ATTITUDE NON-DIRECTIVE (selon Daniel Hameline, en collaboration avec Marie-Joëlle Dardelin, La Liberté d'apprendre - Situation 2) |
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Daniel Hameline suggère que la non-directivité a échoué en tant que système mais reste essentielle en tant qu'attitude, et il définit ainsi les trois caractères de cette attitude : "Elle consiste à antécéder sans anticiper, à valoriser sans juger, à réguler sans régulariser. "Antécéder sans anticiper", c'est être là pour accueillir ce qui va se présenter, sans le "prévenir" au point qu'il n'y ait plus rien à dire ni à faire. "Valoriser sans juger", c'est suspendre le fonctionnement spontané des stéréotypes et des catégories pour permettre à l'interlocuteur d'être entendu pour ce qu'il dit et non d'abord pour ce qu'il représente. "Réguler sans régulariser", c'est éviter d'engluer l'interlocution dans les pièges de la dépendance affective sans pour autant interdire aux affects de s'exprimer". (page 291) |
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Si l'on voulait, sans prétendre dépasser la formulation de Daniel Hameline, exprimer d'une autre manière ce qui caractérise une attitude pédagogique susceptible de communiquer a l'élève le courage d'être libre, d'apprendre et, selon la formule de Kant, finissant ainsi Les Lumières, d"'oser faire preuve de sa raison", nous pourrions dire qu'elle comporte un volet négatif et un volet positif : négativement d'abord, pour que l'élève s'engage, prenne des risques, il ne faut pas "verrouiller" la situation didactique ; positivement, ensuite, il faut que notre présence y soit une sorte d'appel, que quelque chose passe dans notre regard par quoi nous reconnaissons la liberté de l'autre. |
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Ne pas verrouiller d'abord: la chose n'est pas si simple tans notre activité quotidienne est bien souvent déterminée par notre angoisse de ne pas faire face et de ne pas avoir tout prévu. Nous construisons alors des sortes de machines a lutter contre cette angoisse; nous préparons des cours et des progressions, nous imaginons tout ce qui pourrait se passer, nous établissons de; plans sur lesquels nous restons rivés, incapables d'entendre la léger frémissement d'une parole qui cherche a dire, a se dire incapables de voir ces yeux qui marquent qu'un élève, la classa toute entière parfois, sont au point de rupture, au moment ou toua peut s'engager, ou des horizons nouveaux peuvent enfin apparaître Il faut faire ici l'éloge de l'imperfection pédagogique, de: systèmes ouverts ou des limites sont marquées mais ou da l'événement peut advenir. Nous savons bien, en effet, que le monde n'est vivable que par ses imperfections et que les machineries sociales parfaites, en leur belle totalité close, interdisent le moindre déplacement qui pourrait survenir a l'initiative d'un vivant. De la "république idéale" de Platon a l'enfer d'Orwell, se prolonge la même songerie dangereuse d'un univers de perfection programmée ou les choses n'adviennent que selon des plan savamment élaborés. Tout ce qui est humain est alors banni; la moindre initiative est exclue et l'apprentissage, en tant qu'i est subversion inévitable d'un système où chacun aurait une place, définitivement attribuée, est interdit. Jamais, ici, ne vient "le temps d'apprendre". Car le moment favorable n'est jamais prévisible a l'avance; et il lui faut quelques interstices dans la machinerie institutionnelle par lesquels il puisse passer C'est sans doute pourquoi, en travaillant avec des enseignants et des formateurs qui s'étaient lancés dans des "expérience pédagogiques" d'individualisation, j'ai constaté que, bien au delà des structures nouvelles qu'ils avaient pu mettre en place, ce qu'ils retenaient d'abord de leur travail, c'était l'ouverture de lieux de négociations, d'espaces de confrontation, de moments de prise de risque ou l'élève peut s'engager et réfléchir ensuite sur ses engagements. C'est pourquoi je ne crois pas souhaitable d'aller vers une "pédagogie individualisée" où tout serait prévu et où un diagnostic rigoureux porté sur chaque apprenant permettrait de lui affecter un travail individuel précis; jepréfère, et de très loin, une pédagogie individualisée tâtonnante l'on cherche ensemble, avec les apprenants, des modalités de regroupements provisoires, où l'on examine les difficultés rencontrées, où il reste de "l'ouvert" dans l'organisé, où l'organisé est constamment repensé et reconstruit en fonction de ce qui se passe dans cet "ouvert". |
Etre présent, ensuite, d'une présence discrète qui ne cherche pas les confidences et fuit les épanchements, mais d'une présence forte qui donne courage parce qu'elle n'anticipe jamais la chute. Car je crois qu'il y a bien "une efficace du regard" et que tout peut changer quand un sujet s'adresse à un autre avec une espérance d'humanité, une confiance et une "ouverture" qui n'ont pas besoin de discours pour être compris, un accueil qui sait se réjouir a l'avance de l'inattendu et témoigne toujours une secrète tendresse pour cette "différence" par laquelle l'autre nous échappe et commence a devenir lui-même. Car il y a bien - tous le monde le sait - un regard qui appelle et un regard qui vous fige sur place, des gestes à peine ébauchés qui engagent une liberté à s'exprimer et des mots a peine prononcés qui découragent tout effort et vous condamnent a la reproduction mortifère... Certes, on peut toujours soutenir ce regard et parvenir à s'imposer en dépit de ses injonctions. Mais ce qui aurait pu être une rencontre bascule alors dans une épreuve de force; ce qui aurait pu devenir occasion de joie devient prétexte à la violence: quand une liberté n'est pas accueillie mais doit s'imposer au regard de l'autre, le défier, le combattre pour pouvoir s'exprimer, elle quitte le registre de l'humain pour revenir à cette sauvagerie première que décrit Emmanuel Levinas, "violence en guise d'étants qui s'affirment sans égards les uns pour les autres dans le souci d'être... Origine de toute violence, diverse selon les divers modes d'être: vie des vivants, existence des humains, réalité des choses. Vie des vivants dans la lutte pour la vie; histoire naturelle des humains dans le sang et le larmes des guerres entre personnes, nations et classes; matière des choses, dure matière; solidité; le fermé-sur-soi jusque dans les confinements intra-atomiques dont parlent les physiciens". L'éducation, j'en suis convaincu, doit échapper à cette violence à ces rapports entre les êtres où ils mesurent chacun leur résistance réciproque à l'influence de l'autre, à ces combats de coqs dérisoires entre des enseignants sûrs de leur bon droit et des enfants ou des adolescents qui ne se sentent nulle part reconnus comme des êtres libres. Car il n'est pas question ici de progressivité: la liberté ne se divise pas, elle ne peut pas être objet de découpages taxonomiques, elle ne peut pas être assorti de la moindre condition... Elle est toute entière dans chaque pas en avant, quand l'élève se dégage de ce qu'il est et de ce qu'il sait pour accéder a autre chose, pour prendre le risque de l'aventure du connaître. (1) Entre-nous, essais sur le penser-à-l'autre, Grasset, 1991, page 10 . |