PARLER

Il n’y a pas si longtemps que cela, les enseignants en formation se gaussaient volontiers de « ces professeurs prétentieux qui font de savants discours pour expliquer qu’il n’en faut point faire ». Il n’est pas certain que les choses aient, d’ailleurs, beaucoup changé : le modèle transmissif du cours dialogué ou de la conférence-débat reste, en effet, très largement dominant dans une formation qui se revendique, par ailleurs, du « constructivisme », qui explique que « les sujets doivent construire eux-mêmes (mais, bien évidemment, jamais « tout seul ») leur propre savoir », que le « conflit sociocognitif et l’interaction entre pairs sont des clés essentielles du développement cognitif ». Dans les classes elles-mêmes, il n’est pas certain que « le cours magistral » ait vraiment reculé au profit de formes plus individualisées de travail, de l’expérimentation ou de la recherche documentaire… Tout se passe comme si, en effet, la parole de l’enseignant était, tout à la fois et simultanément, suspectée et célébrée, objet de toutes les méfiances et de tous les égards.

Du côté de la méfiance, on trouve, bien sûr, les promoteurs des « méthodes actives » qui, comme Roger Cousinet (1881-1973), affirment qu’« il faut que le maître s’arrête d’enseigner pour que l’élève commence à apprendre ». Ces derniers ont bénéficié du précieux renfort des spécialistes de psychologie cognitive qui, dans la mouvance de Jean Piaget, insistent sur l’activité cognitive et montrent que celle-ci ne peut se réduire à la simple « réception » d’un discours, aussi bien informé et élaboré soit-il. Il faut, pour qu’il progresse, qu’un sujet s’approprie des connaissances nouvelles en les mettant en relation avec ses représentations antérieures, en manipulant mentalement les unes et les autres pour permettre la construction de schèmes de pensée nouveaux, qui sont toujours aussi, et indissociablement, des schèmes d’action : le sujet ne s’approprie que « ce qu’il agit ». Dans ces conditions, la parole de l’enseignant n’est pas en elle-même ce qui est transmis, ni même ce qui transmet. Ce qui transmet, ce sont les situations et les matériaux, les contraintes et les ressources que l’enseignant organise autour de l’élève… et dont la parole du maître fait partie mais qu’elle ne totalise pas.

Du côté de la célébration du cours magistral, on trouve les habituels défenseurs de « la culture » qui récusent « le bricolage spontanéiste » et affirment l’importance de la rencontre avec « une parole authentique » dans la transmission. Pour eux, il existe bien une irréductibilité du savoir du maître à tous les dispositifs didactiques : le savoir ne peut se transmettre qu’en s’incarnant dans un individu qui le porte, qui vit du rapport presque charnel qu’il entretient avec lui et qui s’exprime aussi bien par la rigueur de l’argumentation que par un timbre de voix inimitable, une manière d’être qui est, en soi, un appel à l’intelligence de l’autre. Sans cela, on peut programmer toutes les situations-problèmes qu’on veut… en vain. Pour que l’enfant désire apprendre, il faut qu’un adulte lui donne à désirer dans une aventure érotique où la parole est absolument centrale.

Mais cette opposition, pour aussi populaire qu’elle soit, n’est, en réalité, ni très nouvelle ni très féconde. Elle peut être comprise, en effet, comme une déclinaison de l’opposition traditionnelle entre la tradition catholique (où la parole du clerc fait seule autorité en vertu d’un pouvoir sacramentel) et la tradition protestante (où le recours direct au texte, la confrontation des sources et le libre examen sont consubstantiels de la recherche de la vérité). Il n’est qu’à voir le statut respectif des « cours » et de la « recherche documentaire » dans les universités à tradition catholique (comme en France) et celles à tradition protestante (comme dans les pays anglo-saxons par exemple) pour mesurer à quel point nous sommes là dans un clivage véritablement historique. Pour autant, il n’est pas certain qu’il faille faire de ce clivage une guerre de religion : d’une part, parce que la parole magistrale reste, quoi qu’en disent ses plus ardents détracteurs, une dimension fondamentale de l’identité professionnelle enseignante : l’enseignant se définit, à bien des égards, comme celui qui trouve de la jouissance à transmettre son savoir par une parole vivante. D’autre part, parce que la parole se distingue du délire dans la mesure où, précisément, elle s’adresse à quelqu’un et produit, en lui, un effet, le déstabilise, le met en position de s’interroger, bref d’être intellectuellement actif.

Il faut donc sortir de l’opposition entre le « maître clerc » et le « maître ressources », celui qui parle sans transmettre et celui qui prétend transmettre sans parler. Il faut affirmer que, précisément, la complexité du métier d’enseignant tient à ce qu’il sait parler et qu’il sait aussi se taire. Il sait parler pour dire « ce qui fait loi » : les interdits fondamentaux (interdit de l’inceste, interdit de la violence, interdit de nuire), les exigences fondatrices (exigences de précision, de justesse, de rigueur, de vérité), les consignes instituantes (ce qui structure l’espace et le temps de la classe, définit les places et évite le chaos, organise le travail et permet de se mettre en projet). Il sait se taire aussi pour laisser l’élève penser : mémoriser et manipuler mentalement une définition, reformuler une explication, chercher un nouvel exemple ou une objection, échanger son point de vue avec autrui, lire, tout simplement, ou s’entraîner à faire, seul ou avec d’autres ce qui permettra vraiment de comprendre. Déjà, en 1880, Michel Bréal, dans l’article « Attention » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson, mettait en garde les instituteurs contre la tentation, après avoir posé une question à la classe, de donner immédiatement la parole au premier élève qui levait la main ; il soulignait l’importance de laisser un temps de silence assez long pour que chacune et chacun puissent se reformuler la question « dans sa tête », y réfléchir tranquillement et formaliser une réponse possible. Étrangement, quand on rappelle ce conseil de bon sens aux enseignants d’aujourd’hui, ils paraissent étonnés et certains, même, expliquent qu’un tel comportement est impossible, en raison des impératifs du programme, des injonctions qu’ils subissent en permanence pour « ne pas perdre de temps » et des soupçons de laxisme qu’ils ne manqueraient pas de s’attirer.

C’est que l’école n’échappe pas à l’accélération généralisée de l’hypermodernité. Comme toutes les institutions, elle est soumise à la pression de l’efficacité technocratique, une « efficacité » muette sur ses fins et obsédée par l’évaluation strictement quantitative de ses résultats. Sous le masque trompeur de l’objectivité, cette « efficacité » promeut à son insu le réflexe contre la réflexivité, l’immédiateté contre la temporalité, la satisfaction de la pulsion contre la construction du désir. Or, la pulsion, dans sa précipitation à l’assouvissement, écrase le temps, congédie le silence et interdit la pensée. La pulsion parle trop vite, répond trop vite, agit trop vite, achète trop vite, possède trop vite… et elle s’abolit dans sa réalisation. Le désir, au contraire, pactise avec le temps, aime le silence et ouvre à la pensée. Il n’annule pas mais accroît la force qui l’anime. La pulsion d’achat ou la pulsion sexuelle s’abolissent dans leur réalisation ou s’affolent dans la surenchère compulsive. Au contraire, le désir de savoir comme le désir amoureux ne sont jamais comblés par la possession, ils demeurent désirs. Celui qui désire apprendre ne voit pas ce désir disparaître lorsqu’il sait, bien au contraire : tout savoir authentique nourrit le désir d’en savoir encore plus. De même, la passion amoureuse ne s’éteint pas avec la satisfaction de la pulsion sexuelle, mais ouvre sur un désir infini et toujours inachevé de la découverte de l’autre : car l’autre m’échappe toujours et son opacité incontournable nourrit sans cesse mon désir de mieux le connaître, loin de la violence de la possession, mais avec la tendresse de la découverte.

Éduquer un être humain, accompagner l’émergence d’un sujet, c’est donc l’aider à passer de la pulsion au désir. L’aider à tenir sous contrôle son trop-plein de pulsions, d’intérêts, de violence intérieure. C’est lui permettre d’entrer dans le sursis à la réaction immédiate, le refus du passage à l’acte brutal, la retenue à l’égard de la spontanéité de son corps primaire que certains, hélas, confondent avec l’authenticité et la liberté. Éduquer un enfant, c’est l’aider à entrer dans la perplexité, dans la réflexion, dans la délibération, dans le débat intérieur, dans la méditation. Éduquer un enfant, c’est l’aider à faire silence de tout ce qui gronde en lui, à sortir de l’assujettissement à son tumulte intérieur. C’est l’aider à se rendre disponible pour la pensée.

C’est pourquoi l’éducation a besoin, plus que jamais, d’espaces de décélération : « Non, pas tout de suite… Prenons le temps d’y réfléchir… Arrêtons le geste qui se voudrait définitif… Réfléchissons à la réponse qui nous vient immédiatement à l’esprit… Ne nous précipitons pas dans une explication rapide… Rendons-nous intérieurement disponible à autre chose, à l’autre, au mystère de tout autre, à l’énigme de tout savoir qui peut nourrir notre désir de connaître.

L’enseignant doit donc être, tout à la fois, le contraire d’un bavard, qui occupe le temps par son verbiage, et d’un taiseux, qui se réfugie systématiquement dans le silence en croyant ainsi « respecter » ses élèves. L’enseignant est un professionnel de la véritable parole, habitée, organisée, ferme et rythmée. De la parole qui ouvre au silence et laisse la place à la pensée de l’autre. De la parole qui sait s’interrompre, non pour mettre l’autre en difficulté, mais pour lui passer le relais de la pensée.

Rien n’est plus ravageur pour lui que la parole approximative : c’est de la fausse monnaie que les élèves reconnaissent tout de suite. Qu’il s’époumone, par exemple, à dire ; « Taisez-vous ! », quinze fois dans l’heure, sans attendre que les élèves se taisent pour continuer sa leçon… et il scie la branche sur laquelle il est assis. Il discrédite sa propre parole. Comme quand il donne des « consignes flottantes », demandant à ses élèves de prendre un livre ou un cahier sans s’assurer qu’il est bien obéi. Ou, encore, quand il demande le silence et le rompt le premier de manière intempestive !

« Que ton oui soit oui, que ton non soit non ! » Que ta parole soit ferme sur ce qui structure la classe et permet la transmission. Qu’elle sache s’interrompre pour permettre à l’élève de rentrer en lui, d’apprendre à « penser par lui-même » et, donc, à « penser » tout court. Il n’y a pas de parole efficace sans de vrais silences. Des silences habités parce que la parole leur aura tendu la main et que l’autre aura pu la saisir, non pour enchaîner une pulsion à une autre pulsion, une provocation à une autre provocation, une violence à une autre violence, mais pour articuler, dans ce qui est le cœur même de la transmission, une pensée qui s’exprime et une pensée qui se construit. Savoir parler et savoir se taire : deux faces de la même exigence, l’exigence pédagogique par excellence, quand une liberté interpelle une autre liberté et la fait exister.

 

Philippe MEIRIEU