Près de trois ans après mon premier séjour, j’ai éprouvé le besoin de retourner en Finlande. Amené, après la publication de mon livre (1), à présenter le système éducatif finlandais devant des publics très divers, mais toujours curieux et avides de comprendre les raisons de sa réussite, j’avais parfois été surpris de l’abondance et de la précision des questions qui m’étaient posées. Pour pouvoir continuer d’y répondre sans risquer de ne plus être en phase avec des évolutions dont je ne pouvais mesurer à distance, malgré la permanence de mes contacts électroniques, ni l’ampleur, ni la rapidité, je me devais d’aller de nouveau sur place. Je choisis cette fois la capitale, Helsinki, parce qu’il me serait possible d’y rencontrer des responsables, non seulement de la municipalité, mais aussi du ministère et du conseil de l’éducation. Et puis, parce que je souhaitais observer, dans cette ville qui connaît la plus forte immigration du pays, les dispositifs mis en place pour l’intégration des élèves étrangers. Je pensais aussi que dans une métropole de plus de 500 000 habitants, il me serait plus facile de me rendre compte de la réalité de la mixité sociale à l’école. J’étais aussi désireux de voir fonctionner le grand lycée de la capitale, et, les oreilles sifflant encore du vacarme provoqué par la réforme avortée du lycée français, de confronter la copie à son modèle. Enfin, je dois dire qu’une autre question me taraudait que j’espérais bien pouvoir aborder avec mes interlocuteurs : comment cet Eldorado éducatif avait-il pu connaître, à un an d’intervalle, deux massacres terrifiants dans des établissements scolaires (2) ? Fallait-il incriminer un système par ailleurs objet de toutes les louanges ? Ou bien ne voir dans ces deux événements funestes que les actes fous de deux déséquilibrés ayant nourri leurs fantasmes de violence d’un cocktail de sites web nazis et de heavy metal ?
1. Le modèle éducatif finlandais à l’épreuve de la violence Pour la responsable du développement au ministère de l’éducation, Mme Kumenius, comme pour la directrice des relations internationales du département de l’éducation d’Helsinki, Mme Penttilä, il ne faut chercher aucun lien direct entre le système éducatif finlandais et ces deux tueries scolaires. Pourtant, l’une comme l’autre reconnaissent que le public et les médias n’ont pas hésité à établir des rapports de causalité. Certains aspects de l’école finlandaise ont été fortement mis en question et les responsables éducatifs ont bien dû prêter attention à ces doléances. Les intenses débats qui ont agité la Finlande devraient déboucher prochainement sur une refonte assez conséquente des grilles horaires de l’école fondamentale. Le sport, les arts plastiques et la musique devraient en être les grands bénéficiaires, afin de favoriser un meilleur équilibre personnel des élèves grâce à l’expression artistique et à une plus grande dépense physique. Les écoles devraient aussi proposer davantage d’activités périscolaires les après-midi, car la contrepartie des journées de classe finissant à 14 ou 15 heures, c’est que les enfants se retrouvent souvent seuls chez eux très tôt, proies faciles livrées à toutes les tentations de la télévision et de l’internet. Par ailleurs, un programme de prévention des violences scolaires et du harcèlement (3), est largement soutenu par les autorités éducatives qui ont mis en place des actions de formation ciblées pour les professeurs. Ces derniers sont invités à mettre en œuvre ce programme qui vise à développer la sociabilité et le « bien vivre ensemble » (4) dans le cadre de leur cours. Le fait que Pekka Auvinen ait été lui-même victime de persécutions scolaires au cours de ses études n’est sans doute pas étranger à l’insistance mise sur ces actions de prévention. Enfin les établissements scolaires ont dû se doter de plan d’intervention afin que chacun sache comment réagir face à ce type d’événements. Les massacres de Tuusula et de Kauhajoki ont, à n’en pas douter, profondément traumatisé les Finlandais qui étaient bien loin de penser qu’une telle violence puisse se déchaîner chez eux, dans leurs écoles. Mais refusant de céder à une psychose sécuritaire (5) qui les eût amenés à renoncer à leurs valeurs fondamentales, ils ont choisi d’apporter des réponses en termes de prévention et de formation. Les écoles restent toujours aussi largement ouvertes sur leur environnement. La confiance y règne toujours, et c’est tant mieux !
2. La politique d’intégration scolaire des enfants immigrés On l’a suffisamment souligné : l’immigration en Finlande est à un niveau beaucoup moins élevé que dans la plupart des autres pays développés (6). Cette situation n’est pas destinée à durer. La population finlandaise, en raison d’un taux de natalité assez bas, va vieillir rapidement. Il faudra bien faire venir d’ailleurs des travailleurs pour compenser cette inversion de la pyramide des âges et suppléer à l’insuffisance de la force de travail autochtone. Clairement, les finlandais ont choisi de considérer l’immigration comme une chance et non comme une menace. Et ils ont tout mis en œuvre pour permettre aux nouveaux arrivants sur leur sol de s’intégrer positivement. Contrairement à bien d’autres pays pour lesquels l’intégration ne peut se faire que par la renonciation des nouveaux arrivants à leurs coutumes et à leurs valeurs, pour adopter celle de leur pays d’accueil, la Finlande a fait le choix de ne pas chercher à déraciner les immigrants plus qu’ils ne le sont déjà. Chaque personne a droit au respect fondamental de ses croyances, de sa langue et de sa culture, qui fondent son identité et représentent, si l’on veut bien y prêter un regard non prévenu, une réelle richesse. A quoi servirait de vanter la diversité si celle-ci ne peut passer que par une assimilation forcée aux codes et aux coutumes du pays d’accueil ? Traduction très concrète de ce principe fondamental : dans les écoles très bigarrées d’Itakeskus ou de Meilahti dans la banlieue d’Helsinki, les petites somaliennes voilées ne choquent pas plus que les jeunes finlandais à coiffure iroquoise ou au look « gothique ». Un professeur de Meilahti à qui je parlais de notre loi proscrivant les signes ostensibles d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires m’a fait cette réponse : « Si cela est si important pour ces jeunes filles de porter le voile, qui suis-je moi pour le leur interdire ? » Je sais bien quels sont les arguments qu’on lui opposerait immédiatement en France : ces jeunes filles ont-elles vraiment choisi de porter le voile ? N’est-ce pas le symbole d’une oppression patriarcale intolérable ? Ne doit-on pas craindre la pénétration, par ce biais, d’idéaux totalement contraires à nos valeurs démocratiques ? Le spectre du fanatisme religieux, voire du terrorisme, ne se profile-t-il pas derrière ces frêles silhouettes ? Mais se demande-t-on comment peut être vécu intimement le fait de devoir déposer de force son voile ? N’y a-t-il pas là une violence commise en toute bonne conscience au nom de la laïcité, pouvant créer en retour des crispations identitaires et des replis communautaristes ? Pour ma part j’avoue que la tolérance et l’humanité dont font preuve les finlandais à propos de cette question si délicate et si controversée me semblent davantage favorables à une intégration en douceur que nos grands principes et notre loi de proscription. L’importance qu’attachent les finlandais à l’enseignement de leurs langues maternelles aux enfants immigrés ressortit du même respect fondamental de l’autre. La ville d’Helsinki y consacre des moyens considérables. Des élèves de plus de 40 nationalités différentes peuvent, grâce à ces programmes, garder un lien vivant avec leur langue d’origine. Mme Eva Penttilä y voit un facteur essentiel d’équilibre personnel, car selon elle les émotions les plus profondes, les souvenirs les plus intimes ne peuvent s’exprimer que dans sa langue maternelle. Les élèves étrangers ont droit également à recevoir une instruction religieuse correspondant à leur propre confession. Tout en veillant à ne pas laisser le champ libre à des mollahs fanatiques, les autorités éducatives de la capitale permettent ainsi aux petits musulmans de recevoir, dans les murs de leur école, des cours d’islam. Bouddhisme et catholicisme ont également leur place aux côtés des religions luthériennes et orthodoxes traditionnellement enseignées en Finlande. Mais pénétrons maintenant au cœur du dispositif : la classe d’intégration des élèves étrangers. Celle de Meilahti est exemplaire. De quinze à vingt élèves non finnophones y sont en général accueillis. La première année, l’enseignement du finnois y est massif et occupe l’essentiel de l’emploi du temps. Mais dès qu’un élève commence à se débrouiller un tant soit peu, il assiste dans des classes normales à quelques cours qu’il peut suivre avec profit sans que la barrière de la langue soit rédhibitoire (musique, arts, sport, économie domestique…). Au contact de ses condisciples finlandais, il peut développer ses compétences linguistiques de façon vivante et naturelle. Cette intégration progressive est conçue pour suivre au plus près les progrès des élèves. Chacun bénéficie d’un emploi du temps sur mesure qui change au moins quatre fois dans l’année ! La principale de l’école de Meilahti, utilise un logiciel spécialement conçu à cet effet. C’est la fierté de Mme Riita Erkinjuntti de me montrer comment, en étroite concertation avec le professeur de la classe d’intégration, elle parvient à s’adapter aux besoins de chacun de ces jeunes congolais, somaliens, chinois, marocains, éthiopiens, afghans… Passée la première année, les élèves pourront encore, à la demande, fréquenter la classe d’intégration pour y recevoir un soutien dans les matières où leur niveau en finnois représente encore un handicap. Le résultat : une cohabitation harmonieuse, sans violence et sans phénomène de clans. Chacun étant respecté et ayant la liberté d’être soi-même, l’acceptation de l’autre paraît couler de source et donne naissance à un sentiment de fraternité entre races et cultures. Je garde un souvenir très ému de cette classe de musique où, sous la conduite d’un professeur à l’enthousiasme communicatif, des ados de toutes couleurs entonnaient une chanson finlandaise, en plaquant consciencieusement des accords sur des claviers électroniques ou en tapotant sur un xylophone. Ce n’était pas parfaitement juste, c’était un peu laborieux, mais cette classe de musique multiethnique d’un collège de banlieue, dans le froid de l’hiver finlandais, donnait l’image de ce que pourrait être un monde fraternel, chaleureux et pacifique (7). L’école d’Itakeskus, implantée dans un environnement de logements sociaux à forte population immigrée, réalise un autre tour de force : celle d’être devenue un pôle d’excellence linguistique très attractif. Loin de s’être transformée en un de ces ghettos scolaires que l’on cherche à fuir par tous les moyens, cette école accueille des élèves venant de quartiers éloignés pour y trouver un enseignement bilingue de grande qualité, à condition de passer un examen d’entrée sur leurs compétences en langues étrangères.
3. La prise en charge des élèves à besoins éducatifs spéciaux : un dispositif en pleine évolution Cette remarquable politique en faveur des élèves immigrés est conforme à une philosophie plus générale qui accorde du prix à chaque élève et cherche à donner à chacun, quels que soient ses difficultés ou son handicap, les moyens de réussir. Dans celle de Vartiokylä, qui compte 300 élèves de la classe 1 à 6 (entre 7 et 13 ans) et se situe dans une banlieue plutôt résidentielle d’Helsinki, deux professeurs spécialisés exercent à plein temps, ce qui est parfaitement représentatif d’une école finlandaise ordinaire. Ils accueillent dans leur classe, pendant le temps des cours, ponctuellement ou de façon plus régulière, 3 à 4 élèves ayant besoin d’une aide personnalisée. Les élèves sont envoyés par leurs professeurs en fonction de leurs difficultés avant que celles-ci ne deviennent insurmontables mais ils peuvent aussi faire une démarche spontanée auprès de l’enseignant spécialisé. Installé dans un espace bien repéré, confortable et spacieux ce dernier est à la disposition des élèves qui savent pouvoir trouver auprès de lui l’aide dont ils ont besoin dans un éventail de matières assez large : maths et finnois bien sûr, mais aussi selon ses compétences, suédois, langues étrangères. Lorsqu’ils ne maîtrisent pas parfaitement un domaine, ces professeurs n’hésitent pas à se mettre sur un pied d’égalité avec l’élève, et l’aident à apprendre en apprenant avec lui. Cette posture de « maître ignorant » étant de l’aveu de certains parfois plus efficace que celle d’érudit omniscient. Dans les classes mêmes, les professeurs peuvent aussi bénéficier du concours d’assistants qui les épaulent en soutenant les élèves qui en ont besoin sans qu’ils aient à sortir du cours. Vartiokylä a recruté deux de ces assistants à temps plein. Enfin cette école abrite aussi une classe spécialisée où sont scolarisés 10 élèves ayant des difficultés plus lourdes. L’admission dans cette classe « ségréguée » doit faire l’objet d’une décision administrative, du ressort du principal, après avis des professeurs et avec accord de la famille. Dans la mesure du possible, les élèves de cette classe pourront assister à d’autres cours afin de favoriser leur intégration dans l’école, mais leur cursus se déroulera cependant majoritairement en marge des classes ordinaires. Ce dispositif à plusieurs niveaux, allant de la simple aide ponctuelle dans la classe, jusqu’à la classe ségréguée, en passant par le soutien temporaire d’un professeur spécialisé pour un tout petit effectif, se retrouve avec des nuances locales dans toutes les écoles finlandaises de même importance. Il est typique des efforts exceptionnels de ce pays en faveur d’une réelle équité éducative et a fait l’admiration des experts de l’OCDE venus en mission d’enquête sur ce thème en 2005 (8). Pour autant, il est en pleine mutation sous l’action conjuguée de deux facteurs apparemment contradictoires. D’une part, l’augmentation constante des élèves à besoins éducatifs spéciaux fait que malgré les moyens considérables qui leur sont consacrés, les écoles et les professeurs peinent à faire face. Et d’autre part, la réticence croissante des parents à accepter que leur enfant soit affecté dans une classe spéciale fait de plus en plus reposer leur prise en charge sur les professeurs non-spécialisés. Une loi est en préparation qui devrait faire bientôt l’objet d’une consultation des enseignants et des municipalités. D’après les informations qui m’ont été données, la procédure d’admission dans les classes spéciales devrait être allégée par la suppression de la décision administrative formelle, sujette à contestation : il deviendra plus facile d’entrer dans ces classes mais aussi d’en sortir. Cette plus grande flexibilité devrait contribuer à lever les craintes des parents de voir leur enfant labellisé « en difficulté » pour toute sa scolarité. En outre, le maintien des élèves scolairement fragiles dans des classes normales, avec un soutien adapté du professeur ou d’un assistant, sera favorisé. D’importants efforts sont faits pour faciliter la tâche des professeurs qui auront à gérer des groupes de plus en plus hétérogènes : l’édition des manuels scolaires intègre désormais complètement cette composante et dès les premiers niveaux de l’école fondamentale chaque leçon des livres de lecture ou de calcul comporte plusieurs niveaux de difficulté, ce qui permet de faire travailler des lecteurs confirmés dans la même classe que des élèves qui commencent à peine à déchiffrer, et de même pour le calcul. Cela n’exclut pas d’ailleurs que, sur une partie de l’emploi du temps, des groupes de niveaux soient constitués à partir de deux classes fonctionnant en parallèle. Cette hétérogénéité modulée mise en place dans certaines écoles dans le cadre de leur autonomie permet d’offrir des temps de respiration aux professeurs et aux élèves. Le professeur qui a en charge le groupe des lecteurs confirmés peut avec eux aller plus loin et stimuler leur curiosité et leur soif d’apprendre. Celui qui s’occupe des débutants, grâce à la taille plus réduite de son groupe, peut se consacrer davantage à chacun d’entre eux et l’aider à progresser à son rythme. Un professeur spécialisé apporte son concours au dispositif en se consacrant à un troisième groupe d’élèves ayant du mal à assimiler les rudiments. La taille des groupes évolue au cours de l’année : à peu près identique en septembre, elle se différencie fortement par la suite, les élèves les moins avancés se retrouvant en tout petit nombre (3 ou 4) en milieu d’année et pouvant ainsi bénéficier d’un soutien très individualisé. Ce type de solution peut être adoptée à tous les niveaux de l’école fondamentale et dans toutes les disciplines. Il est particulièrement utile dans les premières classes où il permet aux élèves d’entrer en douceur dans les apprentissages et est bien moins onéreux que le redoublement quasiment abandonné en Finlande depuis longtemps et auquel il n’est nullement envisagé de revenir. La dimension économique, les finlandais ne s’en cachent pas, n’est pas absente de ce projet de réforme. La crise actuelle touche la Finlande comme les autres pays et les finances des municipalités, qui alimentent le budget des écoles, en sont affectées. Elles risqueraient, si rien n’était fait, de ne plus pouvoir assumer l’inflation constante des dépenses pour l’éducation spéciale. Cette motivation économique a fait craindre au syndicat des professeurs une suppression rampante de ce secteur. Comme toujours en Finlande, la réforme sera un compromis, longuement négocié avec les principaux intéressés. On peut espérer que les inflexions apportées aux dispositifs existants, en raison de l’impact de la crise et sous l’action d’un gouvernement conservateur de centre droit, ne remettront pas fondamentalement en cause une des pièces maîtresses de l’excellence finlandaise en matière d’équité éducative.
4. Le lycée modulaire sur la sellette Il est assez piquant de constater, lorsqu’on retourne en Finlande après les mois d’agitation qu’a connu la France en raison du projet de réforme du lycée, que le lycée modulaire finlandais qui a fourni une part de l’inspiration de cette réforme, est le maillon du système là-bas le plus en butte aux critiques. Il m’est apparu également comme le bastion d’un certain conservatisme pédagogique et d’un élitisme sans complexe. Autant en effet au niveau de l’école fondamentale tous les efforts convergent vers l’objectif d’assurer une réelle équité éducative, autant à partir du lycée la sélection la plus féroce est non seulement autorisée mais même encouragée. Il y a clairement, en Finlande, les très bons lycées, où tout le monde veut aller, et puis les autres. C’est particulièrement vrai à Helsinki. Le prestigieux lycée Ressu n’hésite pas à mettre la barre de la moyenne exigée des postulants à 9,5 (pour un maximum de 10). Interrogée sur cet étonnant décalage entre l’égalitarisme foncier de l’école fondamentale et l’hyper-sélectivité du lycée général, Mme Penttilä m’a fait cette réponse : « Pendant la scolarité obligatoire, nous nous adressons à tous. Après il faut bien penser aux stars.» A l’évidence, le lycée est le lieu de fabrication des élites de la société finlandaise (9). La modularité semble finalement assez bien s’accommoder avec cette fonction. Les Finlandais pourtant en mesurent les limites et envisagent de s’orienter non pas vers les classes figées et les filières d’antan, mais vers une modularité à tout le moins plus nuancée. A un moment où, en France, la réforme du lycée a été remise en chantier sur des bases plus ouvertes, il me semble important de comprendre les raisons de ce probable changement de cap finlandais. Les Finlandais sont confrontés à un phénomène préoccupant : la désertion de plus en plus fréquente du lycée général par les garçons qui préfèrent massivement s’orienter vers la voie professionnelle. La modularité suppose pour être efficace des élèves autonomes, responsables et bien organisés. Cette maturité nécessaire semble faire encore majoritairement défaut aux garçons à l’âge auquel ils arrivent au lycée. Les filles, elles, plus raisonnables et plus « scolaires » (pardon pour ces stéréotypes) s’en accommodent bien mieux. Or les Finlandais, pour être champions de l’égalité des sexes, n’en souhaitent pas moins conserver une proportion raisonnable de têtes pensantes masculines. Certaines dispositions avaient déjà été prises depuis longtemps pour aider les élèves à tracer leur chemin dans cet environnement complexe. Dès leur arrivée ils sont inscrits dans un groupe de référence qu’ils garderont tout au long de leur scolarité au lycée. Une fois par semaine une sorte de professeur principal les retrouve pour faire le point avec eux sur leurs difficultés et les accompagner dans leurs choix. Par ailleurs des conseillers d’orientation sont présents dans chaque établissement en nombre suffisant pour pouvoir rencontrer régulièrement les élèves soit en groupe soit individuellement. Mais manifestement cela ne s’est pas avéré suffisant. D’où les aménagements qui sont aujourd’hui envisagés. Certains proviseurs, profitant de leur autonomie, ont anticipé le mouvement et proposent déjà à leurs élèves, pour les deux premières périodes de leur cursus (10), un programme de cours obligatoires « clés en main » qui leur évite les affres du choix et les risques d’erreurs et leur permet une adaptation en douceur au lycée à la carte. Après cette phase d’acclimatation, ils pourront pleinement profiter des multiples possibilités de choix offertes par leur établissement et élaborer leur cursus en toute liberté. Cet assouplissement de la modularité devrait petit à petit être étendu à tous les lycées. Une autre critique faite au système modulaire est, là encore, d’ordre économique. Une des principales motivation de la réforme était de mettre fin à une pratique massive du redoublement (11). En offrant la possibilité aux lycéens d’aller plus ou moins vite dans leurs études, on pensait qu’une proportion significative d’entre eux les achèverait en 2 ans (au lieu des 3 habituels). C’est en fait l’inverse qui s’est passé… De plus en plus d’élèves prennent leur temps, soit pour alléger leurs journées de cours, soit pour profiter largement du choix d’options offert par leur établissement, et passent facilement 4 ans ou plus sur les bancs du lycée. Du coup, en période de récession et de restrictions budgétaires, l’argument économique ressurgit : le lycée modulaire finit par coûter trop cher ! Les tueries scolaires ont aussi apporté leur lot de critiques, notamment celle de Tuusula. Pekka Auvinen était un élève de lycée solitaire et peu sociable qui s’était enfermé dans un monde virtuel hyperviolent. On s’est demandé si la modularité, en cassant la classe, groupe d’appartenance stable où il serait plus facile d’établir des liens sociaux ne favorisait pas ce genre de dérives anti-sociales. Ce point est loin de faire l’unanimité et l’on peut trouver des défenseurs aussi convaincants du groupe classe que du système modulaire. Parmi ces derniers, Mme Tiina Tähkä, proviseur adjoint du lycée Ressu, note que la multiplicité des configurations de cours offre des possibilités de rencontres amicales voire d’affinités amoureuses bien plus grandes qu’une classe limitée à 25 ou 30 élèves. Je dois dire que tous les lycéens que j’ai interrogés sur ce point partageaient cet avis, tout comme d’ailleurs ils étaient unanimes à se féliciter de l’autonomie et des possibilités de choix offertes par le système modulaire. Mme Tähkä, m’a fait aussi remarquer, non sans raison, que les phénomènes de harcèlement peuvent devenir rapidement intolérables dans une classe où la victime est confrontée à longueur de journée à ses bourreaux. La modularité aurait alors l’avantage de diluer les effets de la persécution. Pour terminer ce tableau nuancé du lycée finlandais, je dois dire que ce qui m’a le plus frappé, lors de ce second séjour, c’est l’extrême conservatisme pédagogique des cours de lycée. Situations frontales, monologues professoraux, élèves passifs, je n’étais plus vraiment dépaysé, sauf à me rappeler que je n’avais pas affaire à des classes mais à des modules. On est loin de l’innovation foisonnante et multiforme de l’école fondamentale où l’on voit plus souvent le professeur aux côtés de l’élève que derrière son bureau. Interrogés sur ce décalage, Mme Tähkä, sans le contester, me l’a justifié par les impératifs de la préparation au bac. Chaque cours modulaire a un objectif programmatique bien déterminé à remplir qui ne laisse guère de place pour les « fioritures » pédagogiques. Il est d’autres aspects plus sympathiques du lycée : le joyeux défilé de fin d’étude des élèves qui clôturent en fanfare leur dernière année début février avant de s’atteler aux révisions du bac (les première épreuves sont en mars) ; le bal de promotion des nouveaux « anciens » qui, en tenue de soirée, fêtent, après le départ de leurs aînés, leur accession à ce statut par une somptueuse et fascinante cérémonie où les voit des jeunes de 17 à 18 ans danser valses, mazurkas et polkas avec la plus grande élégance, ce qui n’empêche pas certains d’entre eux d’arborer des piercings impressionnants ou des crêtes de cheveux décolorées. Malgré ces clins d’œil parfaitement tolérés à la modernité, on se sent transporté dans un passé au charme suranné. A la réflexion, je me dis que ce bal des « Oldies » est assez représentatif des contradictions du lycée finlandais, profondément novateur dans sa structure mais éminemment conservateur dans son fonctionnement et dans sa finalité. A mon sens, aujourd’hui, s’il est un pan du système finlandais que nous aurions intérêt à importer, ce n’est pas forcément celui-là… -o0o- Si ce second voyage m’a amené à plus de réserve pour le lycée modulaire, je reste profondément admiratif de l’école fondamentale finlandaise. Le désir de s’adresser à tous et de ne laisser personne de côté est un souci constant de chaque professeur. Il est particulièrement sensible dans les dispositifs d’intégration des immigrés. L’école finlandaise réserve une place unique à chaque élève qui a le sentiment de pouvoir progresser à son rythme à partir de son niveau réel. Certes, ce système qui tend vers l’individualisation connaît des limites, notamment économiques. Les finlandais, touchés comme les autres par la crise, en sont conscients et cherchent, avec leur pragmatisme coutumier, à trouver des solutions adaptées. On sent bien que certains conservateurs seraient prêts à profiter de cette situation pour promouvoir insidieusement des formes d’élitisme, dont on voit par le lycée général, qu’elles ont toujours leurs farouches adeptes. D’aucuns iraient même jusqu’à vouloir privatiser des pans entiers de l’éducation au risque de déséquilibrer tout le système. Mais le consensus autour des valeurs essentielles de l’éducation reste le plus fort et l’autonomie des municipalités et des établissements aidant, on peut gager que l’école fondamentale finlandaise pourra continuer de proposer au monde un modèle remarquable d’équité éducative. -o0o- (1) La Finlande : un modèle éducatif pour la France ? Les secrets de la réussite, ESF, mars 2008
(3) Baptisé « Kiva koulu » (« cool l’école ») il a été réalisé par l’université de Turku.
(6) Entre 2,5 et 3% actuellement.
(9) Ce n’est certes pas à un français de critiquer cette politique. N’avons-nous pas dans chaque ville notre grand lycée qui attire les convoitises de tous ? Mais les chemins pour y parvenir ne sont pas aussi clairement balisés qu’en Finlande. La suppression de la carte scolaire n’y a rien vraiment changé. (10) Au lycée l’année est subdivisée en périodes de 6 semaines (op. cit. p. 36-40). (11) Il n’était pas rare dans les années 70 de trouver au lycée des élèves ayant 4 voire 5 ans de retard ! |