Yvonne Hagnauer

une grande pédagogue du vingtième siècle

par Philippe Fleutot,

président de la "Société des Anciens de la Maison d'Enfants de Sèvres"

 

 

Le 6 novembre 1985, au cimetière de Meudon, une centaine de personnes assistaient aux obsèques d'une institutrice de 87 ans : Yvonne HAGNAUER. Une de ses anciennes élèves lisait les nombreux messages reçus, émouvants souvent, bouleversants parfois, dont ceux d'Yvette Roudy, de Jean-Pierre Chevènement et du mime Marceau.

Presque 20 ans plus tard, le 4 juin 2005, au 14 de la rue Croix-Bosset à Sèvres, une plaque en hommage à cette même Yvonne HAGNAUER a été dévoilée par le maire, Monsieur Kosciusko-Morizet. Etaient présents plus d'une centaine de membres d'une Association qui se donne pour but, notamment : "de faire connaître la vie et l'œuvre d'Yvonne HAGNAUER et de contribuer, en sa mémoire, à la promotion de toute éducation qui, dans le respect des besoins de l'enfant, vise à l'épanouissement de sa personnalité dans une double perspective individuelle et sociale".

BRÈVE BIOGRAPHIE

Qui était donc Yvonne HAGNAUER ? quelle fut sa vie ? Quelle fut son œuvre ? Pourquoi ces hommages ? C'est ce que je vais m'efforcer de vous expliquer…

Yvonne HAGNAUER, née EVEN le 9 septembre 1898 à Paris, était d'origine bretonne. Nous ignorons à peu près tout de sa famille et de sa jeunesse.

Elle fait des études considérées comme brillantes, pour une jeune fille au début du siècle, et obtient même un diplôme d'anglais à l'Université de Cambridge.

Ce qui lui permet d'enseigner à l'École Supérieure de Commerce de Paris avant de rejoindre l'enseignement public à Paris, sa vocation étant de s'occuper d'enfants.

C'est une féministe et une syndicaliste convaincue (membre du Syndicat National des Instituteurs). Elle milite aux cotés de Wallon, Cousinet, Freinet, du Père Chatelain, pour un renouvellement éducatif. Elle est une des premières conférencières et animatrices de stages au CEMEA (Centre d'Entraînement aux Méthodes d'Education Active) avec Henri Laborde et Gisèle de Failly. En 1937, elle participe activement à l'organisation du Congrès International de l'Enseignement qui a lieu à Marly-le-Roi.

Son mari, Roger HAGNAUER est né en 1901 à Paris. Instituteur Adjoint de 3ème classe, il est titulaire de nombreux diplômes (notamment, d'histoire et de sociologie). Il enseigne successivement dans différentes écoles à Paris mais également à Stains et à Montreuil.

Syndicaliste révolutionnaire, anti-stalinien exclu du Parti communiste, il signe à partir des années 30 de nombreux articles dans la revue créée par son ami Pierre Monate "La Révolution Prolétarienne" et collabore à "La critique sociale" de Boris Souvarine.

MANIFESTE "PAIX IMMÉDIATE"

En septembre 1939, Yvonne et Roger HAGNAUER signent le manifeste "Paix immédiate", appel lancé par Louis Lecoin, le philosophe Alain, Henri Jeanson, Jean Giono et bien d'autres, dont Marcel Déat.

Cela leur vaut d'être inculpés et radiés de l'enseignement public par le gouvernement Daladier. Il leur faudra trois ans pour obtenir leur réintégration (non pas en raison de leur pacifisme, mais à cause de leur militantisme au sein du syndicalisme révolutionnaire).

Malgré son engagement pacifiste, Roger HAGNAUER, mobilisé le 17 septembre 39 se porte volontaire pour le front. Son comportement en Champagne lui vaudra la Croix de Guerre.

Prisonnier, lors de la promulgation du premier statut des juifs, le 3 octobre 40, il décide de ne pas se déclarer comme juif  (sa famille avait fui l'Alsace en 1870).

Libéré fin 40, il est sans emploi et c'est Gaston Perrot, militant important de l'Union des Syndicats de la région parisienne qui le fait entrer comme employé aux écritures à l'Entr'Aide d'Hiver, direction parisienne du Secours National.

Le Secours National, avait été créé en 1914 pour venir en aide aux populations civiles éprouvées par la guerre et ses suites. Il est réactivé en 1939 par Daladier. Le tournant se situe lorsque cette organisation caritative de droit privé est placée le 4 octobre 1940 sous la haute Autorité du Maréchal Pétain (au lendemain du décret instituant le statut des juifs) et se voit attribuer la liquidation des biens des français déchus de leur nationalité…

Yvonne HAGNAUER pour sa part s'est vue contrainte d'accepter un poste de représentante aux éditions SUDEL pour lesquelles elle parcourt Paris et la banlieue à pied, en métro ou à bicyclette avec une valise remplie de livres scolaires. En septembre 40, elle se retrouve de nouveau sans emploi, avec pour seule ressource, l'allocation militaire de son mari.

COLONIE DE CHARNY ET CRÉATION DE LA MAISON D'ENFANTS

Aussi, lorsque Yvonne HAGNAUER est sollicitée par le Secours National, en juin 41, pour diriger une colonie de vacances à Charny (Yonne) et créer ensuite, à Sèvres, un home d'enfants permanent, elle accepte car c'est pour elle, pense-t-elle à ce moment, sa dernière opportunité d'enseigner et de poursuivre son œuvre pédagogique.

La maison de Sèvres a donc été fondée à l'origine, par le Secours National, pour venir en aide aux jeunes sous-alimentés de la région parisienne (notamment, ceux de la colonie de Charny que les parents n'étaient pas revenu chercher en septembre) ainsi qu'aux enfants de familles socialement troublées ou dispersées depuis l'exode.

Très vite, cependant, arrivèrent dans la Maison des enfants juifs, individuellement ou par groupes, envoyés par leur famille, provenant d'établissements de l'OSE (Œuvre de Secours aux Enfants) devenues trop exposés, jeunes mineurs et adolescents sortis plus ou moins clandestinement des camps d'internement (notamment de Rivesaltes) ou ayant trouvé à la frontière suisse un cordon infranchissable.

DÉBUT DE LA MAISON D'ENFANTS DE SÈVRES

Ces enfants juifs formaient en 1943 les deux tiers de la population enfantine du home, "ceux - dira Yvonne HAGNAUER - qui montaient les escaliers de la colline le soir en rasant les murs, ceux que l'on introduisaient au moment du "black out" favorable et qui conservaient leur visage d'enfants traqués, mal habitués à leur nom d'emprunt, vivant au début dans la terreur et dans l'envie perpétuelle d'une fugue qui les délivrerait".

Ceux-là formèrent pendant 20 ans le fond permanent de la MES et lui apportèrent un élément de richesse incontestable (ils forment encore le "noyau dur" de l'association des Anciens).

Les arrivées se feront au rythme de trois périodes en fonction du processus mis en place envers les juifs, processus qui débutera par des mesures discriminatoires et s'achèvera par la déportation et l'assassinat de la population juive dans les camps de la mort :

  • La 1ère période, qui s'étend d'octobre 40 à l'été 42, est celle de l'établissement du statut des juifs et du début des persécutions (port de l'étoile jaune, interdiction de certains emplois, assignation à résidence, rafles de juifs étrangers, internements). Près de 5.000 enfants seront internés, dès cette période, dans les camps de la zone libre ;
  • La 2ème période, qui s'étend de juillet 42 à juillet 43, est celle des rafles et de la déportation en masse.. A partir de la rafle du Vel' d'Hiv, suite aux tractations entre Vichy et les nazis, les enfants seront également déportés ;
  • La dernière période concerne les années 43-44. La France est occupée entièrement par l'armée allemande et des rafles sont organisées sur l'ensemble du territoire (avec souvent un regroupement à Drancy avant le départ vers les camps).

Cependant, d'après Serge Klarsfeld, la France est l'un des pays occupés qui compte le plus grand nombre d'enfants juifs sauvés, malgré un gouvernement collaborateur et une administration trop souvent zélée qui ont tout mis en œuvre pour anticiper les souhaits de l'occupant  (au final 11.000 enfants déportés pour environ 60.000 enfants cachés).

SÈVRES ET LES ENFANTS CACHÉS

Pour quelles raisons, par quels circuits ces enfants arrivèrent-ils à la maison d'enfants de Sèvres ? Le secret était de rigueur à l'époque pour des motifs, compréhensibles, de sécurité. Il n'a guère été levé depuis. Ce que l'on connaît mieux aujourd'hui, c'est le rôle joué par les réseaux clandestins de la résistance juive.

On sait par exemple que Marcel Mangel, réfractaire au STO depuis 43 avec son frère Simon, s'occupe de transport d'enfants tandis que Simon intègre les FTP comme capitaine.

En 44, après plusieurs "livraisons" à Sèvres, Marcel reviendra et restera dans la maison avec un groupe d'enfants qu'il conduisait et qui fut refoulé à la frontière Suisse. Il demeurera à Sèvres jusqu'à la libération comme professeur d'art dramatique et fera ensuite la carrière de mime que l'on connaît sous son nom de guerre de Marcel Marceau.

D'autre part, Yvonne et Roger HAGNAUER avaient conservé de nombreuses relations avec le milieu enseignant. Aussi, des instituteurs ayant dans leur classe des enfants contraints de porter l'étoile jaune en ont dirigés quelques-uns sur Sèvres (témoignages d'après guerre).

Pour tous ces enfants en situation irrégulière, Yvonne et Roger HAGNAUER obtenaient parfois des faux papiers par l'intermédiaire de la municipalité de Sèvres et, par le curé, des certificats de baptême et de non circoncision. Mais en général, les documents étaient directement fabriqués ou blanchis dans la maison. En cas d'urgence, on improvisait en sollicitant l'aide d'autorités civiles ou religieuses qui, s'agissant d'enfants, a rarement été refusée.

On profitait du blanchiment des papiers pour changer les noms. C'est ainsi que Cohen devenait Cohue, Alpérovitch > Albert, Knopf > Noble et Tuschneider > Drapier. Même les prénoms étaient parfois changés après qu'un officiel, au cours d'une inspection se soit étonné du nombre d'Isaac, d'Abraham et de Rachel parmi les petits parisiens. Yvonne HAGNAUER l'avait rassuré en lui disant combien, chez les protestants, on raffolait des prénoms bibliques. Mais elle réalisa aussitôt qu'il valait mieux ne pas abuser de telles explications.

SÈVRES  ET LES ADULTES PROSCRITS

Quand au personnel de la Maison d'Enfants de Sèvres, il était composé presque entièrement de proscrits du régime de Vichy. 22 adultes y furent hébergés clandestinement sous l'occupation. Ils étaient juifs, francs-maçons révoqués de l'enseignement en vertu des lois sur les sociétés secrètes, étrangers en situation irrégulière, réfractaires au STO ou résistants.

Au cœur de la zone occupée, une telle concentration de proscrits au sein d'un même établissement, qui relevait en outre d'une œuvre collaborationniste, paraît extraordinaire.

Une précaution - somme toute assez dérisoire face aux risques encourus - fut d'instituer l'usage des totems pour les adultes. Yvonne et Roger HAGNAUER allaient devenir pour le restant de leur vie : GOÉLAND et PINGOUIN ; et les autres : Kangourou, Jabiru, Colibri, Libellule, Gazelle, Orchidée, Croc-Blanc, Musaraigne, etc… Cette habitude, née de la nécessité de s'adapter à la clandestinité, perdurera dans la maison jusque dans les années 80.

Curieusement, Goéland manquait souvent de prudence. C'est ainsi que pendant toute la guerre, sur une affiche réalisée par une élève et placée à l'entrée de la grande salle (elle ne pouvait donc pas échapper au regard des officiels qui venaient visiter la maison), figurait la devise : "LA LIBERTÉ OU LA MORT".

Attitude d'autant plus imprudente que la maison d'enfants de Sèvres ne fut pas exempte de visites problématiques qui mettaient chaque fois en danger la sécurité des enfants et du personnel (le journal "La Gerbe", Abel Bonnard antisémite notoire et journaliste à "Je suis partout", le Général Faury, le Commissariat aux questions juives, etc.).

Cependant, à part la dénonciation de Roger HAGNAUER comme juif par une infirmière révoquée depuis peu, tous les adultes réfugiés à Sèvres échappèrent à la dénonciation, à l'arrestation, à la déportation et à la mort, ce qui est véritablement "miraculeux". Quant à Roger HAGNAUER, interrogé par la police aux questions juives, il parvint à s'enfuir grâce à de nombreuses complicité (notamment au sein du Secours National) et trouva refuge dans un sanatorium près de Clermond-Ferrand où il demeura jusqu'à la Libération.

LA FIN DE LA GUERRE

A la Libération, Goéland et Pingouin firent l'objet de deux procès d'épuration. Le premier leur est intenté en octobre 44, comme à tous ceux qui ont travaillé au sein du Secours National. Des témoignages nombreux les disculpent rapidement.

Un deuxième procès, en janvier 45, est organisé au sein du Syndicat National des Instituteurs par des communistes qui se souviennent de ces syndicalistes pacifistes et anti-staliniens. Il se traduit par un verdict défavorable. Il faudra une deuxième commission pour les laver de tout soupçon.

Tout de suite après la Libération de Paris, un jour d'août 44, Goéland avait réuni tout le monde dans la grande salle et, grimpée sur une chaise, elle avait déclaré : "Maintenant, c'est terminé ! Nous somme libres ! Chacun a droit à son nom !". Alors, les Cohue sont redevenus Cohen, les Albert>Alpérovitch, les Noble>Knopf et les Drapier>Tuschneider.

Mais c'est aussi à ce moment que commença l'attente du retour des parents. "les récréations restaient souvent muettes. Les enfants suivaient des yeux les avions américains portant les déportés survivants qui passaient au dessus de la terrasse avant d'atterrir à Villacoublay".

Un seul enfant vit revenir sa mère. Les autres durent vivre avec leurs souvenirs… et la MES qui avait été pour eux un refuge provisoire devint leur famille. Ils y demeurèrent souvent jusqu'à leur mariage (il faut noter que l'horreur des camps d'extermination a occulté la souffrance des "enfants cachés", qui se sont souvent eux-mêmes murés dans le silence).

L'APRÈS-GUERRE

En 1947, le cinéaste Victor VICAS réalise un court métrage de 20 minutes intitulé "LA PETITE RÉPUBLIQUE" mettant en scène les enfants de la maison d'enfants de Sèvres avec l'actrice "hitchcockienne" Madeleine CAROLL. Le film, largement diffusé en France, aux Etats-Unis et au Canada donnera un nouveau nom à la Maison de Sèvres.

Mais surtout, il apportera - notamment du Canada - des aides matérielles, financières et morales à un moment difficile. En effet, la disparition du Secours National et la dissolution de l'Entr'Aide Française qui lui a succédé laissent la maison sans statut et les personnels sans salaire, jusqu'au jour où un ami de Goéland,  M. Raymond PÉDROT, Résistant, nommé maire du 5ème arrondissement de Paris par le général de Gaulle, obtient de M. DAVID (Directeur Général des services d'enseignement de la Seine) et de M. VERGNOLLE (Président du Conseil général de la Seine) de prendre la Maison d'Enfants de Sèvres en charge dans le cadre du service des internats primaires départementaux. Grâce à ces trois hommes qui aideront la MES jusqu'à leur mort, la maison est sauvée et les enfants ne seront pas dispersés.

LES NOUVEAUX PENSIONNAIRES

Avec le nouveau statut, arrivèrent les nouveaux pensionnaires, ceux que l'on appelait "les cas sociaux de l'après-guerre" : "orphelins, enfants de familles dissociées, de familles nombreuses et mal logées, enfants "normaux" mais affectivement choqués par des situations familiales pénibles ou moralement traumatisantes…".

Très vite, la Maison d'Enfants de Sèvres se révéla trop petite (80 places), mal adaptée (ancien couvent) et vétuste. "C'était pourtant, dira plus tard un ancien élève, la boite aux rêves de mon enfance". Le déménagement vers une magnifique propriété de Meudon, avec château et grand parc, permettra d'accueillir 180 pensionnaires.

C'est dans ces nouveaux locaux qu'Etienne Lalou et Igor Barrère réalisent un reportage TV sur la MES, en 1959, dans le cadre de leur célèbre émission médicale, en présence de Marcel Marceau qui tenait à témoigner publiquement sa reconnaissance à Yvonne HAGNAUER après avoir aidé discrètement la maison et sa directrice au cours des années difficiles.

LA PÉDAGOGIE

Avertissement : n'étant pas moi-même pédagogue, je suis bien conscient que je risque de dire beaucoup de bêtises en parlant de pédagogie. Mais, en tant qu'ancien élève de la Maison d'Enfants de Sèvres, je tiens à exprimer avec mes mots ce qui fut pour moi, comme pour d'autres, une révélation et l'instrument d'une véritable "renaissance" intellectuelle et affective.

Le problème, au lendemain de la guerre, était de taille : dans une maison peuplée d'enfants cachés, d'orphelins et de cas sociaux, quels moyens, quelles méthodes employer pour leur permettre de dépasser leur peur ou leur indifférence, leur révolte ou leur soif d'affection, leur méfiance des adultes ou leur sentiment de culpabilité ?

Goéland tenait à ce que certaines conditions, à ses yeux essentielles, soient satisfaites : Un statut original (école publique gérée par une association, pour plus de liberté pédagogique), l'internat (pour plus de cohésion), le faible effectif (180 élèves au total et classes réduites), l'ambiance (chaleur & franchise, familiarité & respect dans les rapports entre adultes et enfants), des instances de prises de responsabilité au sein de la communauté des enfants suivant les principes d'autonomie et de liberté chers à l'École Nouvelle. S'y ajoutait le sentiment d'un malheur commun qui constituera pendant 20 ans un véritable "ciment affectif" Tout cela était important, mais peut être pas déterminant.

Monsieur David, inspecteur général de l'Education nationale, directeur des services de l'enseignement de la Seine résumait ainsi ce qui constituait, pour lui, l'originalité de la Maison d'Enfants de Sèvres : "Madame Hagnauer a réalisé un miracle. Elle laisse entendre que ce miracle est dû à l'application d'une méthode. Voilà un général qui attribue la victoire non à son génie, mais à la qualité du matériel (…).[En réalité] Madame Hagnauer a su communiquer sa flamme à ses collaborateurs et régner par l'amour sur tout son petit monde. Mais l'amour, est-ce affaire d'administration et de pédagogie ?"

SÈVRES ET LA MÉTHODE DECROLY

Goéland s'intéressait aux méthodes de Montessori, aux travaux de Dumas pour l'enseignement de l'histoire par le document, à l'expérience de Freinet dans l'emploi de techniques éducatives multiples, aux recherches de Lapierre, de Dewey, Claparède, Ferriere, Doltrens, aux pratiques de l'École Nouvelle et à son effort d'individualisation de l'enseignement.

Mais la Maison d'Enfants de Sèvres ne pouvait pas être rattachée à une seule pensée pédagogique ; elle fut une synthèse d'un ensemble de réflexions qui permit d'organiser pendant 30 ans un système éducatif voué "à l'épanouissement de la personnalité de l'enfant dans une double perspective individuelle et sociale".

Néanmoins, la préférence de Goéland va à Ovide DECROLY dont la méthode des "centres d'intérêt" permet, par la souplesse de sa structure - observer, comprendre, agir - d'oser toutes les recherches, d'inclure toutes les techniques, d'orienter dans un même sens les efforts de tous, de tendre tous les esprits vers un même but et de les amener à coopérer au sens le plus noble du terme.

L'objectif visé avec les méthodes et les techniques employées à la Maison d'Enfants de Sèvres est : de développer l'intérêt des enfants et leur sens de l'observation, de les responsabiliser, de libérer leur potentiel créatif mais, également (et c'est un objectif essentiel), de leur inculquer le goût de l'effort et la détermination de mener jusqu'au bout toute œuvre commencée.

L'affiche "LA LIBERTÉ OU LA MORT" placée à l'entrée de l'établissement pendant la guerre se terminait ainsi : "Mais le petit homme ne peut CRÉER que s'il est placé dans un climat favorable, sans les contraintes scolaires rigides qui étouffent son initiative et sclérosent son goût d'action. Il faut qu'il puisse AGIR et ENTREPRENDRE à sa guise. Il fait ainsi, dès son jeune âge, l'apprentissage de la LIBERTÉ sans laquelle MEURENT ses FACULTÉS CRÉATRICES et l'originalité de sa personnalité".

Pour Goéland, "La liberté ou la mort" était un slogan pédagogique autant que politique.

Pour elle, le développement des facultés créatrices de l'enfant passe aussi par la constante interpénétration des activités scolaires obligatoires (Goéland jugeait nécessaire, pour l'avenir des "cas sociaux", de respecter les programmes officiels et de viser la réussite aux examens et concours) et des réalisations en ateliers librement choisis. Notamment les ateliers suivants : céramique (modelage, tournage), imprimerie, dessin, décors, maquettes, danse folklorique et de salon, jeu dramatique, marionnettes, chant choral, pipeau, instruments à vent et à cordes, jardinage, cuisine, tissage et couture.

Le chant choral lui, n'est jamais cantonné au rôle d'activité pédagogique avec programmes, lieux et horaires dédiés, mais accompagne dans la journée tous les moments de la vie des enfants.

Certains ateliers (céramique, imprimerie, tissage, etc.), sont équipés de matériels simples mais professionnels et les maîtres sont souvent des ouvriers, des artistes ou des techniciens qui excellent dans leur spécialité. Sans qu'il soit question d'un apprentissage professionnel rigide, il n'est pas non plus question d'un simple et agréable passe-temps.

UNE GRANDE PÉDAGOGUE SANS DISCIPLE

Yvonne HAGNAUER que certains considèrent comme une des grandes pédagogues du 20ème siècle "n'a pas fait école" car, d'une part elle a peu écrit et, d'autre part, opposée à toute doctrine, elle a toujours refusé d'être un maître-à-penser, un gourou, un expert ou un modèle.

Elle rappelait que l'éducation est ART autant que TECHNIQUES et qu'il n'y a pas d'enseignement qui ne doive tenir compte à la fois du maître (de ses compétences et de sa personnalité), des élèves (leurs caractéristiques individuelles et collectives), du contexte et du moment de l'acte pédagogique.

Les principes qui guidaient son action étaient cependant clairs. Il s'agissait, suivant la belle formule de Jean Rostand "de former les jeunes sans les conformer, de les enrichir sans les endoctriner, de les armer sans les enrôler et sans exiger la ressemblance".

CONCLUSION

Au moment de conclure, je dirais que ce qui caractérise Goéland à mes yeux c'est sa résolution constante d'œuvrer pour une société meilleure et plus éclairée ; sa certitude que le savoir, comme l'amour, ne s'enrichit qu'au moyen du partage ; sa volonté d'apprendre, au double sens du terme : acquérir soi-même toute sa vie des connaissances et les transmettre à d'autres ; son refus de catéchiser et de prêcher la soumission (aux "chefs" comme aux "maîtres à penser") ; son opiniâtreté à stimuler la curiosité et le goût de l'étude ; ses encouragements à la réflexion et au développement de l'esprit critique ; sa conviction que  la force de caractère doit aller de pair avec la rectitude morale et la volonté de justice ;  sa confiance en l'action de la beauté et de l'Art "qui donnent à l'homme le désir et le sentiment de l'idéal" ; sa détermination à prôner "la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience et le refus de toute affirmation dogmatique" et, enfin, "l'amour du travail manuel et intellectuel"… tout cela pendant 30 ans, au bénéfice de plus d'un millier d'enfants des deux sexes fraternellement unis sans distinction d'origines, de religions et de conditions sociales.

Cependant, comme Goéland était discrète, sinon secrète, elle a peu parlé d'elle-même et c'est pourquoi certains de ses anciens élèves ignoraient presque tout de son histoire.

Le 4 juin 2005, j'étais moi aussi présent au 14 rue Croix-Bosset à Sèvres, sur les lieux même où naquit la MES, pour voir le maire dévoiler une plaque en hommage à Goéland. Voici le texte de cette plaque, écrit par un groupe d'anciennes et d'anciens de la maison :

"Ici, de 1941 à 1958, s’élevait la Maison d’Enfants de Sèvres, animée par Yvonne et Roger HAGNAUER (appelés Goéland et Pingouin), deux instituteurs laïques et humanistes, passionnément épris de paix, qui y pratiquèrent, avec une équipe éducative motivée, des méthodes pédagogiques originales dans l’esprit de l’École Nouvelle. Sous l’Occupation, bravant les lois de Vichy, ils abritèrent, dans La Maison, de nombreux enfants juifs et des orphelins ou victimes de guerre de toutes nationalités, ainsi que des adultes en situation irrégulière (étrangers, résistants, réfractaires au S.T.O.). Plus tard, ils accueillirent des garçons et des filles venant de familles en grande difficulté. GOÉLAND et PINGOUIN poursuivirent leur œuvre au château de Bussières à Meudon. Leurs anciens élèves, qui trouvèrent auprès d’eux un refuge, une famille et une inspiration pour toute leur existence, se souviennent avec émotion. Yvonne HAGNAUER (1898 - 1985) a été élevée au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur et a reçu la Médaille des Justes de l’État d’Israël".

Je suis absolument certain que si Goéland vivait encore, elle m'aurait interdit - de la façon la plus nette - de parler ainsi de sa vie et de son œuvre.

Sans résultat, bien sûr, car elle m'avait appris, par le témoignage de toute sa vie, que dans certaines circonstances il faut savoir désobéir - même à nos Maîtres vénérés, même à nos dirigeants élus -  lorsqu'il s'agit de l'intérêt supérieur de l'Homme et de la Vérité.