirieu, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du Monde, 2009.
(4) A.-S. Neill, Libres enfants de Summerhill, paru en France en 1968 aux éditions Maspéro.
(5) Célestin Freinet, Les dits de Mathieu, 1952, Editions de l’École moderne française : http://www.icem-freinet.fr/archives/benp/benp-73/benp_73.pdf
(6) Cf. Philippe Meirieu, Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, ESF, 2013.
(7) Cf. Philippe Meirieu, Apprendre en groupe ?, deux tomes, Chronique sociale, 1985.
(8) Cf. Philippe Meirieu, Apprendre, oui… mais comment, ESF, édition de 2009.
(9) Cf. Philippe Meirieu (et col.), Le plaisir d’apprendre, Autrement, 2014.