THEATRE

Franchir la porte d'une salle de théâtre, c'est, à coup sur, entrer dans un autre monde. Tout, ici, est fait pour signifier qu'on est ailleurs : il y a une sorte de cérémonial qui donne, d'emblée, un sentiment d'étrangeté. C'est le contraire du cinéma où l'on s'installe en terrain conquis, un cornet de pop-corn à la main, attendant, en consommateur discipliné, le début d'une nouvelle séance, immanquablement identique à la précédente... Au théâtre, en revanche, il faut entrer avec d'infinies précautions ; avec le sentiment qu'on risque de déranger, qu'on vient assister, un peu par effraction, à un événement unique. Que quelque chose d'étrange va se produire sous nos yeux et, contre toute logique cinématographique, que cette chose va vivre de nos regards.

C'est pourquoi il vaut mieux préparer les enfants avant de les amener voir un spectacle de théâtre. Explorer avec eux les coulisses en secret. Susciter leur curiosité en leur faisant entrevoir les loges et la machinerie. Leur laisser saisir quelques bribes de répétition. Pour donner plus de tension à l'attente... Jusqu'au moment fatidique où l'on entre dans la salle. Avec un peu d'anxiété parfois, car il n'est pas mauvais qu'on craigne d'avoir peur, de s'ennuyer ou de ne pas comprendre. Cela rappelle qu'ici rien n'est joué d'avance et qu'on n'est pas devant un produit calibré pour un public docile. Cela casse nos catégories standardisées, nos attentes préfabriquées par les bandes-annonces, et nous permet d'être plus facilement disponibles à ce qui vient.

Ainsi, si le théâtre nous permet d'échapper au monde, il nous aide aussi, et surtout, à construire notre rapport au monde. Dans des conditions favorables et loin du chahut convenu des matinées scolaires, il peut être occasion de bien des découvertes.

Le rite, d'abord : il faut, pour entendre quelque chose de ce qui se passe là, se soumettre à des rituels. Faire silence et applaudir quand il faut. Ne pas gêner les acteurs, les soutenir, même, par notre attention, retenir son souffle au moment crucial et laisser échapper le rire quand la réplique tombe. Rien, ici, ne peut se faire sans le spectateur : non pas un spectateur soumis, mais un spectateur impliqué... Il faut peu de temps pour se rendre compte à quel point le faisceau du regard supporte ce qu'il regarde. Et l'on pourra, ensuite, appliquer cette leçon dans toutes les formes de vie sociale : chaque fois que les relations auront tendance à sombrer dans le chaos ou dans l'insignifiance et qu'en recréant la « tension théâtrale » on pourra leur redonner du sens et de la densité.

La focale, ensuite : au théâtre, la lumière est là pour ça. Tout n'est pas également important sur scène : il faut fixer son regard, selon les moments, sur un groupe de personnages qui complote, un individu qui s'en va brutalement ou une main qui se lève pour faire un signe de paix. Agrandir ou resserrer la focale pour échapper à cette vision aléatoire, à cette attention flottante d'où rien n'émerge jamais vraiment en dehors du coup de feu ou du coup d'éclat, de la provocation sexuelle ou de la vulgarité attendue. Parce que le théâtre est un dispositif structuré autour du regard, il aide à structurer le regard... On pourra s'en souvenir quand, croulant sous les images, fasciné par la surenchère du spectaculaire, absorbant goulûment des scènes qui se succèdent à une vitesse effrénée, on décidera enfin de prendre soi-même le pilotage du projecteur, de se focaliser sur quelque chose de précis et de mettre ainsi un peu d'ordre dans tout ce fatras qui nous submerge.

Le récit, également : même déstructuré par l'auteur, même bourré d'ellipses ou apparemment incohérent, il tient le spectacle. Il se passe « quelque chose ». Et tout est dans ce « quelque chose ». Là, sur la scène, isolés du reste du monde, des événements ont lieu, des paroles sont proférées et, ensemble, tout cela fait sens. On ne saisira sans doute pas tout. Mais le spectacle fait quand même un tout. Avec un début et une fin. C'est un segment de temps qu'on peut isoler et considérer pour ce qu'il est. S'en saisir et s'en emparer. En rejetant, un moment, tout le reste dans l'oubli... Tout le contraire de ce comportement si fréquent devant d'autres spectacles - la télévision, en particulier - qui fait éclater l'objet sous la dispersion complète de l'attention : on mange et on boit, on téléphone et on feuillette un magazine, on se dispute avec sa soeur et on se réconcilie avec son frère. On met bout à bout quelques segments sans chercher la moindre cohérence ! Puissent les enfants se souvenir du plaisir pris au théâtre et prendre l'habitude de regarder un spectacle dans sa totalité, du début à la fin, en acceptant de ne pas toujours tout comprendre, de ne pas toujours être séduit, mais de finir, en bout de course, avec le sentiment d'avoir vécu une véritable aventure.

Le symbole, bien sûr : le théâtre est une expérience privilégiée pour la découverte du symbolique. Tout y est symbolique. L'espace et les décors, d'abord, dont il ne faut pas oublier l'importance : avec peu de moyens, ils évoquent une multitude de choses, permettent à l'esprit de construire autour d'eux tout un réseau de significations complexes. Les enfants, d'ailleurs, sont très sensibles aux décors et l'on peut apprendre avec eux que la portée de ce qui est montré n'est pas proportionnelle aux dépenses effectuées, que trois ou quatre planches peuvent être infiniment plus suggestives qu'une avalanche d'effets spéciaux. Mais le geste et la voix restent évidemment, au théâtre, les formes privilégiées de l'expression symbolique. Une manière de marcher, de s'asseoir ou de se lever parle à l'intelligence et à la sensibilité en raison même du caractère épuré du geste : l'acteur dit, par son mouvement, infiniment plus que ne sauraient le faire tous les discours du monde. Il dit sa tristesse ou sa joie, son inquiétude ou sa peur de façon infiniment plus complexe que les formes convenues du bavardage social. Et, quand il parle vraiment, ce n'est jamais « pour ne rien dire » : chaque mot porte, parce que chaque mot est porté par une voix et qu'il exprime une intériorité... Pas de meilleur contre poison au triomphe de l'insignifiance dans les rapports sociaux : apprendre à sentir le poids des gestes et des mots. Densifier les relations entre les hommes. Savoir, de temps en temps, dire et non pas seulement parler.

Les enjeux, enfin : car le théâtre est toujours politique. Non parce qu'il traite systématiquement des questions de pouvoir, mais, bien plutôt, parce qu'il permet de faire émerger, de la confusion du monde, les véritables enjeux. Le théâtre joue, en quelque sorte, le rôle d'une loupe ou d'un microscope dans une expérience scientifique : il montre ce qu'on ne peut voir à l'oeil nu. Fait ressortir les oppositions, les lignes de force, les alternatives, les conséquences possibles de nos choix. Il durcit les choses, certes, mais pour nous permettre de les repérer, de les isoler et, peut-être, de les transformer. Non qu'il soit toujours engagé politiquement au service d'une cause ou, a fortiori , d'un parti. C'est tout autre chose : une école de lucidité. Une confrontation au monde à travers la médiation d'un spectacle qui réussit à nous faire entendre ce qui nous hante. En apprivoisant notre effroi.

Reste, bien sûr, que le théâtre n'est, en lui-même, ni une méthode infaillible d'éducation, ni une garantie absolue contre l'inhumain. Il est, d'abord, un acte de création : une tentative pour mettre à nu, avec la force qui en fait la beauté, les contradictions de l'homme... Mais en amenant les petits d'homme au théâtre, on a, néanmoins, quelque chance qu'ils y découvrent un peu ce que grandir veut dire.

Philippe MEIRIEU