Philippe Meirieu,

C'est quoi "apprendre" ?

Paris, Editions de l'Aube, 2015

 

 

Entretien entre Emile, collégien, et Philippe Meirieu

Emile est un collégien actuellement en classe de 4ème au collège Noel Berrier de Corbigny dans la Nièvre. Il habite un hameau du village de La Collancelle qui compte une centaine d'habitants et a effectué son cycle primaire dans les villages alentours réunis dans un regroupement pédagogique.

Un adolescent curieux, les pieds posés sur un socle qui se construit en permanence.
Emile est curieux de ce qui se passe à ses pieds et même au-delà.
C'est pourquoi nous lui avons proposé de rencontrer ceux et celles qui, encore vivants, pensent le monde d'aujourd'hui qu'ils soient poètes, scientifiques, artistes, philosophes, linguistes...

Des intellectuels, des artistes, des poètes en mesure de trouver les mots et la manière pour dire l'essentiel, faire passer l'excellence, exacerber les certitudes...

Si Emile s'intéresse au monde et à ceux et celles qui le pensent, ceux et celles qui pensent le monde s'intéressent-ils à Emile? Et comment lui parlent-ils? Avec quels mots? Peut-on imaginer un dialogue intergénérationnel respectant le principe d'égalité des intelligences? Sans effet de domination, de condescendance... Faire passer des connaissances ou insuffler une passion pour la connaissance ? Susciter ou imposer ? Libérer ou écraser ? Ouvrir ou fermer ?

 

LA REPONSE A LA PREMIERE QUESTION POSEE PAR EMILE :

Emile : Vous êtes un pédagogue. Je me suis renseigné. Vous allez trouver la question un peu générale… mais vous concevez ça comment la bonne  pédagogie?

Philippe Meirieu :
Voilà une question bien compliquée et difficile ! Avant d’y répondre, il faut définir ce qu’est que la pédagogie. Pour moi, la pédagogie, ce n’est pas seulement ce qui se passe dans l’école ; ce n’est pas, non plus, le fait de « bien expliquer », comme quand on dit d’un personnage politique qu’ « il fait de la pédagogie ». La pédagogie c’est l’élaboration et la mise en œuvre de tout le travail d’accompagnement des adultes afin de permettre à un enfant de devenir lui-même un adulte autonome et un citoyen capable de s’engager dans la vie démocratique de son pays.

A l’origine, le pédagogue, dans l’Antiquité grecque, était un esclave dans la famille. Ce n’était pas lui qui donnait les cours : celui qui enseignait, c’était le précepteur. Le pédagogue accompagnait l’enfant chez le précepteur ; il parlait avec lui sur le chemin, tentait d’obtenir sa confiance, lui prodiguait des conseils. Petit à petit, il se mit à réfléchir sur le travail du précepteur, la nature des enseignements qui étaient les plus utiles à l’enfant et les méthodes avec lesquelles il apprenait le mieux. Au fond, le pédagogue était un « médiateur », quelqu’un qui faisait le lien, matériellement et humainement, entre l’enfant et les savoirs. J’aime bien rappeler cette origine car elle permet de comprendre le sens du travail du pédagogue, tout à la fois la modestie et l’importance de sa mission.

Aujourd’hui, on pourrait dire que la pédagogie, c’est la réflexion sur l’éducation, mais pas seulement une réflexion philosophique, générale et abstraite : c’est une « théorie pratique », comme le disait Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie moderne ; c’est, tout à la fois, un ensemble de doctrines et un ensemble de pratiques qui leur sont associées. Le pédagogue réfléchit sur le but de l’éducation mais il articule à sa réflexion des propositions concrètes sur les moyens d’y parvenir. Plus encore, le pédagogue est celui qui « met les mains dans le cambouis » : il crée des institutions, propose des contenus et des méthodes, s’engage précisément avec des enfants concrets pour voir comment ça se passe… Et, en fonction de cela, bien sûr, il fait évoluer ses positions et ses propositions : il n’y a que ceux qui construisent des théories sans jamais les confronter à la réalité qui n’évoluent pas.

Le pédagogue est donc un « théoricien – praticien » de l’éducation. Mais l’éducation, cela ne concerne pas seulement l’école. Avant l’école et à côté de l’école, il y a l’éducation familiale. Toutes les familles n’éduquent pas leurs enfants de la même manière. Il y a des principes et des actes éducatifs et, donc, de la pédagogie, dans la famille. La manière d’accueillir l’enfant, d’organiser son environnement, de mettre en place, avec lui, des rituels, pour scander sa vie quotidienne, la façon de lui parler, d’exercer son autorité… tout cela est déterminant dans son développement.
 
Et puis, à côté de l’école, il y a aussi tous les lieux socioéducatifs, les clubs de sport, les groupes de théâtre ou de musique, les associations humanitaires, mais aussi les bandes de quartier, partout où l’enfant apprend, plus ou moins bien, à vivre ensemble, à obéir aux règles nécessaires à la vie collective, à participer aux décisions, mais aussi à s’approprier des savoirs pour contribuer le mieux possible à la réalisation d’un projet commun : et tout cela a une influence éducative considérable

Enfin, il ne faut pas oublier le pouvoir éducatif des médias. Un élève d’aujourd’hui passe, en effet, plus de temps, dans une année complète, devant des écrans que devant ses professeurs. À peu près une fois et demie plus de temps en moyenne, mais parfois beaucoup plus. Chez les plus jeunes, c’est devant la télévision puis, très vite, avec une tablette, devant des jeux vidéo, des ordinateurs, des téléphones portables… Cela a évidemment une influence très importante : aussi bien parce que l’enfant apprend ainsi certaines choses – mais sans pédagogue pour le conduire, le plus souvent ! – que parce qu’il prend des habitudes qu’il risque de garder ailleurs : ainsi, certains élèves arrivent-ils en classe avec une télécommande greffée au cerveau et se disent : « Quel dommage qu’ici on ne puisse pas changer de chaine ! ».
 
La pédagogie réfléchit à tout cela et se demande comment ces différents acteurs peuvent accompagner chaque enfant vers le statut d’adulte et de citoyen libre et responsable, capable de décider de sa propre vie et de participer à la construction du bien commun… Bien sûr, la pédagogie s’intéresse tout particulièrement à l’école car c’est le lieu où passent tous les enfants, c’est l’institution de la République qui doit garantir le droit à l’éducation pour toutes et tous, c’est là où, de manière privilégiée, on doit, tout à la fois, assurer la transmission des savoirs et l’émancipation des personnes.

Car, en caricaturant un peu, il y a deux manières de transmettre des savoirs. Soit je te transmets des savoirs – les règles d’accord du participe passé, le théorème de Pythagore, la géographie de l’Amérique ou la reproduction des oursins – en te disant : « Ça c’est utile pour réussir l’exercice, le contrôle, l’examen… et passer en classe supérieure »… et, alors, on ne peut pas dire que ces savoirs soient pour toi vraiment émancipateurs. Nous sommes dans ce qu’un pédagogue brésilien, Paulo Freire, a nommé la « pédagogie bancaire » : on te transmet des savoirs comme des billets de banque en te demandant de les rendre le jour de l’examen, mais ça ne t’apporte pas les moyens d’y voir plus clair sur ta propre vie, d’y voir plus clair sur le monde, sur ce que, toi, tu veux faire dans le monde et sur la manière dont tu vas t’engager dans ce monde. Tu es dans un échange marchand et l’école est, pour toi, un parcours du combattant où il te faut surmonter des épreuves sans bien comprendre pourquoi.

Mais on peut aussi transmettre des savoirs autrement, avec ce que tu appelais, dans ta question, une « bonne pédagogie » : il faut alors avoir toujours en tête la manière dont l’élève reçoit, comprend et intègre ces savoirs, non comme une obligation, mais comme un enrichissement qui offre des possibilités et donne de la liberté. Apprendre à écrire un texte, cela peut être simplement un ensemble d’exercices ennuyeux auxquels l’élève se soumet, mais cela peut être aussi une manière d’accéder à un pouvoir fabuleux : celui de mieux retenir ce qu’on veut mémoriser, celui de garder des traces de ce qu’on a rencontré, celui d’écrire une lettre d’amour ou une lettre d’insulte ! De même, tu peux apprendre le théorème de Pythagore juste pour réussir les exercices sur le théorème de Pythagore, sans comprendre ni pourquoi et comment Pythagore l’a élaboré, ni à quoi il peut te servir en dehors des problèmes de géométrie scolaire. Tu peux réciter et appliquer le théorème de Pythagore sans avoir compris son véritable sens dans l’histoire des civilisations et sans avoir la moindre idée des usages infinis qu’on en fait encore aujourd’hui.