Mieux comprendre le fonctionnement
du professeur... pour mieux faire réussir
les élèves ?

Entretien de Philippe Meirieu avec des membres du groupe CEDRE (recherche en EPS)

 

1 - Piloter l'école par les résultats est un véritable danger : pourquoi ?

D'abord, parce que l'on n'explique jamais vraiment de quels résultats il s'agit et qu'en réalité l'appel aux résultats recouvre toujours, plus ou moins, les seuls résultats statistiques concernant les orientations et les réussites aux examens. Or, ces résultats-là, sont toujours sujets à caution : pour obtenir de bons résultats   dans ces domaines, il suffit de bien organiser la sélection et d'écarter, en cours de route, les élèves les plus fragiles. Il faudrait, d'ailleurs, comme en Italie, interdire la diffusion des moindres résultats statistiques quand ils ne sont pas assortis du « taux de mortalité scolaire ». C'est une question d'honnêteté élémentaire. Cela étant dit, même ainsi relativisés, ces résultats ne peuvent guère rendre compte de la réalité du travail éducatif et de la manière dont l'école assume ses missions fondamentales de formation du citoyen : pour cela, il faudrait élaborer des indicateurs beaucoup plus diversifiés sur, par exemple, le nombre d'élèves qui s'engagent dans des initiatives collectives et y contribuent efficacement, sur l'autonomie documentaire, sur la capacité à construire les normes nécessaires à sa propre santé, sur l'effort à passer par l'argumentation et l'explication avant d'en arriver à la violence, sur la créativité, etc. Or, si, sur certains de ces objectifs, on peut trouver des indicateurs quantitatifs (le nombre de journées de formation des délégués d'élèves est un bon indicateur de la manière dont cette fonction est prise au sérieux, la fréquentation de l'association sportive donne une indication sur le dynamisme d'un établissement en EPS, etc. ), il existe, évidemment, des finalités essentielles impossibles à traduire quantitativement l'autonomie, par exemple, ou le respect de l'altérité... Il ne faudrait pas que l'on renonce à ce que l'on ne sait pas ou que l'on ne peut pas mesurer. Enfin, même si nous supposons tous ces problèmes résolus, il reste qu'en éducation, l'obligation de résultats n'est pas légitime : tous les moyens ne se valent pas pour faire apprendre. Piloter par les résultats en EPS, c'est, à terme, prendre le risque de justifier le dopage ! Comme le médecin, l'enseignant n'est soumis qu'à l'obligation de moyens. Et je ne devrais pas dire « qu'à l'obligation de moyens », car cette dernière est, en réalité, bien plus exigeante que l'obligation de résultats. L'obligation de moyens, c'est l'obligation d'inventer sans cesse de nouvelles situations capables de mobiliser les élèves et de les aider à se dépasser...

2 - Les savoirs précèdent-ils la culture ?

Anthropologiquement, à mon avis, les deux sont profondément liés : les hommes élaborent des savoirs dans le cadre d'une culture et ces savoirs contribuent à constituer la culture. On ne peut pas dire si les savoirs techniques nécessaires à la construction d'une cathédrale ont précédé ou suivi la culture chrétienne qui a présidé à leur élaboration. On pourrait, pour faire image, dire que les savoirs relèvent des « fondations » et que la culture relève du « fondement ». Une maison a besoin des deux : d'un fondement qui lui donne sa raison d'être, et de fondations qui lui permettent de tenir debout. Et les deux s'appellent réciproquement et se développent dans leur interaction... S'agissant des savoirs scolaires, il s'agit moins de décider de ce qui précède et de ce qui suit que d'observer à quel point nous avons tendance à isoler les savoirs et à les déconnecter de la culture qui leur donne sens. Cela se fait, d'ailleurs, pour de bonnes raisons : dans la culture, les savoirs ne sont pas toujours formalisables et donc souvent difficilement transmissibles ; ils s'entremêlent, font appel à des implicites et leur assimilation se fait par imprégnation. L'école veut légitimement aller plus vite et être plus juste : d'où son travail de « programmation ». Éminemment nécessaire, mais qui, en même temps, assèche les savoirs et risque de les faire apparaître comme des barrières construites artificiellement dans la course d'obstacles qu'est la scolarité.

3 - Qu'entends-tu par « pédagogie des préalables » ?

C'est la tendance à toujours remonter en amont du côté de l'élève. Il ne parvient pas à faire cela parce qu'il lui manque des bases, des pré-requis, des capacités, voire des dons. C'est peut-être vrai, stricto sensu , mais, justement, nous savons que des objectifs plus complexes peuvent être plus mobilisateurs et permettre, par un retour en arrière, d'acquérir des « savoirs de base ». Je trouve qu'on s'acharne souvent sur « les bases » quand il faudrait, au contraire, être plus ambitieux pour revenir aux bases ensuite. Au fond, la pédagogie des préalables est un moyen d'écarter des élèves d'apprentissages qui feraient sens pour eux. C'est toute la philosophie du fameux « socle commun de connaissances » : on fait du socle (purement instrumental) la condition pour accéder, ensuite, aux apprentissages considérés comme des « suppléments d'âme » (les arts, l'éducation physique, la culture en général).

4 - Est ce que mettre les « savoirs en culture » (P. Parlebas), c'est pareil que de mettre la « culture en savoirs » (P.Goirand) ? N'est-ce qu'un jeu de mots ou bien y a-t-il deux conceptions différentes de l'enseignement ?

Je ne connais pas suffisamment les débats théoriques en éducation physique pour savoir s'il y a là deux conceptions différentes, voire opposées. Pour moi les deux mouvements sont nécessaires : il faut mettre la culture en savoirs, sinon on ne peut pas l'enseigner de manière rigoureuse et démocratique. Et il faut mettre les savoirs en culture car, sinon, ils sont trop formalisés et coupés de ce qui leur donne sens. Les deux mouvements se complètent à la fois dans l'élaboration théorique et dans la pratique de la classe.

5 - « Il s'agit de traiter la question de la motivation et de l'appropriation des savoirs non plus à partir des seuls intérêts extrinsèques des élèves aux savoirs, mais à partir de contenus culturels forts permettant de relier l'intime et l'universel ... ». Que veux-tu dire par là ?

Nous avons trop vécu sur une conception psychologisante de la motivation - qui relève aussi de la pédagogie des préalables - selon laquelle la motivation doit précéder l'apprentissage. Pour ma part, et contrairement aux caricatures que Luc Ferry a fait de mes travaux, je n'ai jamais affirmé cela. Mais je n'ai jamais, non plus, dit que les apprentissages devaient précéder la motivation : « Travaille et tu finiras bien par aimer et comprendre ! ». J'ai toujours affirmé que la pédagogie consistait à faire fonctionner les deux en même temps : il faut motiver par l'apprentissage et l'on apprendra par la motivation. D'où la nécessité de sortir du mécanisme : « Je cherche quelque chose qui intéresse déjà l'élève et je réussis à l'entraîner sur un autre terrain : à partir des chansons anglaises, j'introduis le cas possessif... À partir de la passion pour le championnat de foot, je fais découvrir les mécanismes du jeu collectif, etc. » Cela peut marcher et nous l'utilisons tous à in moment ou à un autre. Mais il y a là, sur la durée, quelque chose qui relève de la manipulation. Je préfère parier -au moins de temps en temps -sur le fait que les savoirs élaborés par les hommes renvoient à des questions qui nous concernent nous et que c'est en travaillant sur ces questions qu'on activera l'épistémophilie (le désir de savoir). Un professeur de géographie peut tenter de faire étudier une carte en s'appuyant sur la préparation d'une sortie scolaire. Mais il peut aussi tenter de montrer en quoi une carte est toujours une carte au trésor qui permet de voir ce qu'on a sous les yeux et qu'on ne voit pas. Il peut se demander, avec les élèves, ce qu'était le monde pour les hommes avant l'invention des cartes et en quoi elles sont une réponse à notre peur commune de nous perdre. En EPS, il me semble qu'on touche aussi à des invariants anthropologiques forts : un geste précis, c'est le minimum d'efforts possible pour le plus d'effets utiles, un équilibre que chacun recherche et dont le sport, à travers bien des activités, nous donne une représentation. Un geste juste, c'est un geste habité, où l'intentionnalité colle complètement avec le sujet : là encore, les APS peuvent permettre de relier le désir de chacun et l'exigence de tous. Plus précisément encore, les arts martiaux représentent une manière tout à fait extraordinaire de relier la question intime de la maîtrise des pulsions, de la gestion de son agressivité, avec un cadre culturel et des savoirs techniques qui se perdent dans la nuit des temps. Au bout du compte, il nous faut amener l'élève à jouir de sa compréhension des choses, de la maîtrise de soi, de la participation intelligente à une action collective. Comme le joueur d'échecs jouit de la partie, pourtant très difficile, dans laquelle il est embarqué.  

6 - Que veux-tu dire quand tu expliques qu'il faut que le professeur passe du je « m'exhibe » à « j'explore » ?

Tout enseignant entretient un rapport personnel fort avec la discipline qu'il enseigne. Celle-ci lui a donné des satisfactions quand il était élève, lui a permis d'être fier de lui, de découvrir de nouveaux champs, etc. Et, quand il a réussi un concours de recrutement difficile, l'ancien bon élève devient un « vrai professeur ». Il s'incorpore sa discipline en quelque sorte. Légitimement, il est fier de ce qu'il est et il peut croire qu'il lui suffit de montrer cela pour entraîner tous ses élèves derrière lui. Effectivement, cela peut marcher avec certains : ceux qui s'identifient à lui... comme lui, souvent, s'est identifié à un professeur durant sa scolarité. Mais une école démocratique ne peut être fondée sur les seuls processus d'identification. C'est ce que les « anti-pédagogues » s'obstinent à ne pas vouloir comprendre. Ils imaginent qu'il suffit de développer l'exhibition pour qu'advienne l'apprentissage. Pour ma part, je crois que, pour oeuvrer à une vraie démocratisation, il faut déconstruire l'identification et aller explorer la genèse des savoirs, tenter de comprendre comment ils peuvent se construire concrètement pour un individu. Il faut explorer ses propres savoirs pour comprendre ce qui en eux peut « faire prise » pour les élèves. Cette exploration est, à mes yeux, au coeur de la didactique.

7 - Comment dépasser chez un professeur (mais aussi un formateur) lorsqu'il enseigne (qu'il forme) « la recherche de sa propre rencontre avec le savoir » (une retrouvaille qui peut amener au clonage)... pour l'amener à lui faire « ressentir la jouissance d'avoir fait trouver, réussir... » ?

C'est vraiment un basculement essentiel. C'est aussi la part la plus mystérieuse du métier que la didactique peut aider à comprendre, mais jamais complètement totaliser. Il y a un moment où un élève passe d'un exercice laborieux à une sorte de jeu qui lui permet de se dépasser. C'est vrai pour le gamin face à une multiplication et qui va se mettre à « aimer les maths », c'est vrai d'un élève qui doit écrire un texte en français et qui va trouver du plaisir à chercher le mot juste, c'est vrai de celui qui, au saut en hauteur, en gymnastique ou en escalade, va, tout à coup, entrer dans l'intelligence de l'activité et se projeter en avant. « Entrer dans l'intelligence de l'activité » suppose, évidemment, que cette activité se présente « intelligemment », non pas comme une somme de règles arbitraires, mais comme un projet cohérent qui fait sens. D'où l'extrême importance de donner à voir cette « intelligence ». C'est le rôle fondamental du professeur ou du formateur, aussi bien quand on enseigne la physique que quand on forme des électriciens. J'ai travaillé, jadis, sur la manière dont un élève de baccalauréat professionnel entrait dans l'intelligence d'une armoire électrique : cela dépend, pour beaucoup, de la capacité de son formateur à lui permettre d'en percevoir la cohérence. D'ailleurs, c'est une bonne définition de l'intelligence : voir et donner à voir la cohérence des choses humaines.

8 - Qu'entends-tu quand tu dis :   « Nous avons besoin d'une réelle expertise didactique aujourd'hui » ? Comment la définirais-tu ?   C'était moins le cas avant ? Le problème se pose t-il autrement ?

Tout dépend de l'ambition que l'on se donne. Si l'on ne cherche qu'à faire accéder les « héritiers » à la culture, nous n'avons pas besoin de didactique. Une conception religieuse suffit : on reçoit l'ordination en début de carrière (le CAPES, l'agrégation) et l'on peut donner ensuite les sacrements avec la même efficacité supposée. Si, en revanche, on cherche réellement à transmettre - et j'assume ce mot complètement - il faut alors entrer dans le « constructivisme ». Ce n'est pas là une idéologie parmi d'autres, c'est la seule manière de sortir du religieux. Ou l'on impose les mains, ou l'on crée des situations didactiques qui permettent, par le jeu des contraintes et des ressources, des consignes et des matériaux, de faire partager la genèse des savoirs humains, bref d'être dans l'apprentissage. Cela dit, je ne suis pas adepte d'une didactique mécaniste qui se contenterait d'analyser les savoirs a priori et de les « appliquer » dans la classe. La vraie didactique est une didactique ouverte : ouverte à la question fondamentale du SUJET.

9 - Que signifie pour toi aujourd'hui " être cultivé " ?

Je crois que cela signifie « être exigeant » : chercher à comprendre, ne pas se satisfaire des préjugés et des slogans. C'est d'ailleurs une définition assez classique de la culture comme « esprit critique ». Cela ne veut pas dire que la culture n'a pas de contenus, bien au contraire. Mais il faut regarder les choses en face : de toute évidence, un enfant de douze ans d'aujourd'hui a engrangé une quantité d'informations de toutes sortes bien plus grande qu'un enfant d'il y a un demi-siècle. De toute évidence, sa « bibliothèque intérieure » est bien plus remplie d'ouvrages, de revues, de tracts, d'images, de flashs de toutes natures. Et de toute évidence, elle est moins bien rangée. Il faut dire qu'il est, évidemment, beaucoup plus difficile de ranger une bibliothèque, dont la capacité est limitée - c'est ce que les psychologues appellent notre « empan cognitif » -, quand on y fourre en vrac, tout au long de la journée, une multitude de documents hétéroclites et qu'avant même qu'on ait pu réfléchir à la place de chacun, on en reçoit un autre. On finit par tout mettre en tas et par renoncer, faute de temps, d'énergie et de place disponible, à la moindre organisation. Sans classement sérieux, il ne reste donc plus que la mémoire immédiate : ce qui reste à l'esprit, c'est ce qui marque, ce qui impressionne, ce qui choque. On fonctionne « de fil en aiguille », avec la confusion permanente entre l'important et le spectaculaire.

Ainsi nos enfants savent-ils plus de choses, mais ont-ils plus que jamais besoin d'être accompagnés dans cette opération supérieure de l'esprit - qui conditionne toutes les autres : le classement. C'est pourquoi la recherche documentaire - au même titre que la démarche expérimentale - devrait être le fondement même de la pédagogie scolaire. Or, c'est peu dire qu'il n'en est rien. Après la suppression des « Travaux personnels encadrés » (TPE) en terminale, nous assistons aujourd'hui au démantèlement des « Itinéraires de découverte » au collège : mais, justement, ces travaux interdisciplinaires de confection d'un dossier   ou d'élaboration d'une activité rigoureusement organisée étaient des moyens privilégiés pour apprendre à traiter l'information. C'était aussi une manière de remplacer le traditionnel « devoir » par la confection d'un « chef d'oeuvre », quelque chose dont l'élève puisse être fier et qui lui permette de découvrir et de mettre en oeuvre l'exigence de perfection... C'est cela la culture. Et c'est sur cela que nous régressons.

10 -Tu nous dit que la construction (dans la rigueur) des situations (comme une délégation   à l'objet) est la condition pour donner à l'élève « l'autorisation d'apprendre ». À l'inverse, certains « formateurs », certains « institutionnels »se plaignent en EPS et parlent (en le regrettant) de   « magie des tâches ». Cette confiance dans la situation est-elle une démission de l'enseignant ?

La tâche n'est pas magique. Il faut même s'en méfier. La pédagogie n'a cessé de demander qu'on distingue l'objectif de la tâche, qu'on relativise la seconde pour valoriser le premier. En EPS, on insiste légitimement sur l'acquisition de la compétence distincte de la performance... Mais, justement, en partant de l'objectif, on va être amené à la tâche. Comment ? il suffit de se poser les bonnes questions dans l'ordre :

1) Qu'est-ce que je veux que l'élève apprenne ?

2) Pour qu'il apprenne cela, qu'est-ce qu'il faut qu'il comprenne ?

3) Pour qu'il comprenne, qu'est-ce qu'il faut qu'il fasse « dans sa tête » ?

4) Pour qu'il fasse cela « dans sa tête », qu'est-ce qu'il faut qu'il fasse concrètement ?

5) Pour qu'il fasse cela concrètement, qu'est-ce qu'il faut que je mette en place comme situation ?

6) Pour que cette situation fonctionne, de quels matériaux, outils, documents j'ai besoin ?

7) Et que faudra-t-il donner comme consignes précises aux élèves pour qu'ils fassent avec ces matériaux l'activité concrète... qui leur permettra de faire l'activité mentale... qui leur permettra de comprendre... ce que je leur ai demandé d'apprendre ?

Ainsi, on parcourt la chaîne dans les deux sens : du mental au concret et du concret au mental... Avec toujours, en ligne de mire, le fait qu'un sujet ne s'approprie vraiment une connaissance que s'il est capable de la transférer, de la réinvestir dans une situation nouvelle et à sa propre initiative. C'est ce qui relie profondément instruction et émancipation. C'est ce qui se trame dans toute activité véritablement pédagogique.