POESIE

La professeure de français a commencé, il y a plusieurs mois, un travail sur la poésie. Elle sait qu’avec ses élèves ce n’est pas chose facile : la poésie n’a pas bonne presse chez les lascars du collège et seules quelques filles osent parfois, fugacement, marquer leur intérêt pour un poème. Pourtant elle ne s’est pas découragée et a multiplié les approches, les exercices, les jeux sur le langage. Elle a affiché quelques textes poétiques dans la classe. Elle a lu et fait lire toutes sortes de poèmes, tenté de faire rédiger des alexandrins, s’est rabattue sur des haïkus, a affronté le scepticisme et les moqueries. Sans se décourager…

Maintenant, quelques-uns semblent accrochés et certains ont même rédigé de courts poèmes. Aujourd’hui, c’est le grand jour : ceux et celles qui ont écrit des textes vont pouvoir les lire devant toute la classe. Un grand gaillard que l’enseignante a pris le temps de rassurer patiemment, avec qui elle a travaillé la diction, qu’elle a encore encouragé le matin même, se lève : il s’apprête à lire ce qu’il a écrit. Il a sans doute très peur, mais s’efforce de ne rien laisser paraître. Alors qu’il va ouvrir la bouche, une voix étouffée, anonyme, s’élève du fond de la classe : « La poésie, c’est pour les pédés » !

Passons sur la lâcheté du geste, sa méchante volonté d’anéantir d’un mot les efforts de plusieurs semaines. Créditons le coupable d’une inavouable inquiétude : dès lors qu’un de ses camarades ose parler publiquement de ces choses intimes qu’on cache au fond de soi, qu’on enfouit bien loin pour ne pas paraître vulnérable, lui-même n’est peut-être pas tout à fait à l’abri et pourrait se trouver un jour mis à nu. Autant se protéger en répudiant, d’emblée, tout ce qui serait susceptible de révéler la moindre fragilité.

Reste l’humiliation de celui qui avait osé se lever et ne se lèvera plus avant de longues semaines, peut-être de longs mois. Reste aussi le sentiment inévitable d’être assigné à la norme, au stéréotype, au slogan, à tout ce qui bloque à la fois la pensée et la sensibilité, tout ce qui assigne à résidence dans la banalité et la vulgarité, tout ce qui interdit d’échapper à la conformité imposée. C’est un peu comme si l’on était à nouveau repris par des sables mouvants d’où l’on avait réussi tant bien que mal à s’extraire et qui vous aspirent à nouveau inéluctablement. Reste enfin la désespérance de l’adulte qui voit tous ses efforts réduits à néant en un instant. La gorge du professeur se serre. Elle hésite entre les larmes et la colère, puis, finalement, passe à autre chose. Un autre jour, peut-être, elle évoquera Verlaine et Rimbaud… mais là, c’est trop difficile. Coupée dans ses élans, elle passe à autre chose : « Prenez votre livre de grammaire… »

Pourtant, tout n’a peut-être pas été perdu. Une provocation, une insulte, le fou rire étouffé de quelques complices n’empêchent pas que soit survenu, à l’insu même de la professeure, quelque affranchissement furtif. L’adolescent qui s’est rassis sans avoir pu lire son texte peut, en effet, avoir paru céder à l’arrogance aveugle du groupe sans, pour autant, oublier que quelqu’un, un moment, a fait alliance avec lui contre la fatalité. Il sait maintenant qu’un adulte a vu en lui un être sans doute encore fragile mais capable, pourtant, de baisser le masque et de s’exposer. Et il a entrevu quelque chose d’étrange, qu’il ne sait sans doute pas bien encore identifier mais qu’il n’oubliera probablement jamais : que le langage peut échapper au dérisoire convenu des banalités et des jurons de couloir ; que les mots peuvent exprimer, même maladroitement, ce qui le hante, l’inquiète ou lui permet d’espérer… qu’ils peuvent aussi tenter de restituer ce sentiment étonnant devant un visage aperçu au coin d’une rue ou la vision étrange de sa ville un petit matin d’hiver. Rien d’extraordinaire apparemment. Mais l’essentiel pourtant : une correspondance, peut-être, entre ce que chacun d’entre nous vit de plus intime et ce qui le relie aux autres humains, quelque part dans l’universel.

Il y a ainsi des affranchissements furtifs dans des rencontres imprévues entre des êtres que nous pensions rétifs à toute poésie. Ces affranchissements furtifs arrivent sans faire beaucoup de bruit et sans même, parfois, qu’on s’en aperçoive. Ils arrivent chez ceux et celles qui découvrent ce que la poésie porte d’éternité dans sa fugacité même. Ils arrivent même parfois chez ceux et celles qui, tels Héraclès drapé dans la peau du lion de Némée, déclarent « la poésie, c’est pour les pédés »… avant d’en bredouiller peut-être quelques bribes quand ils se trouveront, tremblants et fragiles, aux pieds de leur Omphale.

Philippe Meirieu

 

 

 

 

 

 

 

 

                       Philippe MEIRIEU

 

 

 

 

 

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