Pédagogies et neurosciences

Du dialogue impossible à la complémentarité

Philippe Meirieu

Grégoire Borst

Chronique sociale, 2024

Les pédagogues et les neuroscientifiques se méfient parfois les uns des autres. Ont-ils raison de le faire ? Serait-il imaginable qu'ils s’articulent et se complètent ? Le cas échéant, comment pourraient-ils le faire au bénéfice des apprenants et de leurs apprentissages ? Toujours, les titres simplistes et réducteurs ainsi que les oppositions brutales font vendre.
Et puis après ? Réunir Philippe Meirieu, professeur émérite à l'Université Lumière Lyon II, à l'ADN viscéralement pédagogique et Grégoire Borst, professeur de psychologie et de neurosciences cognitives du développement à l'Université Paris Cité, Directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l'Éducation de l'Enfant (CNRS), ce n'est pas parier sur un affrontement au cours duquel l'un ou l'autre chercherait le K-O debout de son adversaire ; c'est au contraire alimenter l'ambition de questionner les possibles pour peut-être tendre enfin, avec toute la prudence et toute l'humilité qui s'imposent, vers une école dont l'adjectif « égalitaire » se confirmerait dans les faits.

Cela étant posé, quelles sont réellement les disciplines en présence ?
La réponse paraît simple : les pédagogies et les neurosciences.
Certes mais :
- que sont les pédagogies et les neurosciences ?
- comment s'envisagent-elles respectivement ?
- que peuvent-elles bien redouter l'une de l'autre ?
- ont-elles raison de nourrir ces craintes, sont-elles fondées ?
- bien plus fondamentalement, comment peuvent-elles s'articuler ?
- bref, n'existe-t-il, dans leurs relations que des oppositions et des prises de position radicales ou peuvent-elles se rencontrer au service d'une école égalitaire dans les faits et non plus dans un qualificatif auquel il est parfois difficile de croire encore ?

Deux enseignants-chercheurs ont relevé le gant de ce défi qui emprunte la forme d'une « disputatio » au semble le plus noble du terme.
Avec l'espoir de s'engager mieux encore dans un cheminement commun qui parvienne à déjouer la formule selon laquelle l'école cesserait de "fonctionner comme un hôpital qui renverrait chez eux les malades et soignerait les gens en bonne santé".
                                                
La rencontre entre Grégoire Borst et Philippe Meirieu a pris la forme de trois débats organisés à la Haute École Provinciale du Hainaut Condorcet en collaboration avec l'asbl Éducation et Famille - Université de Mons, à l'Institut pour le Développement de l'Enfance et de la Famille (IDEF) au nom de l'Observatoire de la Résilience Boris Cyrulnik à Sambreville et à l'EAFC Namur-Cadets.

Nous remercions très sincèrement leurs équipes respectives pour la qualité remarquable de leur accueil et le professionnalisme de leurs équipes respectives.

Les pages suivantes rapportent fidèlement les échanges intervenus entre Grégoire et Philippe avec une réelle volonté de s'écouter vraiment et de construire du commun au bénéfice des apprenants.
Elles témoignent également d'un véritable souci de partage avec chaque lecteur, à rebours d'un vocabulaire et d'une technicité mais aussi d'un esprit polémique qui caractérisent parfois les débats entre spécialistes, au risque de priver un public non averti d'informations essentielles pour bien comprendre les enjeux fondamentaux de l'éducation.

Le débat qui vous est présenté dans ces pages n'adopte jamais la forme d'une joute. Il n'articule pas des positions, encore moins des oppositions, figées. Mieux, il vous propose une réflexion partagée, par pallier ; un discussion de fond qui ne fait pas l'économie, parfois, de quelques allers et retours pour préciser et souligner encore les vécus et les propositions desquels s'origine une réflexion toujours poussée plus loin sous la houlette de deux Sisyphe amoureux de leur rocher commun, de leur démarche partagée mêlant amélioration continue et pratique réflexive.

Sur la forme, tout lecteur attentif des ouvrages de de Grégoire Borst et de Philippe Meirieuretrouvera leur souci de la notion précise, de l'explication détaillée, de l'aller-retour permanent entre pratique, réflexivité et théorisation.

Sur la forme toujours, nous assumons le choix d'avoir respecté la dynamique de débats s'affinant et s'approfondissant au fur et à mesure de ce qui ont été les trois premières rencontres successives de ces deux remarquables auteurs.

Sur le fond, Philippe et Grégoire interrogent sans a priori ni ménagement les piliers et les fondamentaux de la seule garantie dont toute démocratie peut réellement se prévaloir : l'éducation.

 

                                                                                  Jean-François Horemans & Alain Schmidt


Recension de Pascal Bouchard dans TOUTEDUC

P. Meirieu le pédagogue et G. Borst le neuroscientifique posent leurs conditions pour être "totalement d'accord"

Philippe Meirieu, le pédagogue et Grégoire Borst, le neuroscientifique sont "du même côté de la barrière" parce qu'ils savent que "l'apprentissage ne se décrète pas", ils le disent dans un petit ouvrage qui leur permet de passer "du dialogue impossible à la complémentarité" et qui reprend l'essentiel de leurs échanges lors de trois débats organisés en Belgique.

"Je crois surtout que ce qui différencie les perspectives du pédagogue et du neuroscientifique, ce sont essentiellement des différences de focales, focale plus systémique pour le pédagogue et plus individuelle pour le neuroscientifique", estime d'ailleurs G. Borst en préambule de leur discussion, et il ajoute : "je réaffirme que les données issues des neurosciences, comme celles produites par toute autre discipline ne peuvent avoir de caractère injonctif sur le type de pratique pédagogique à mettre en place dans une salle de classe", d'autant qu'il reste très complexe de déterminer ce qui fonctionne ou non dans une classe. P. Meirieu évoque alors l'histoire de cette fillette qui refusait sa scolarisation malgré tous les efforts de la psychologue et de toute l'équipe pédagogique, jusqu'au jour où, pour une raison à jamais incompréhensible, une activité nouvelle proposée par la maîtresse lui a plu : "Si l'on en était resté à une vision très applicationniste - 'il suffit de comprendre le problème de Sophie pour obtenir la solution' -, on n'aurait peut-être jamais permis à cette petite fille de rentrer tranquillement dans la classe." D'où le "désaccord" du pédagogue avec "certains usages des neurosciences" et avec les "promoteurs de la pédagogie explicite" qui voudraient substituer une technique qui fonctionnerait "à coup sûr" à la "variable humaine" que représentent le professeur et les élèves.

G. Borst nuance : "Je suis totalement sur cette idée qu'il n'existe pas de solution a priori" mais "je pense que pour des micro-apprentissages, dans une séquence pédagogique très définie, le fait de pouvoir définir une typologie des erreurs peut permettre de se questionner sur ce qui (...) peut créer une difficulté pour un certain nombre d'élèves", par exemple comprendre que 1,4 est plus grand que 1,342. Cela dit, aucun neuroscientifique "n'a la naïveté de penser qu'en observant certaines activités dans le cerveau humain, nous pourrions déterminer la meilleure méthode d'apprentissage dans la salle de classe".

P. Meirieu renchérit : "L'idée qu'il puisse y avoir une pédagogie scientifique est absurde parce qu'elle signifierait qu'il peut y avoir une pédagogie sans axiologie, c'est à dire sans finalités, sans une représentation (...) de la société que l'on veut préfigurer et des valeurs que l'on veut promouvoir." D'où un regard critique sur les travaux de Stanislas Dehaene. Celui-ci réduirait "le réel à ce qu'il étudie". Il est certes "légitime" de "s'attacher à décrire des phénomènes cérébraux observables" mais "dangereux de considérer que tout cela totalise la réalité" car on transforme alors "une disipline contributoire en discipline hégémonique". G. Borst est "tout à fait d'accord" : "Il faut faire attention à ce qu'on ne réduise pas l'apprentissage de l'enfant à quelque chose qui reviendrait par exemple à évaluer la fluence de lecture (...) pour en tirer des conclusions sur l'expertise de la lecture chez l'enfant." Dès les premiers échanges avec le pédagogue, le cogniticien a d'ailleurs pris ses distances avec S. Dehaene pour qui "l'éducation vise à promouvoir le capital humain", la littératie et la numératie participant, estime l'OCDE, au développement économique des pays. Lui-même s'inscrit davantage dans la perspective de l'UNESCO, l'éducation participe "à l'émancipation humaine". P. Meirieu dénonce de même le risque de construire "des compétences qui se juxtaposent sans donner au sujet la possibilité de s'impliquer dans un acte libre (...). Le projet de l'école efficace se traduit par la trahison complète de l'idéal des Lumières, et par ceux-là même qui s'en revendiquent."