PARENTALITE |
Longtemps, en effet, il a suffi, pour être un « bon parent », de reproduire avec ses enfants le comportement de ses propres parents. Il y avait, certes, des évolutions, mais elles restaient à la marge. L'éducation morale et sexuelle, le soutien au travail scolaire, la découverte de la vie sociale et des perspectives professionnelles possibles, tout cela demeurait régi par des règles simples et consensuelles. Que votre fille se dévergonde prématurément, et elle était vouée aux gémonies. Que votre fils revienne de l'école avec une punition, et vous doubliez la dose. Qu'il fréquente quelques personnages peu recommandables, et il était bouclé chez lui. Qu'il manifeste quelques réticences pour les fiançailles et le mariage, et c'en était fait de son héritage. Qu'il rechigne à reprendre l'exploitation familiale ou à entreprendre des études supérieures comme on l'y invitait, et il était aussitôt mis au ban. D'ailleurs, dans la plupart des cas, tout rentrait dans l'ordre. Les vraies ruptures familiales étaient le fait de rares personnalités réfractaires et faisaient l'objet d'une interprétation quasi mythologique qui renforçait leur caractère exceptionnel. Rien de tout cela ne fonctionne plus aujourd'hui. La précocité des relations sexuelles est devenue une banalité et les parents ne savent s'ils doivent faire mine de les ignorer, les condamner pour le principe, s'en faire les complices ou sévir en supprimant l'argent de poche ! L'enfant qui revient en se plaignant d'un enseignant qui le persécute ignore s'il va déclencher chez ses parents une réaction de solidarité avec ou contre lui, si on va l'aider à faire sa punition ou la doubler, le priver de télévision ou lui promettre de le changer d'école ! L'adolescent qui rentre au petit matin, après une sortie en moto sans autorisation, se demande si l'on fera semblant de ne l'avoir pas entendu, s'il va, le lendemain, essuyer une terrible mais fugace colère ou s'il devra, dorénavant, passer toutes ses soirées en famille ! Sa soeur, qui amène un jour le copain avec lequel elle va s'installer le lendemain, ignore si elle pourra emporter un peu de linge et de vaisselle ou si l'on va la menacer de ne plus approvisionner son compte en banque. Le plus jeune, pris à cultiver clandestinement du haschich dans un coin du jardin, attend de savoir s'il échappera à la claque, aura droit à un grand discours moralisant ou devra subir l'interrogatoire rituel du psychiatre de service. Quant au choix des études et de la profession, il échappe désormais largement à tout contrôle familial et la plupart des parents se demandent s'ils ont ou non le droit de donner un petit conseil dans ce domaine. Face à ses situations, nous sommes très largement désarmés. Pour preuve : l'extraordinaire demande à l'égard des psychologues plus ou moins patentés. Avec un grave danger : la pathologisation de tout problème éducatif. Si une difficulté émerge, c'est que nous sommes, « quelque part », comme on dit aujourd'hui, plus ou moins malades et avons besoin de soins : psychothérapie, antidépresseurs ou anxiolytiques, absorption de capsules diverses capables de nous rendre l'équilibre. On ne traite pas le problème, on traite le symptôme. On ne résout rien. Au mieux, on se donne les moyens de supporter un mauvais passage. De « tenir le coup » sans « péter les plombs ». À côté de cela, on tâtonne, on improvise, on oscille entre des crises d'autoritarisme sans conséquence et un laxisme plus ou moins obligé. En réalité, les questions proprement éducatives ne sont traitées nulle part. Nulle part, on évoque l'importance et les conditions de la séparation entre le petit enfant et ses parents. Nulle part, on réfléchit sur le phénomène du groupe chez les enfants, ses richesses et ses dangers, le comportement à adopter de la part des adultes. Nulle part, on s'interroge sur les interdits et la manière d'en faire, non seulement des occasions de frustration, mais aussi des promesses de satisfaction. Nulle part, on ne se demande comment développer le sens des responsabilités individuelles et collectives chez nos enfants. Nulle part, on se préoccupe sérieusement du bon usage de la télévision. Nulle part, on aborde la question de la distance adéquate entre la famille et l'école... Il manque des lieux de dialogue sur toutes ces préoccupations et bien d'autres, très largement partagées mais aussi très largement occultées. Qu'on prenne donc au sérieux la formation pédagogique des éducateurs. Non seulement en diffusant, à travers les différents organismes sociaux, des conseils adaptés qui peuvent empêcher de graves erreurs ou permettre de se sortir d'un mauvais pas, mais aussi en promouvant largement des groupes de réflexion et des structures d'accompagnement. Des groupes de réflexion, d'abord, qui associent professionnels de l'enfance, médecins, enseignants, psychologues, hommes de loi et parents. Il s'agit là de s'interroger ensemble à partir d'études de cas, d'échanges d'expériences, de supports littéraires ou cinématographiques, d'ouvrages mis en débats ; aucun expert n'y profère de parole définitive ni ne renvoie quiconque à son hypothétique pathologie ; chacun s'astreint à garder confidentiels les éléments de la vie privée des participants qui y sont dévoilés... Des structures d'accompagnement ensuite, ciblées sur des problèmes concrets rencontrés avec ses enfants de la toute petite enfance à l'entrée dans la vie adulte. Il s'agit là de permettre à des parents confrontés aux mêmes inquiétudes de se retrouver et de bénéficier d'apports, d'éclairages spécialisés et, éventuellement, d'un suivi adapté. On soulignera, à juste titre, que de tels groupes existent déjà de manière plus ou moins formelle, comme les « Maisons vertes » créées à l'initiative de Françoise Dolto. Mais ils ne sont pas très nombreux. De plus, beaucoup d'entre eux ne s'adressant qu'à des parents volontaires, ils bénéficient à ceux qui, somme toute, en ont le moins besoin. C'est pourquoi il est si important de mener une politique volontariste dans ce domaine. Condorcet prônait déjà l'ouverture des écoles en fin de journée et de semaine et souhaitait confier aux instituteurs une tâche de « formation permanente » en direction des adultes. Il serait possible, aujourd'hui, d'aller beaucoup plus loin. D'inclure systématiquement dans le service de tous les personnels chargés d'une tâche éducative un pourcentage de temps consacré au travail avec les familles. Les éducateurs de jeunes enfants pourraient, par exemple, proposer un travail sur l'importance des premières relations sociales, les comédiens sur le sens du jeu de rôles chez les tout-petits, les enseignants sur la télévision et la lecture, les travailleurs sociaux sur la construction de la loi et les sanctions, les infirmiers et infirmières sur les conduites addictives et leur prévention, les entraîneurs sportifs sur l'équilibre de vie, les médecins sur l'anorexie ou l'obésité, les avocats sur les droits de l'enfant et des parents, etc. Chacun devrait s'entourer d'autres professionnels, afin de multiplier les points de vue. Et ces groupes seraient proposés systématiquement dans toutes les écoles, les centres sociaux, les cabinets médicaux. Quand le besoin s'en ferait sentir, des groupes d'accompagnement, plus strictement encadrés par des animateurs formés à cet effet, seraient créés. Afin qu'un véritable maillage de formation à la parentalité se mette en place sur le territoire et ne laisse aucun parent seul et désemparé devant les difficultés qu'il rencontre. Bien évidemment, une telle politique, qui ne peut porter tous ses fruits que dans la durée, doit être accompagnée par un soutien concret à la parentalité : des aménagements plus répandus et mieux partagés des horaires de travail, permettant une présence plus grande auprès des enfants. Un accès garanti à tous aux infrastructures socio-éducatives, médicales et culturelles, aux crèches, à l'hôpital et à l'école bien sûr, mais aussi aux médiathèques, ludothèques et théâtres pour enfants. Des encouragements matériels au développement de toutes les activités possibles en famille, de l'informatique au jardinage, du bricolage à la cuisine. La mise en place de cellules d'écoute pour les parents et les enfants en détresse. Un soutien de l'État aux organisations et associations de familles qui présentent un projet éducatif compatible avec les valeurs de la République. Une attention toute particulière au dialogue entre les familles et les différents professionnels de l'enfance et de l'adolescence... Philippe MEIRIEU |