Chiche !

 

Même si la formule peut paraître un peu désuète, voilà un livre qui est un véritable «Précis de pédagogie». Or, de « précision », nous avons, en effet, particulièrement besoin aujourd’hui en matière éducative. C’est dire à quel point cet ouvrage est bienvenu !

Il nous faut de la précision, d’abord, pour ne pas nous en tenir aux lieux communs que véhiculent trop souvent les médias et qui enferment l’opinion publique dans des oppositions stériles : « A l’école, l’instruction et à la famille l’éducation ! »… comme si l’on pouvait instruire sans s’interroger sur l’humanité que l’on veut promouvoir en transmettant tel ou tel savoir de telle ou telle manière… et comme si l’on pouvait éduquer dans le vide, sans aucun apprentissage précis !

Il nous faut de la précision pour ne pas succomber aux simplifications qui font de telle ou telle trouvaille, tour à tour, un totem ou un tabou : « Le numérique, c’est l’assujettissement aux algorithmes… ou, au contraire, la liberté enfin donnée à chacun d’accéder à une société apprenante ! » Comme un outil ne pouvait pas être utilisé à différentes fins, comme si nous ne devions pas nous interroger en permanence sur son bon usage et travailler sans cesse à le mettre au service d’une éducation plus juste et émancipatrice !

Il nous faut de la précision pour ne pas basculer dans la pensée paresseuse : « Pour réaliser l’égalité des chances, imposons l’uniforme à tout le monde… Nous gommerons ainsi les inégalités. » Mais les inégalités ne sont pas seulement vestimentaires : à l’école, elles séparent surtout ceux qui ont déjà entrevu les satisfactions du comprendre et trouvé du plaisir dans le partage de la culture et ceux pour lesquels les apprentissages intellectuels n’ont été que d’inquiétants obstacles à franchir dans un parcours du combattant à l’issue pour le moins incertaine.

Il nous faut de la précision pour ne pas nous en tenir à des intentions générales et généreuses qui peuvent donner lieu à des pratiques radicalement opposées : « Respectons l’enfant pour lui permettre de grandir ! » Oui, mais le respect de l’enfant consiste-t-il à le laisser reproduire spontanément les stéréotypes sociaux et publicitaires, ou bien à l’ouvrir à d’autres horizons, quitte à lui imposer des contraintes fécondes ?

Il nous faut de la précision pour ne pas confondre des notions apparemment voisines et, pourtant, porteuses de valeurs contradictoires : « L’éducateur est responsable de l’enfant et il doit donc le contrôler pour garantir sa sécurité. » Non, car si l’éducateur doit construire un « espace hors menaces » et garantir la sécurité psychologique et physique des enfants, il doit savoir qu’à tout vouloir contrôler, on décourage l’engagement dans de nouveaux apprentissages, on empêche la nécessaire réflexion sur la prise de risque, on interdit l’émergence de la liberté.

Il nous faut de la précision pour distinguer les exigences fondatrices des modalités arbitraires : « Il faut bien évaluer l’enfant pour qu’il puisse progresser et, pour cela, pas de meilleure formule que la notation ! » Oui, l’enfant a le droit d’être évalué, de savoir quel chemin il a parcouru et quel chemin il lui reste à parcourir. Mais non, la notation n’est pas la meilleure modalité pour cela. Car la notation lui permet surtout de se comparer aux autres, alors que, pour progresser, il faut être accompagné afin de s’exhausser au-dessus de soi-même.

Il faut de la précision pour échapper à cette forme d’idéalisme pédagogique qui sous-estime en permanence les conditions matérielles de l’apprentissage : « Peu importe comment la classe est organisée pourvu que l’élève soit attentif ! ». Non, nul ne peut se mobiliser dans un environnement qui n’est pas structuré autour d’un projet précis, qui ne comporte pas des dispositifs et des rituels qui étayent l’investissement des personnes. La pédagogie est matérialiste ou elle n’est pas.

Bref, il nous faut de la précision pour ne pas se payer de mots. Car, n’en doutons pas, en éducation, ce qui est subversif, ce n’est pas d’afficher des intentions, mais c’est bien de travailler à les mettre en œuvre. On connaît, en effet, cette manie qu’ont les systèmes éducatifs d’élaborer des projets maximalistes pleins de mots ronflants et de formules convenues : « Favoriser l’épanouissement de chacune et de chacun… Co-construire l’avenir… Activer la participation citoyenne… Développer l’autonomie et la solidarité… Promouvoir l’excellence»… Qui peut être contre ? Mais on sait aussi que ces projets n’ont, trop souvent, qu’une fonction d’affichage, pour se positionner, satisfaire la hiérarchie ou exister dans le débat public. On voit même, parfois, des personnes se spécialiser dans le « portage » de ces projets, aller les défendre savamment dans des colloques, engager des polémiques sur telle ou telle virgule… Mais sans aucune référence à la réalité des pratiques quotidiennes dans l’institution qui, elles, continuent tranquillement, dans la routine, à fonctionner au moindre coût.

C’est pourquoi, la rigueur est révolutionnaire. Elle consiste, non pas à dérouler des vœux pieux, mais à demander précisément aux auteurs de tous les beaux projets : « Mais pourquoi ne faites-vous pas ce que vous dites ? Là, maintenant, au plus près des personnes… Pourquoi ne travaillez-vous pas obstinément à inventer des pratiques qui incarnent vraiment les valeurs que vous défendez ? L’autonomie et la solidarité, chiche ! On y va ! » On y va, précisément, et à tous les niveaux, comme le fait si bien ce livre : dans la classe, dans l’école, dans l’institution scolaire. On y va en traquant les approximations et les incohérences. On y va en s’efforçant à la lucidité et en étant attentif au « moindre geste », selon la belle expression de Fernand Deligny.

Le livre que vous allez lire, n’est pas un nième bréviaire. C’est un outil militant. Ce n’est pas l’exposé d’un dogme, c’est l’exigence au service d’une véritable ambition éducative. Ce n’est pas une litanie de bonnes intentions, mais un recueil de leviers pour transformer les choses. Un recueil partiel et inachevé, bien sûr ! Qui pourrait prétendre, en matière pédagogique, avoir « achevé » la réflexion ou le travail ? Les livres dont nous avons besoin sont ceux qui nous invitent à poursuivre nous-mêmes ce qu’ils ont engagé. Comme celui-ci.

Philippe Meirieu