PHILOSOPHE |
Depuis quelques années déjà, les relations entre philosophes et pédagogues avaient tendance à se dégrader. Les pédagogues reprochaient aux philosophes leur goût immodéré pour les échafaudages conceptuels et leur difficulté à prendre en compte les situations concrètes. Les philosophes, de leur côté, reprochaient aux pédagogues de diluer l'exigence philosophique d'une pensée rationnelle dans la relativité des situations individuelles psychologiques ou sociologiques et d'interdire ainsi tout accès - ou même seulement toute référence - à la vérité... En réalité, le contentieux était un peu compliqué par le fait que beaucoup des pédagogues en question - comme moi-même - étaient issus de la philosophie et s'étaient dirigés, dans les années 70, vers la pédagogie parce qu'ils pensaient y trouver un lieu de réconciliation entre leur souci de conceptualisation et ce qu'ils appelaient alors une "meilleure prise en compte des personnes". Mais les vrais philosophes ne l'entendaient pas de cette oreille et ils virent dans notre éloignement, selon les cas et selon leur humeur, l'expression d'une trahison inacceptable ou d'une insuffisance intellectuelle notoire. Ils nous regardèrent ainsi avec une condescendance toute professorale, témoignant de plus ou moins de mépris ou d'indulgence pour nos écrits que, d'ailleurs, ils ne lisaient guère. Mais les choses auraient pu, après tout, en rester là... Or, je ne sais pas bien, précisément, quand les choses s'envenimèrent. Peut-être est-ce à l'occasion du passage au ministère de l'Education nationale de Jean-Pierre Chevènement que les positions se crispèrent ? "L'Ecole de la République" fut alors l'objet d'une sorte d'entreprise de "refondation" dirigée contre les pédagogues qui, depuis Joseph Fontanet, auraient imposé à la politique éducative une direction "humaniste chrétienne" incompatible avec le rôle historique de l'Ecole en France... Quand la République exigeait une claire orientation autour des savoirs fondateurs de l'unité nationale, la pédagogie, la pédagogie aurait contribué à l'abandon de ceux-ci au profit de bricolages dérisoires ("les disciplines d'éveil") ou de fantaisies disciplinaires extravagantes (les mathématiques modernes ou la grammaire structurale). Quand la République demandait aux enseignants d'être de vrais maîtres, fiers de leur mission sociale, sachant promouvoir régulièrement les enfants du peuple méritant pour assurer une démocratisation virile, la pédagogie, elle, aurait contribué à transformer les enseignants en animateurs socio-culturels, toujours en proie à des états d'âme compliqués, torturés, culpabilisés devant les moindres difficultés de leurs élèves. Quand la République aurait eu besoin d'une véritable institution solide assurant le pouvoir de l'Etat contre les féodalités familiales, religieuses, médiatiques, corporatistes, la pédagogie, elle, aurait livré l'Ecole à des intervenants de toutes sortes, promu l'idée de projet d'établissement, renforcé le pouvoir discrétionnaire des chefs d'établissement, bref, dissous l'institution fondatrice de l'ordre républicain. Certes, on ne peut pas vraiment dire que ces débats aient encore atteint les bars P.M.U. de tous nos quartiers, ni que l'on s'enflamme beaucoup dans les dîners de famille de province pour défendre les mérites respectifs de la pédagogie et de la philosophie... Il reste que, dans quelques-uns des quotidiens et des hebdomadaires les plus lus par les enseignants, dans les colonnes de certains magazines syndicaux, dans certaines émissions radiophoniques de France-Culture, dans les salles des professeurs de quelques lycées et dans les revues spécialisées en pédagogie, le débat prend mauvaise tournure : on y pratique l'invective et les procès d'intention, on y sent même parfois quelque chose comme une sorte de "haine" des philosophes pour tout ce qui, de près ou de loin, renvoie à la pédagogie et, a fortiori, au relationnel. C'est pourquoi, sans céder à l'agressivité ambiante, et parce que, sans doute, je ne me résigne pas à ce que la communication soit coupée avec ceux et celles dont je me sens encore bien proches, j'ai souhaité reprendre l'argumentaire sur les fins de l'Ecole et tenter de me situer dans la querelle qui nous occupe aujourd'hui. Tentons, sans caricaturer, de résumer ici les positions des "philosophes" ou, du moins, de ceux qui, aujourd'hui, s'en prennent violemment à la pédagogie. L'exercice est difficile mais je crois nécessaire de le tenter en m'efforçant d'être le plus fidèle possible à ce que je crois avoir compris. Pour celui que nous appellerons dorénavant - sans être dupe de la simplification que cela représente - le philosophe, l'Ecole est une institution dont la finalité a un caractère radical : "faire advenir l'humanité dans l'homme". En d'autres termes, il s'agit de reconstituer, dans le cadre de la classe, les étapes qui ont progressivement amené l'homme à se libérer de la nature, y compris de sa propre nature ; il s'agit de mettre l'enfant en situation d'exercer sa raison pour accéder à une vérité qui transcende les situations particulières. Seule institution à assumer vraiment ce rôle, l'Ecole a donc une responsabilité essentielle : transformer l'enfant en élève, c'est-à-dire épurer en quelque sorte son esprit toujours encombré de multiples affects et conditionnements, l'aider à se défaire de toutes ses adhérences psychologiques et sociales qui entravent l'exercice de sa raison et font obstacle à l'accés à l'universalité. Dans cette perspective, l'enseignement est l'acte même par lequel un esprit se libère au contact d'une rationalité qui se déploie. Il est une rencontre avec une intelligence dont le pouvoir attracteur est tel qu'elle mobilise la liberté de l'autre et lui permet de se mettre en route pour conquérir sa propre humanité. La seule pédagogie est donc celle de la leçon, quand le maître engage ce que Jacques Muglioni nomme un "cheminement recueilli" et dont il explique que c'est "le progrès de la pensée sur elle-même, progrès conscient de soi, car il n'élude pas le moment de l'ignorance et de l'erreur. Alors l'élève a le sentiment, non pas de suivre passivement la pensée d'autrui, de se charger comme d'un fardeau d'une pensée déjà pensée, mais de former lui-même sa propre pensée; non pas de penser par autorité et à crédit, mais véritablement par lui-même". Comme le choix de la méthode, le choix des contenus sera dicté, lui aussi, par la finalité même de l'Ecole : ce qu'il faut enseigner ce ne sont pas ce que les pédagogues nomment des compétences, et qui renvoient à des savoir-faire empiriques requis par la société civile, ce qu'il faut enseigner ce sont des connaissances, des savoirs élaborés selon l'ordre des raisons et qui permettent de mettre l'homme debout, au lieu de le laisser s'égarer dans les pièges aliénants de l'utilitarisme. La formation des maîtres est alors logiquement, dans cette perspective, la formation à la maîtrise de ces connaissances qui se transmettent dans l'acte même de leur exposition, quand l'enseignant, mis en situation magistrale, doit en quelque sorte habiter sa propre pensée pour la déployer, réinventer son propre savoir pour donner à ses élèves la possibilité d'accéder à la rationalité universelle qu'il exprime... Ainsi, explique Jacques Billard, "qui sait pourquoi il enseigne, sait quoi enseigner et comment le faire". Qui est convaincu que l'enseignement n'est que la construction de l'humanité dans l'homme, choisira tout naturellement les contenus d'enseignement qui témoignent des étapes essentielles de cette construction et utilisera, pour transmettre ces contenus, la seule "leçon" où la rationalité de la pensée du maître entraînera irrésistiblement ses auditeurs vers l'universalité de la raison... Là, dans la classe, les enfants bruyants et désordonnées de la société civile sont transformés en sujets de droit, élèves silencieux et rationnels, par le dressage scolaire; ils deviennent disponibles à leur propre humanité. En dépit de son caractère inévitablement simplificateur, le lecteur conviendra qu'un tel exposé est cohérent, grisant même... et je ne suis pas tout à fait certain moi-même de n'avoir pas cédé à une certaine griserie de l'écriture en le rédigeant ! Il y a là, de toute évidence, une pensée forte et qui ne vaut pas seulement pour le professeur de philosophie. Moi-même, dans Le choix d'éduquer, j'évoquais les vertus de la parole qui se risque devant un auditoire et interpelle l'intelligence d'autrui : "L'effort pour dire, présenter les choses dans leur plus grande clarté, aller le plus loin possible dans leur définition, les dégager de l'ambiguïté et de la confusion, est toujours aussi, consubstantiellement, une adresse à l'attention d'autrui qui lui désigne un objet-tiers et lui donne les moyens d'échapper à la captation de celui qui parle". Il y a dans la "leçon" quelque chose qui se joue et qui permet précisément de s'exhausser au-dessus des circonstances qui nous enserrent et des pragmatismes de toutes sortes. Il y a comme un accès à une pensée pure, dégagée de ces malversations que la vie quotidienne lui fait subir ; une pensée parfaite du "comprendre"... Tout est là, en effet, dans le "comprendre", dans cette adéquation d'un modèle intellectuel et d'une appréhension de réalités qui, tout à coup, prennent du sens. Qu'il s'agisse de l'enseignement des fractions à l'école primaire, de l'étude d'un texte d'histoire au collège ou d'une notion philosophique au lycée, l'accès à l'intelligence se joue sans doute bien quand un sujet adhère à une pensée cohérente qui lui est exposée et quand, paradoxalement, dans cette adhésion même, il se sent libéré de toutes les incompréhensions et de toutes les pesanteurs qu'il traînait avec lui. Je suis même assez convaincu que ce qui se passe là n'est pas fondamentalement réservé aux élèves appartenant à une certaine élite sociale qui accéderait spontanément à l'abstraction. Je suis prêt à croire que, face à un enseignant maîtrisant ainsi les choses et capable de faire une véritable "leçon", il y a bien, dans la classe, une force d'attraction capable d'entraîner les élèves les moins motivés et les plus en difficulté sur le plan conceptuel. Mais je ne crois nullement que cette "leçon" soit l'antithèse de ce que je nomme un "dispositif pédagogique" ; j'ai même tendance à penser que, dans les deux cas, si la chose fonctionne, c'est que c'est la même démarche qui est à l'oeuvre, c'est qu'un savoir entraîne une opération mentale et contribue ainsi à construire l'intelligence de l'élève... C'est pourquoi, il me faut reprendre les thèses du philosophe ailleurs et autrement pour tenter de montrer qu'il n'y a pas opposition entre la finalité de l'Ecole telle qu'il la définit et les propositions des pédagogues, même quand celles-ci sont formulées en termes d'objectifs - mot que le philosophe exècre et pour lequel je garde, pour ma part, en dépit de ses connotations militaires et technocratiques, une certaine tendresse due, sans doute, à ce qu'il m'a permis de découvrir et de regarder en face. Disons un mot - et bien modestement - de la signification même de la formule : "Faire advenir l'humanité dans l'homme"... L'expression est superbe et moi-même j'aime à l'employer. Elle reste ambiguë cependant si l'on ne précise pas ce qu'est cette "humanité". J'entends bien qu'il pourrait s'agir de ce qui distingue l'homme de la nature et lui permettre de s'élever au-dessus des contraintes matérielles qui l'entravent, des conditionnements culturels qui l'enferment et des préjugés qui l'aliènent... Mais je crains qu'en s'en tenant à une telle approche et en privilégiant ainsi systématiquement l'éducation comme établissement d'une instance critique rationnelle, on rate précisément ce qu'est, pour moi, véritablement l'humanité. L'homme "maître et possesseur de la nature", fusse de sa propre nature, peut basculer, en effet, bien facilement dans l'arrogance d'une raison triomphante et qui, loin de l'unir à ses semblables, le conduise aux rives du mépris, voire de l'orgueil solipsiste. Par ailleurs, l'accent mis, dans cette conception, sur l'"Education nationale" et l'"Ecole républicaine" n'est pas sans soulever en moi les inquiétudes qu'Olivier Reboul exprime bien quand il affirme : "Education par la Nation, certes. Et, Dieu merci, pas pour la nation : l'objectif terminal de l'Education nationale n'est pas de faire des petits Français, comme cela a pu être le cas dans certains Etats fascistes, c'est de faire des hommes avant tout". Or, je ne saurais mieux exprimer ici ma conviction personnelle qu'en citant Emmanuel Lévinas, en évoquant l'opposition qu'il nous propose entre l'"être" qui ne cherche qu'à persévérer dans son être et celui qui parvient à "se vouer-à-l'autre". Je ne saurais mieux définir l'humanité dans son essence qu'en évoquant ce surgissement inattendu d'une rencontre entre des humains dans un univers où les rapports de force semblent régir jusqu'au moindre événement. Je ne saurais trop dire combien l'humanité est fondamentalement, à mon sens, ce qui s'oppose à la violence des choses et des hommes pourtant partout triomphante : "Vie des vivants dans la lutte pour le sang et pour la vie; histoire naturelle des humains dans le sang et les larmes des guerres entre les personnes, nations et classes; matière des choses, dure matière; solidité; le fermé-sur-soi jusque dans les confinements intra atomiques dont parlent les physiciens. Et voici que surgit, dans la vie vécue par l'humain - et c'est là, à proprement parler que l'humain commence, pure éventualité mais, d'emblée, éventualité pure et sainte -, du se-vouer-à-l'autre. (...) C'est cette rupture de l'indifférence - de l'indifférence fut-elle statistiquement dominante -, la possibilité de l'un-pour-l'autre, qui est l'événement éthique...." Que l'Ecole, alors, ait à promouvoir l'humanité dans l'homme signifie pour moi qu'elle a d'abord la responsabilité de permettre la rencontre entre des êtres sur un autre registre que celui de la violence et des rapports de force, qu'elle a pour fin de rendre possible ce désintéressement dont parle Lévinas, ce moment où l'on fait taire son propre vacarme, où l'on oublie ses propres références, où l'on accepte de saluer l'autre, de le reconnaître dans son individualité irremplaçable avant même de le connaître, en acceptant même qu'il échappe à notre connaissance, qu'il échappe à notre raison. Il n'y a pas pour moi d'autre humanité que dans cette rencontre fugace, cet instant où l'on ne se voue plus à soi-même mais où l'on se projette hors de soi, ce moment proprement miraculeux, comme le dit Lévinas, où de l'humain surgit parce que la violence est suspendue et que quelque chose se passe dans un ordre qui n'est plus celui des sciences, fussent-elles humaines. A ceux qui veulent fonder l'Ecole sur la seule raison, encyclopédique ou pas, je préfère ceux qui veulent la fonder sur la paix, ceux qui croient que l'appel à la paix est plus ancien, plus fondateur, que l'appel à la vérité rationnelle. Je préfère ceux qui parient sur le fait que le destin de l'humanité se joue, fondamentalement, dans cet apprentissage essentiel à l'acceptation de l'autre dans son altérité irréductible, dans sa précarité, dans sa faiblesse. Cette faiblesse qui me renvoie immanquablement à ma propre faiblesse, à ma propre finitude, au fait que je ne suis jamais à moi-même ma propre solution, ou alors dans la suffisance de celui qui croit dominer parce qu'il se domine, sans percevoir qu'il sacrifie en fait son humanité à sa propre violence, fût-elle contenue dans les limites d'une bienséance tout auréolée de prestige social. On me dira alors : "Mais que faites-vous de la valeur de vérité, fondatrice de la civilisation occidentale? Ne sombrez-vous pas dans un relativisme où, sous prétexte de rencontres, tout serait permis jusqu'à l'abandon de la dignité même de l'intelligence?" Je ne le crois pas. Je crois, au contraire, que c'est l'arrogance de l'intelligence rationaliste qui fonde le relativisme parce qu'en son nom, précisément, tout est permis. Et particulièrement de refuser à l'autre, celui qui ne partage pas les mêmes analyses, les mêmes convictions, le même rapport aux choses et aux êtres, le droit, la possibilité même, d'entrer en relation avec nous. Erigée en absolue, la valeur de pure vérité est une valeur d'exclusion, un moyen de mettre des conditions sans cesse plus draconiennes à la reconnaissance de cette humanité fondatrice qui nous rapproche au-delà ou en deçà de toute appartenance, de toute référence, de toute réalité culturelle ou intellectuelle; c'est le plus sûr moyen pour interdire cette "préférabilité inconditionnelle d'autrui", comme dit Jankélévitch, qui seule permet véritablement la rencontre. Seule la paix, le désir de paix, peuvent fonder une "vérité universelle" puisque, par eux, la parole s'inscrit dans la perspective d'une rencontre où le "convaincre" ne soit pas un "vaincre". L'inverse est impossible : aucune vérité ne peut fonder la paix, puisqu'elle se veut trancher du juste et du faux sans avoir intégré le préalable du refus de la violence. Car, il n'y a rien en amont du refus de la violence, rien qui lui soit fondateur, que ce refus de la violence lui-même en tant qu'il est expression irréductible d'humanité. En d'autres termes, je crois que s'il y a, quelque part, une vérité transcendante, une valeur véritablement universelle, elle ne peut être que dans l'exigence de paix, l'espoir sans cesse renouvelé d'une rencontre fondatrice d'humanité : "Quand deux hommes étrangers et inconnus l'un pour l'autre, raconte Vladimir Jankélévitch, se rencontrent dans l'immense solitude d'un désert ou dans le silence éternel des montagnes, ces deux hommes esseulés se regardent et se saluent; ils entrent en rapport sans avoir besoin d'être présentés l'un à l'autre; ils se serrent la main sans autre forme de protocole. Ils sont seuls dans la nature hostile, mais ils se connaissent déjà, bien qu'ils ne se soient jamais vus; ils échangent une première parole et le vent, les rochers, la nature élémentaire leur envoie l'écho de cette parole. Cette parole est déjà en elle-même une bienvenue. Telle est la parole que le voyageur solitaire, perdu dans la nuit, adresse à un autre voyageur solitaire; telle est la parole qu'au-delà de toute prosopolepsie mesquine l'homme adresse à un autre homme sur le chemin de la vie. Dans un monde inhumain, cette salutation atteste la fraternité de deux visages et célèbrera la rencontre de deux regards." L'Ecole, pour moi, a donc la responsabilité de l'éducation des jeunes en tant qu'elle utilise des médiations intellectuelles - des connaissances et des compétences précisément - pour leur permettre d'apprendre à vivre ensemble dans un univers où ils puissent, chaque fois, que c'est possible, échapper à la violence des rapports de force. En d'autres termes, l'Ecole a en charge de choisir des contenus qui permettent à tous les jeunes, s'ils les maîtrisent, d'échapper à la violence sociale des pouvoirs et des media, de tous ceux qui cherchent à utiliser les êtres humains à leur profit, de tous ceux qui préfèreraient les manipuler pour être tranquilles ou faire tranquillement leurs affaires. Elle a à outiller tous les jeunes pour qu'ils puissent échapper à ces situations de sujétion qui sont, pour eux, de véritables violences et, pour nous tous, de graves atteintes à une "paix" fondée sur la reconnaissance réciproque de sujets. Mais l'Ecole a aussi à enseigner ces contenus en étant attentive en permanence à ce que la violence ne s'installe pas définitivement dans le rapport pédagogique... Même si, originellement, le pédagogue fait violence à l'enfant en choisissant pour lui ce qu'il n'est pas encore en mesure de choisir - sinon c'est que l'éducation serait terminée -, il doit être attentif à construire des situations qui permettent progressivement d'échapper à la violence. En ce sens, il y a bien une manière de faire des mathématiques qui contribue à construire la paix : c'est celle qui consiste à montrer, obstinément, que ce n'est pas toujours celui qui crie le plus fort qui a raison, ou celui qui parle le mieux, ou celui qui a été désigné, une bonne fois pour toutes, comme le bon élève, ou même le maître, qui a des diplômes, mais bien celui qui réussit, selon une formule que j'ai déjà employée mais que l'on me pardonnera de rappeler ici, tant elle est fondatrice pour moi, à "convaincre sans vaincre"... convaincre, même maladroitement, même imparfaitement, mais en respectant ceux et celles qui l'entourent. Et il est, enfin, une responsabilité de l'Ecole - un de ses objectifs, si l'on veut bien accepter ce terme - qui concerne tous ceux et toutes celles qui y travaillent, les cadres pédagogiques comme les personnels de service, les enseignants comme tous les partenaires qui collaborent à ses activités, c'est l'apprentissage du sursis. Surseoir à ses impulsions immédiates pour prendre le temps de réfléchir. Surseoir à la violence physique pour prendre le temps de s'expliquer. Surseoir à la violence morale de l'humiliation de l'autre pour prendre le temps d'imaginer sa souffrance. Surseoir à la critique systématique pour prendre le temps de réfléchir à ce que l'on pourrait proposer pour améliorer la situation. Surseoir à l'affirmation brutale de soi pour prendre le temps de regarder l'autre et d'engager avec lui autre chose qu'un rapport de force. Si j'allais jusqu'au bout de ma pensée, je dirais volontiers ici que l'objectif premier de l'Ecole est l'organisation d'instances de sursis : on doit y prendre le temps de réfléchir sur ce que l'on fait, aussi bien dans la classe que dans la cour de récréation, dans les couloirs qu'au foyer socio-éducatif, dans son travail personnel que dans les réunions de délégués d'élèves, dans les conseils de classe que dans les cours de géographie. Surseoir pour réfléchir. Pour apprendre cette retenue essentielle sans laquelle l'homme se précipite sur l'autre comme sur une proie et bascule dans la sauvagerie. Philippe MEIRIEU |