REGLEMENT INTERIEUR

La création de l’École comme espace spécifique destiné aux apprentissages requiert, en elle-même, la mise en place, explicite ou implicite, d’un règlement intérieur. En effet, ce qui caractérise l’enseignement scolaire, c’est qu’il s’efforce d’échapper au caractère aléatoire, parfois désordonné et « déréglé » des expériences d'apprentissage faites dans le milieu familial, social ou professionnel. À l’école, on apprend dans un cadre précis avec des objectifs identifiés qui requièrent des comportements stabilisés. À l’école, il faut des règles qui rompent avec les habitudes du dehors : des règles qui permettent de rendre les élèves disponibles à une transmission des savoirs qui se veut progressive, exhaustive et de plus en plus, au fur et à mesure de l’histoire, démocratique.

Ainsi, les premières formes de règlement intérieur sont-elles liées à l’apparition de la classe comme espace d’enseignement simultané quand, en 1684, Jean-Baptiste de la Salle crée la congrégation des Frères des écoles chrétiennes. Il s’agit, alors, d’organiser une astreinte suffisante des corps pour permettre un enseignement par niveaux où chaque élève occupe une place fixe, obéit correctement aux ordres et effectue, au bon moment, le travail exigé. Quand, à partir de 1815, va apparaître l’enseignement mutuel, d’autres règles seront imposées : un seul maître y enseigne, en effet, à plusieurs centaines d’enfants et les fait travailler par l’intermédiaire de moniteurs, selon un principe qui relève, à la fois, de la démultiplication et de l’entraide. Pour que ce système fonctionne, il faut un règlement très strict et minutieux qui organise tout dans les moindres détails… L’enseignement mutuel est abandonné au début du XIXè siècle quand Guizot impose le modèle de l’enseignement simultané par classes qui, en raison de son caractère plus clairement maîtrisable, a la préférence, tout à la fois, de l’Église et de la bourgeoisie. Les lois républicaines ne feront, elles, que reprendre et imposer partout les règles de fonctionnement de l’enseignement simultané au point d’en faire un implicite non questionnable de l’École.

C’est ainsi que le problème du règlement intérieur finit par ne plus se poser. Il existe… on n’en connaît pas nécessairement le détail, mais on l’applique car il est le reflet d’une « forme scolaire » intériorisée par tous et dont nul ne conteste la légitimité… Symboliquement, ce sont les événements de Mai 1968 qui vont marquer la césure, non qu’ils soient, à eux seuls, déclencheurs d’une remise en question radicale, mais parce qu’ils sont le symptôme d’une double mutation : d’une part, ils signent la disparition du grand consensus idéologique autour de l’École républicaine censée incarner le bien commun et corriger l’inégalité des privilèges par l’égalité des chances ; d’autre part, partout en France, ils permettent de prendre conscience de l’importance de l’établissement comme entité propre, avec sa dynamique spécifique, irréductible à une somme de classes obéissant chacune aux ordres du ministre.

Ainsi, progressivement, la question du règlement intérieur va-t-elle devenir une question centrale et faire l’objet d’une multitude d’injonctions institutionnelles. Puisque l’École ne tient plus « toute seule », aux acteurs de la faire tenir dans le cadre des établissements. Ainsi, la circulaire du 11 juillet 2000, complétée par celle du 29 novembre 2006, donne-t-elle pour objectif au règlement intérieur de « donner vie à la communauté éducative et de lui apporter les moyens de sa mission ». Pour cela, en conformité avec les textes nationaux, il doit statuer sur une multitude de questions, des horaires aux modalités de déplacement, de la gestion des retards et absences aux méthodes de contrôle des connaissances, de la sécurité et des sanctions, des relations avec les familles comme des droits et devoirs spécifiques des élèves majeurs. Aujourd’hui, les règlements intérieurs doivent, de plus, être mis en conformité avec le droit, comme, par exemple, en ce qui concerne le « principe du respect du contradictoire » dans les conseils de discipline. Cette judiciarisation du règlement intérieur représente, à la fois, une chance pour asseoir la légitimité des procédures scolaires et un danger, si ces dernières s’engluent dans le formalisme ou oublient le caractère proprement éducatif de l’École et les spécificités que cela impose, en particulier en matière de sanctions.

En réalité, la difficulté vient de ce que le règlement intérieur a, de fait, un double statut et, corrélativement, une double fonction. D’une part, c’est un document qui doit avoir une valeur juridique et doit, donc, être conforme au droit commun. Ainsi, une mention comme « les parents ne peuvent refuser les sanctions données par l’établissement » n’a aucune valeur, puisque ces derniers peuvent toujours contester une sanction par un recours gracieux, hiérarchique et, même, contentieux. Plus globalement, en tant que « texte de droit », le règlement doit être une mise en œuvre, dans le cadre scolaire, des principes juridiques nationaux… Mais, d’autre part, le règlement intérieur est aussi un outil proprement pédagogique permettant de structurer le cadre de vie, de clarifier les droits et devoirs de chacun, de responsabiliser les personnes, de permettre la réflexion et la mise à distance par rapport aux incidents ou transgressions qui adviennent dans l’établissement. Pour sa première fonction, le règlement intérieur pourrait être rédigé par des juristes et, même, faire l’objet d’une uniformisation. Pour le second aspect, il doit être élaboré par l’ensemble des acteurs de l’établissement – y compris les élèves – et remis régulièrement en chantier : cette écriture / réécriture a, en effet, en elle-même, de précieuses dimensions, formatives et instituantes.

Cette double fonction peut être vécue comme problématique, mais aussi constituer une chance dans la mesure où, précisément, elle permet à l’ensemble des acteurs d’articuler ce qui, d’un côté, relève de la loi avec ce qui, d’un autre côté, relève des règles indispensables à l’organisation du travail collectif dans un établissement et des conditions particulières de leur application. À cet égard, on ne peut passer sous silence la diversité des contextes culturels, sociaux, économiques et urbains des établissements qui appellent des dispositifs spécifiques afin que les missions de l’Éducation nationale puissent être menées à bien sur tout le territoire... Une égalité formelle serait ici contre-productive : elle ne permettrait nullement de rétablir, autant que faire se peut, l'équité territoriale. Au total, une réflexion régulière et partagée sur sur cette articulation, effectuée dans la clarté et avec le plus grand nombre, peut constituer, tout autant qu’un précieux outil de construction de l’unité de l’établissement, une éducation civique en actes.

Pour autant, ces efforts risquent d’être voués à l’échec tant que, dans le fonctionnement quotidien, l’établissement restera clivé entre les activités d’enseignement proprement dites – confiées aux enseignants – et les activités afférentes à « la vie scolaire » – sous la responsabilité exclusive du chef d’établissement et de ses collaborateurs directs. Dans la mesure où il y a, d’un côté, ceux qui enseignent, mais s’exonèrent de tout investissement dans la construction du cadre, et, d’un autre côté, ceux qui garantissent la cadre et sanctionnent les élèves qui le transgressent, le règlement intérieur  reste un objet problématique. En revanche, si, comme cela se fait déjà dans certains établissements, le cadre institutionnel et les missions d’enseignement sont toujours pensés ensemble, si tous les acteurs travaillent en commun à définir les conditions optimales de « l’apprendre ensemble » (et non seulement du « vivre ensemble »), alors il est possible que la question du règlement intérieur soit un excellent levier pour permettre d’ajuster, de manière créative et cohérente, les finalités de l’Ecole et ses modalités.

Philippe Meirieu


Bibliographie

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