SITUATION-PROBLEME

Le concept de "situation-problème" ne doit pas être considéré comme une invention récente de la didactique. Même si, sous cette dénomination il ne remonte sans doute qu'à Piaget, il exprime, en réalité, un projet bien plus ancien et, sans doute, constitutif de la pédagogie moderne.

Il faut nous rappeler, en effet, que les théories classiques de l'apprentissage telles qu'on les trouve énoncées chez Platon, Aristote et Augustin, cherchaient d'abord à surmonter un paradoxe, à dépasser une aporie qui paraissait alors rendre précisément impossible tout apprentissage : "Comment apprendre à faire quelque chose qu'on ne sait pas faire si ce n'est en le faisant ? Et comment peut-on le faire puisque, justement, on ne sait pas le faire ?" Ou, en d'autres termes, toujours aussi paradoxaux : "Comment peut-on faire quelque chose qu'on ne sait pas faire pour apprendre à le faire ?" On se souvient que Platon dépasse cette aporie par la théorie de la réminiscence en affirmant qu'en réalité on n'apprend rien et que l'on ne fait que se ressouvenir tandis que Saint Augustin considère que tout apprentissage n'est possible que sous l'autorité du "maître intérieur" vers lequel il faut résolument se tourner. L'un comme l'autre réduisent singulièrement les prétentions de l'éducateur qui n'est ici qu'un accompagnateur, un "accoucheur", comme aimait à le dire Socrate, en aucun cas un géniteur.

De telles conceptions sont restées très largement dominantes jusqu'au 18e siècle et à la "révolution matérialiste" : c'est à ce moment-là que les premiers penseurs matérialistes apparaissent et que se fait jour l'idée que l'individu est, partiellement ou totalement, le résultat des pressions et des influences sociales et éducatives qui s'exercent sur lui. Condillac, philosophe sensualiste, met alors au point une "grammaire pédagogique" sensée faire accéder tous les individus aux savoirs les plus complexes, Helvetius affirme que "l'éducation peut tout, même faire danser l'ours". Et les encyclopédistes poursuivront le travail engagé par Comenius et la Grande Didactique en s'efforçant d'extraire les connaissances des pratiques sociales qui leur ont données naissance et de les présenter par ordre de complexité croissante, de manière non aléatoire et exhaustive. Il y a là un projet fort qui postule la "perfectibilité" de tous les hommes et insiste sur le pouvoir de l'éducateur... jusqu'à, parfois, même,considérer le sujet comme une cire molle sur laquelle il suffit d'apposer un sceau pour donner une forme. N'oublions pas que nous trouvons là l'étymologie même du verbe "enseigner" : "apposer un sceau".

Ces deux courants sont, à mon sens, porteurs d'éléments essentiels mais aussi dangereux s'ils sont chacun poussés chacun jusqu'au bout de leur logique propre.

  • La position platonicienne, respectueuse du sujet, imposant à l'éducateur une saine modestie, constitue sans aucun doute une "hygiène éducative" nécessaire, selon l'expression que Daniel Hameline utilise pour qualifier l'attitude non-directive, après la faillite de la non-directivité comme système pédagogique : elle marque une sorte de limite au pouvoir d'éduquer en désignant une intériorité sur laquelle l'éducateur n'a pas lui-même de pouvoir. Mais, ainsi conçue, l'éducation peut se renverser en abstention pédagogique et en admiration béate des aptitudes qui s'éveillent.
  • D'un autre côté, la position matérialiste représente, par son volontarisme et son souci de rigueur, un effort capital pour faire partager les connaissances des hommes au delà du petit cercle des élus. Mais l'affirmation de la toute-puissance de l'éducateur peut déboucher sur les pires dérives et autoriser toutes les violences : du moment qu'il sait où est "le bien" de l'autre et qu'il se donne les moyens de le lui imposer, l'éducateur est prêt à tout, jusqu'à se faire colonisateur ou même, quand les autres résistent un peu trop à son pouvoir,   à construire des "camps de ré-éducation" !

Nous sommes donc en présence de deux thèses qui apparaissent, l'une et l'autre, nécessaires et contradictoires... qui ne sont, en réalité, tolérables que si chacune d'entre elles est là pour faire barrage aux débordements de l'autre.

Et, si Rousseau inaugure, à mon sens, la modernité éducative, c'est que précisément il est le premier à tenter de les rendre compatibles, au moins théoriquement. Il est le premier, il ne sera pas le seul, et d'autres feront d'autres propositions. Mais celle de Rousseau reste exemplaire et archétypale au point qu'on pourrait presque lui référer toute l'histoire de la pédagogie depuis lors. Que dit Rousseau, en particulier dans le livre 2 de l' Émile ? Rien qui ressemble le moins du monde aux naïvetés non-directives qu'on lui met parfois dans la bouche : " Prenez une route opposée avec votre élève ; qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n'est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'environne ? N'êtes-vous pas le maître de l'affecter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu' il va dire. (...) Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne se défiant point de vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point ; il se montrera tel qu'il est sans crainte ; vous pourrez l'étudier tout à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans qu'il pense jamais en recevoir aucune".

D'une certaine manière, Rousseau se livre, ici, à un "tour de passe-passe" : il cherche à rendre compatibles la directivité sur les fins et le respect de la démarche de l'enfant dans les moyens. Il conserve à l'éducateur le pouvoir de décider de ce que l'enfant doit apprendre mais donne à l'enfant la responsabilité de l'apprendre lui-même selon sa propre démarche. Il fonde "la ruse pédagogique" par excellence... Ruse qui n'est véritablement tenable chez lui que parce que son système éducatif est adossé à une "métaphysique de l'enfant merveilleux" au sein de laquelle les désirs d'apprentissage de l'enfant se trouvent miraculeusement accordés avec les projets de l'adulte. Ruse qui ne fonctionne qu'au sein d'un "naturalisme" fondateur qui permet que jamais un conflit ne vienne gripper la machine.

Il serait intéressant d'observer comment Pestalozzi, le disciple fidèle de Jean-Jacques, qui va, lui, tenter de passer à l'acte, se heurtera à la résistance des enfants qui refusent de se soumettre à la ruse et d'entrer dans le jeu parce qu'ils ne partagent pas a priori les projets de leur éducateur. On y verrait, alors, un éducateur qui ne renonce en rien à la tentative rousseauiste mais qui en reconnaît le caractère précaire, difficile, sans cesse à renégocier... parce que, à prendre les enfants pour ce qu'on voudrait déjà qu'ils soient, on les empêche finalement de le devenir... et on en vient inévitablement à des attitudes qui consistent à briser ou à exclure. Mais là n'est pas, pour l'instant, notre propos ; ce qui, en revanche, doit être bien repéré, c'est le fonctionnement pédagogique proposé par Rousseau et dont toute la pédagogie moderne est l'héritière : "tout faire en ne faisant rien" ... "disposer autour de l'enfant un ensemble de contraintes et de ressources de telle manière qu'il puisse apprendre par lui-même"... "se tenir à égale distance d'un spontanéisme non-directif - qui refuse d'imposer quoi que ce soit au nom du respect de la liberté de l'autre - et d'un volontarisme autoritaire - qui croit qu'il suffit de décider que l'autre doit apprendre et ce qu'il doit apprendre pour qu'il le fasse". Organiser le temps, l'espace, les outils, les situations, pour que l'autre puisse apprendre par lui-même. Créer les conditions pour qu'il puisse décider d'apprendre et le faire avec ses propres stratégies. Au fond, ce n'est rien d'autre que ce que l'on nomme aujourd'hui les "situations-problèmes" ou les "situations de résolution de problèmes" et c'est, me semble-t-il, la matrice de tout enseignement réussi.

On peut donc considérer qu'à côté des "situations-problèmes" formalisées comme telles par les enseignants, toutes les situations pédagogiques ne permettent des apprentissages que quand elles sont investies par l'apprenant comme une "situation problème", quand il se trouve dans les conditions nécessaires pour franchir un obstacle lui-même en utilisant les ressources de toutes sortes que l'on met à sa disposition. Parce que, tout compte fait - et, sur ce point Rousseau a encore raison aujourd'hui - un enseignement qui réussit est toujours l'entreprise difficile d'un éducateur qui décide d'agir sur les choses pour qu'un éduqué décide d'agir sur lui-même.

Philippe MEIRIEU

La notion de situation-problème est développée, avec de nombreux exemples, dans mon ouvrage Apprendre, oui... mais comment et, en particulier, dans le "Guide méthodologique pour l'élaboration d'une situation problème" en annexe.

Voir aussi, dans les OUTILS DE FORMATION, l'entretien "Les situations-problèmes... vingt ans après" réalisé pour la revue ECHANGER.