Jean-Jacques Rousseau

1712-1778

Textes, ouvrages, réflexions sur Rousseau et sa postérité pédagogique, à l'occasion du 300ème anniversaire de sa naissance

 

Philippe Meirieu

Rousseau pédagogue : du malentendu à l'essentiel ...

 

L’image de « Rousseau pédagogue » est largement associée aujourd’hui à celle d’une « Éducation nouvelle » qui prône le respect de la liberté de l’enfant et les « méthodes actives ». Certains voient même en lui un promoteur de l’autogestion pédagogique, voire un adversaire résolu de toute autorité, en éducation… C’est peu dire qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Ainsi peut-on lire, sous la plume d’Alexandre Dumas, dans Le Comte de Monte-Cristo, cette remarque étonnante à propos d’une mère trop indulgente face aux caprices de son fils : « Quand à Madame de Villefort, elle gourmanda son fils avec une modération qui n’eût certes pas été du goût de Jean-Jacques Rousseau si le petit Édouard se fut appelé Émile ».
Comment expliquer ce paradoxe d’un Rousseau enrôlé ainsi aussi bien pour rappeler l’importance de l’autorité aux éducateurs trop laxistes que pour justifier la pédagogie libertaire de Neill, l’auteur emblématique, adulé en Mai 68, de Libres enfants de Summerhill ?

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Michel Soëtard : Penser la pédagogie. Une théorie de l’action, L’Harmattan, coll. Pédagogies : crises, mémoires, repères, 2012, 117 p.

Dans cet ouvrage, Michel Soëtard reprend, pour l’approfondir, la réflexion qu’il avait engagée en 1994, dans les deux premiers chapitres des Quinze pédagogues, à l’ombre de Rousseau et de Pestalozzi. On retrouve ici ces deux axes historiques de sa pensée dans le chapitre 4, lorsqu’il marque la rupture culturelle qu’a constituée l’Emile, et qu’il reprend le jugement de Pestalozzi : il y a, en éducation, un avant et un après Emile. Encore faut-il faire l’effort de lire et d’analyser de près l’ouvrage de 1762, qui ne se réduit pas à quelques slogans pédagogiques.
L’ouvrage de Michel Soëtard déploie, explicite et illustre les deux point de vue qui sont les deux ressorts de l’Emile : il s’agit, d’un côté, de bien connaître le sujet à éduquer ; il s’agit, d’un autre côté, de penser correctement la fin que vise l’éducation. Cette seconde approche est la plus délicate, car il s’agit de se faufiler entre les finalités institutionnelles, qui révèlent vite leur limite, les ontologies philosophiques, qui ne cessent d’instrumentaliser l’éducation, les « critiques critiques », qui prennent plaisir à dissoudre chaque outil que construit péniblement la pédagogie. Il s’agit de donner à l’Idée d’éducation une forme qui s’impose aux contenus, mais sans qu’elle se laisse compromettre par eux, encore moins qu’elle les dissolve dans une idéologie.
Cette forme ne trouve finalement à se réaliser que dans l’action, d’une action qui est tout à la fois attentive à des réalités - psychologiques, sociales, ou simplement matérielles - qui s’imposent, et mue par une force qui les dépasse, sans les absorber, et porte en avant le projet d’une personne capable de se constituer, dans sa condition et au travers des aléas de son existence, en œuvre de soi-même. C’est l’action pédagogique, qui constitue le dernier chapitre de l’ouvrage.
Connaître le sujet éduquer, penser la fin de l’éducation, donner toutes ses chances à la pratique : ainsi se construit une théorie de l’action pédagogique.

 

 

 

 

 

 

 

 

Michel Soëtard : Rousseau et l’Idée d’éducation - Essai, suivi de Pestalozzi juge de Jean-Jacques, Ed. Honoré Champion, coll. Essais, Paris, 2012, 263 p.

Présentation sur fabula.org

En cette année du 300° anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), et du 250° anniversaire de la parution de l’Emile, Michel Soëtard entreprend de revisiter tout le système de Rousseau dans la perspective de l’ouvrage de 1762, que l’auteur tenait pour le plus achevé de ses écrits et dont il regrettait qu’il fût « tant lu, si peu entendu et si mal apprécié ». L’écrit, qui agit tel un tsunami culturel, lui valut une traque à travers l’Europe. Sa lecture permet de dénouer, sous l’égide de l’Idée d’éducation, les contradictions – les paradoxes aime-t-il à dire – qui écartèlent la pensée du Genevois. Michel Soëtard examine ainsi comment le principe de liberté (« L’homme est né libre ») et le constat de son enfermement dans la condition (« et partout il est dans les fers ») sont réaffirmés dans les premières pages de l’Emile, et trouvent leur dépassement dans l’Idée d’éducation. Il montre ensuite comment, à travers l’éducation citoyenne d’Emile au Livre V, l’irréalisable formule du Contrat social trouve le chemin de son accomplissement dans la morale (« la liberté n’est dans aucune institution, elle est dans le cœur de l’homme »). La Profession de foi du vicaire savoyard, en laquelle Rousseau voyait la matrice de son ouvrage, est encore exploitée pour montrer que la raison éducative déployée dans l’Emile, loin d’être un déterminisme fabriqué, ne peut faire l’économie d’une foi pédagogique qui accepte tous les risques de l’action. C’est à une théorie de l’action pédagogique qu’est précisément consacré le dernier chapitre de l’ouvrage. Cela peut paraître paradoxal dans un ouvrage qui ne veut rien avoir affaire avec la pratique et fuit toute application. Mais ce que sollicite idéalement Rousseau, c’est une autre forme d’action que celle qui met régulièrement la fin au bout des moyens. Une action de l’homme sur l’homme qui passe désormais invariablement par le respect du « maître intérieur » de la liberté qui repose en chacun, et qui l’empêche d’être traité seulement comme un moyen pour l’autre, le plus possible comme une fin pour elle-même : l’action pédagogique.

L’importance du virage culturel opéré par l’Émile est encore confirmée par l’hommage rendu par Pestalozzi à celui qui « brisa avec une force
d’Hercule les chaînes de l’esprit ». Mais elle est surtout attestée par le chemin que parcourut le pédagogue d’Yverdon, pressé de donner des
mains à la grande Idée de l’Émile. Michel Soëtard nous offre un second parcours, où l’on voit Pestalozzi lire, et s’attacher à accomplir au pied de la lettre les préceptes de l’Emile, avec toutes les catastrophes que l’on pouvait supposer. Il est alors intéressant de voir le maître d’Yverdon discuter pied à pied avec son compatriote, repenser ses principes, à commencer par celui d’une bonté naturelle de l’homme, et se donner le cadre d’un Emile praticable. Et il est remarquable de noter qu’au terme d’un véritable combat avec l’ange, Pestalozzi doit reconnaître que Rousseau garde le meilleur de l’esprit de l’éducation, auquel le pionnier de la Méthode n’a jamais fait que donner des mains.


Pestalozzi : Ecrits sur la Méthode. Volume I : Tête, cœur, main.- Volume II : Industrie, pauvreté et éducation.- volume III : Esprit de la Méthode.- volume IV : La Méthode à l’épreuve de l’expertise officielle, LEP Editions Loisirs et Pédagogie, Le Mont-sur-Lausanne, 2008-2011. Diff. Centre de Documentation et de Recherche Pestalozzi d’Yverdon.

Le Centre Pestalozzi d’Yverdon a entrepris, à travers son conseil scientifique présidé par Michel Soëtard et Daniel Tröhler, la traduction d’une sélection d’œuvres de Pestalozzi. Après la présentation du texte, demeuré inédit, sur la Révolution française, Oui ou non ?, le projet a été envisagé de publier une série d’écrits sur la Méthode, qui a fait le renom de Pestalozzi à travers l’Europe. Mais la dispersion et la disparité des écrits de Pestalozzi, rédigés au milieu d’une activité fébrile, a obligé à établir un plan de traductions regroupées autour de grandes thématiques : I. L’anthropologie d’abord, autour de la triade tête (la formation intellectuelle), cœur (la formation morale er religieuse), main (la formation technique et professionnelle).- II. La dimension sociale, autour de l’obsession pestalozzienne de mettre entre les mains du peuple les outils élémentaires qui lui permettent de s’engager d’un pas assuré dans l’existence. III. L’esprit de la Méthode, à travers le Discours à ma maison du 12 janvier 1818, et d’autres textes où Pestalozzi déploie la dimension humaniste de sa démarche, celle qu’il avait dégagée dans ses Recherches de 1797 : travailler à ce que chaque homme se fasse, à partir de ce qu’il est et des circonstances qu’il traverse, une œuvre de soi-même.
Un volume IV présente les trois rapports auxquels l’expérience pestalozzienne a donné lieu, lorsqu’il s’est agi de vérifier si elle pouvait s’étendre aux dimensions d’un système éducatif. La réponse a été négative, mais ces rapports, rédigés par des personnalités compétentes de l’époque, permettent d’avoir une vue d’ensemble sur une démarche dont son initiateur ne nous offre que des éléments épars au gré de sa pratique ; ils témoignent encore de la difficulté de faire se rejoindre la logique pédagogique et la logique d’un système éducatif en construction.
C’est une mine d’écrits qui est ainsi mise à jour. Elle devrait permettre aux chercheurs d’analyser de près l’œuvre de Pestalozzi, réduite jusqu’ici à quelques slogans pédagogiques. Ces volumes comblent encore une lacune de la série des grandes œuvres qui, dans la suite de l’Emile, ont jalonné l’histoire de la pédagogie. Elles révèlent finalement un Pestalozzi vraiment père de la pédagogie moderne.