Philippe Meirieu

Comment aider nos enfants à réussir, à l'école, dans leur vie, pour le monde

Paris,Bayard, 2015

 

 

La présentation du livre par François Jarraud sur "Le Café pédagogique" et un entretien avec Philippe Meirieu

INTRODUCTION

 

Réussir : la capacité de penser et la force d’agir

 

Je suis né peu de temps après la Seconde Guerre mondiale et je fais partie de ces privilégiés du baby booom qui, le mois qui a suivi la fin de ses études, a reçu sa première fiche de paye. Depuis, chaque mois, j’ai été payé régulièrement et, si j’ai changé quelques fois de fonction, je n’ai jamais été en difficulté matérielle grave. Ma carrière s’est déroulée avec les soubresauts habituels, mais sans jamais vraiment compromettre mon projet de vie forgé à l’adolescence : la transmission des savoirs, la pédagogie scolaire et la formation des adultes… Comme tout un chacun, j’ai vécu des crises personnelles. Fils « mal aimé » et peu estimé par ses parents pour ses positions anticonformistes, j’ai dû « faire mes preuves » et j’en garde encore aujourd’hui des séquelles : l’inquiétude de ne pas être à la hauteur, le besoin d’être rassuré en permanence et la certitude de n’avoir jamais vraiment rien réussi complètement… Avec beaucoup de ceux et celles de ma génération, j’ai vécu « l’explosion » insouciante des « Trente glorieuses », avant de prendre de plein fouet le choc du SIDA – mon frère en fut une des premières victimes – et celui de la découverte de la finitude de notre monde et de la précarité de notre humaine condition.

Nous fûmes incontestablement gâtés au plan matériel pendant qu’autour de nous, s’effritaient, puis s’effondraient, les certitudes sur lesquelles nos parents avaient vécu. La société traditionnelle campait sur des certitudes somme toute assez confortables : il existait des « grands récits » salvateurs – du christianisme traditionnel au marxisme dominant - qui nous fournissaient une morale collective et permettaient d’espérer en un avenir délibérément meilleur ; le « progrès » se poursuivaient, de génération en génération, et chacun avait la conviction qu’il vivrait mieux et plus heureux que ses parents ; la solidarité internationale prenait forme et l’on pouvait raisonnablement espérer qu’une fois tombé « le rideau de fer », l’horizon s’ouvrirait vers une humanité réconciliée ; et, quant à nous, nous accédions enfin à l’émancipation individuelle à laquelle notre société aspirait depuis longtemps… Nous devenions capables de fonder une véritable démocratie.

Au lieu de cela, ce fut « la crise » : une crise qui s’éternise tellement que plus personne aujourd’hui ne se souvient de ses débuts. Les grands récits se sont vite effondrés et l’avenir se fit moins prometteur ; le prix à payer pour notre fameux « progrès » apparut de plus en plus lourd, jusqu’à compromettre la survie même de notre planète ; loin de s’estomper, les conflits se multiplièrent aux quatre coins du monde, opposant états, communautés et gangs, décourageant systématiquement le manichéisme, réinventant des pratiques barbares qu’on croyait définitivement révolues ; et, quant à notre émancipation individuelle et à nos espérances démocratiques, elles ont été englouties par le tsunami du commerce mondialisé ; l’individualisme a pris le dessus, chacune et chacun recherchant, plus ou moins ouvertement, à « tirer son épingle du jeu » face à un avenir définitivement incertain, plus lourd d’inquiétudes que de promesses.

 Ainsi « réussir », jadis, c’était suivre un chemin bien tracé, grimper les échelons de la hiérarchie sociale, trouver un équilibre familial dont on tenait – coûte que coûte – à sauver les apparences. « Réussir », c’était « faire la fierté de ses parents », « suivre sa voie » et « donner le meilleur de soi-même »… La « méritocratie républicaine » permettait à quelques fils d’instituteurs de devenir de grands commis de l’État et le hasard des rencontres parisiennes à quelques créateurs d’être reconnus comme de grands artistes. Mais tout cela restait l’exception : la « vraie réussite », la plus courante, était la fidélité à une trajectoire très largement tracée à l’avance. Cette fidélité était d’autant plus facile que la société était relativement stable et que, tant sur le plan idéologique, sociétal et économique, elle n’évoluait que très lentement.

Dans ces conditions, l’éducation des enfants ne posait pas de problème insoluble : quand un père ou une mère avait une difficulté, il leur suffisait de se remémorer ce que ses parents avaient fait – ou d’imaginer ce qu’ils auraient fait – en pareille circonstance. Ils trouvaient alors, dans leur besace, les réponses à leurs questions. Mais les choses ont évolué et évoluent de plus en plus vite : on a beau chercher, on ne trouve pas dans sa besace des réponses à des questions comme « À quel âge faut-il acheter un téléphone portable et avec un forfait de combien ? », Ou bien : « Ma fille passe plusieurs heures par jour devant son ordinateur, sur un site gothique qui lui enjoint de se scarifier : que dois-je faire ? ». Aucune solution ne précède aujourd’hui les problèmes que nous rencontrons. D’autant plus que nous avons tous, plus ou moins, pris nos distances avec les dogmes traditionnels et que nous ne reconnaissons plus vraiment à personne la légitimité de nous dicter nos comportements.

En matière scolaire, les choses, aussi, sont devenues très compliquées. Certes, nous croulons sous les livres et les revues qui nous assomment de conseils techniques sur le choix du meilleur établissement, la meilleure manière de dialoguer ave les professeurs ou de choisir des cours particuliers. Certes, nous avons accès, sur Internet, à une multitude de données et d’informations, tant dans le registre des choix de carrières que dans celui des conseils en matière de comportement psychologique. Mais tout cela relève plus de la « mécanique » que de ce qui pourrait véritablement faire sens, vectoriser notre action éducative et préparer nos enfants à réussir, tout à la fois, leurs apprentissages scolaires, leur projet de vie et le rôle qu’ils devront jouer dans un monde qui a bien besoin d’eux.

Les choix professionnels ne sont pas plus simples à effectuer : l’époque où l’on « était orienté » naturellement en fonction des desiderata de toute la famille est révolue. D’abord parce que la structure des emplois a profondément changé et, ensuite, parce que nos enfants, très tôt, veulent aujourd’hui prendre leur vie en mains, même en en payant lourdement le prix : celui d’une certaine errance et, parfois, de véritables « trous d’air ».

Mais comment la génération de leurs parents pourrait-elle le leur reprocher, elle qui, précisément, a bâti un monde fondé sur cette revendication ? On peut toujours se complaire dans la nostalgie et refuser à ceux qui viennent au monde d’accéder à ce pour quoi nous nous sommes battus. Il est vrai que ce serait plus reposant. Mais pas forcément plus cohérent ! Ce n’est pas, en tout cas, le parti pris de cet ouvrage : on n’y trouvera ainsi aucun test psychotechnique pour déceler si son enfant est intellectuellement précoce ou s’il vaut mieux qu’il se dirige vers la mécanique ou l’agriculture. On n’y trouvera pas, non plus, des « conseils universels » qu’il suffirait d’appliquer pour obtenir miraculeusement le résultat voulu : chaque histoire éducative est une aventure singulière et, s’il y a des principes à stabiliser comme des connaissances à acquérir, rien ne peut nous exonérer de la réflexion devant chaque cas particulier.

C’est à cette réflexion que cet ouvrage invite précisément. Ce n’est pas un « livre catastrophe » qui prédirait, avec une esthétique de la désespérance dans laquelle excellent certains de nos intellectuels, la fin de la civilisation et de l’humanité réunies. Ce n’est pas, non plus un « livre bisounours » qui distillerait des conseils généraux et généreux que nul ne peut contredire, mais qui confinent souvent à la mystique ésotérique : « Soyez vous-même pour que l’autre soi lui-même et que l’énergie spirituelle que vous faites émerger de vos échanges illumine votre vie et vous permette de suivre votre inclination sans contredire votre raison »… Non, c’est un livre de « pédagogie » !

Oui, j’ose le mot ! Et sans aucun scrupule. Parce que je crois que la pédagogie, en ce qu’elle s’efforce d’articuler en permanence la réflexion sur les fins – le type d’humains que l’on veut former -, la prise en compte de l’histoire – la situation inédite que nous vivons – et la considération des cas concrets auxquels nous sommes confrontés – et qui nous réinterroge en permanence sur nos valeurs -, peut permettre d’aiguiller la réflexion, de se forger un jugement et d’accéder – au moins de temps en temps – à ce que mon maître, Daniel Hameline, nomme « l’action sensée ».

Or, l’action sensée en éducation aujourd’hui, c’est celle qui permet à l’enfant d’accéder à l’autonomie. C’est celle qui l’accompagne vers la capacité de « se faire œuvre de lui-même », comme le disait déjà au XVIIème siècle le grand pédagogue Pestalozzi… Mais, attention ! L’action sensée n’exonère nullement l’adulte de ses devoirs impérieux : aucun enfant ne peut « se faire œuvre de lui-même » tout seul, sans qu’on organise autour de lui des situations stimulantes, sans qu’on engage avec lui une interlocution confiante et exigeante, sans qu’on le nourrisse physiquement et intellectuellement, sans qu’on intervienne, au quotidien pour lui permettre de progresser et de se dépasser. Et cette action sensée concerne tout aussi bien les parents, les professeurs que l’ensemble des professionnels de l’éducation. C’est à eux de transformer ce que beaucoup considèrent comme une « crise insupportable » en une « chance inespérée ». C’est donc à eux – séparément et ensemble – que s’adresse ce livre. Pour qu’ils s’en saisisse comme un objet de débat, qu’ils fassent place, dans la vie publique, à un peu plus de réflexion authentique sur l’éducation, qu’ils travaillent obstinément pour que nos enfants acquièrent, tout à la fois, la capacité de penser librement et la force d’agir qui leur permettra de « réussir ».