La foi des mécréants
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Même si nombre de pédagogues, dans l’histoire, ont eu des convictions religieuses, ils ont tous été perçus, plus ou moins, comme des mécréants. C’est qu’ils n’ont jamais été, en réalité, des personnages dociles. Quand, autour d’eux, beaucoup se satisfont pieusement du désordre établi, ils apparaissent systématiquement comme des empêcheurs d’éduquer en rond. Face à celles et ceux qui révèrent les institutions et se prosternent devant les hiérarchies, ils manient volontiers la provocation, voire le blasphème, envers toutes les formes de cléricature. Alors qu’on leur enjoint de respecter les usages et de se fondre dans les appareils technocratiques, ils s’obstinent à faire du mauvais esprit en cherchant à savoir quels hommes on fabrique. Quand, partout, la règle d’or, aussi implicite que toute-puissante, est de « ne pas faire de vagues », ils créent le scandale et bousculent le désordre établi : « Mais pourquoi l’espèce est-elle si malfaisante avec ses enfants ? », demande Daniel Hameline.
Et c’est aussi bien Don Lorenzo Milani, considéré comme un fou dangereux par le pape lui-même et exilé à Barbiana où il fonde une école exemplaire pour tous les exclus… qu’Anton Makarenko suspecté systématiquement par le Commissariat de l’Instruction publique soviétique de trop d’indulgence avec les délinquants qu’il accueille à la colonie Gorki. C’est Joseph Jacotot, convaincu que « tout homme peut tout apprendre », lui le marginal et l’exilé, qui refuse toute responsabilité institutionnelle quand il peut, enfin, revenir en France. C’est Janusz Korczak, l’inspirateur des droits de l’enfant et le martyr de Treblinka, qui s’oppose avec violence aux autorités des écoles, des hospices et des hôpitaux qui « abîment les gosses ». C’est Francisco Ferrer, libertaire et pacifiste, fusillé, il y a cent ans exactement, qui s’abat en criant : « Vive l’École moderne ! ». C’est Célestin Freinet, cible d’attaques ignobles de l’extrême droite, contraint de créer une école privée pour mettre en œuvre sa pédagogie, avant d’être suspecté par le Parti Communiste d’être un « ennemi de classe » et de devoir le quitter. C’est Robert Gloton, infatigable militant de l’Éducation nouvelle, disciple d’Henri Wallon, créateur du Groupe expérimental du vingtième arrondissement de Paris, en butte à l’hostilité des syndicats et au mépris, plus ou moins avoué, de ses collègues inspecteurs. C’est Fernand Oury, « demeuré instituteur, instituteur demeuré », comme il le dit lui-même, qui s’obstine à enseigner aux marginaux jusqu’au bout, refusant tut honneur et toute carrière universitaire…
Plus modestement apparemment, mais de manière tout aussi essentielle, ce sont les hommes et les femmes qui témoignent dans ce livre… enseignants de tous niveaux, formateurs, travailleurs sociaux, éducateurs, parents, animateurs d’ateliers d’écriture ou d’expression artistique, élus locaux, etc. Comme tant d’autres, ils auraient pu choisir la facilité, s’inscrire douillettement dans des institutions pour y faire carrière, apprendre progressivement à éroder leur colère devant l’injustice, à calmer leurs agacements devant la bêtise des « y a qu’à sévir… » et la honte des « tant pis pour eux ! ». Ils auraient pu aussi pratiquer la cette forme de schizophrénie sociale, si pratique aujourd’hui, qui consiste à se repaître d’intentions générales et généreuses… tout en faisant au quotidien, exactement le contraire de ce qu’on annonce. Ils auraient pu se réfugier dans une posture de surplomb, idéologique ou scientifique, qui permet de juger de tout et de tous au nom d’un droit à la critique qu’on n’assortit jamais d’un devoir de proposition. Ils auraient pu se calfeutrer dans la « belle souffrance » de ceux et celles qui se vivent comme des victimes pour justifier leur immobilisme et s’abîment dans l’esthétisme de la désespérance… Mais ils n’ont rien fait de tout cela ! Ils ont, au contraire, parfois avec une grande gueule, parfois avec une voix fluette, parfois seuls, parfois en groupes, parfois dans de petits espaces, parfois dans de plus grandes institutions, parfois par des initiatives publiques, parfois dans la clandestinité, tenté de résister. Résister à la fatalité sous toutes ses formes : la fatalité des dons et celle des « héritiers », la fatalité de la « reproduction » et celle de la « paix des cimetières », la fatalité de l’exclusion et du silence imposé aux plus fragiles. La fatalité de l’absurdité quotidienne de systèmes qui sont devenus incapables de regarder en face à quel point ils produisent le contraire de ce qu’ils prétendent… Emplois du temps segmentés et sonneries stridentes permanentes pour des élèves qu’on voudrait former à l’attention et à la concentration. Notations qui réduisent le travail scolaire à une marchandise et chosifient des sujets qu’on voudrait faire progresser. Enseignements « magistraux » qui prétendent capter un auditoire qu’on encourage, en réalité, à développer des stratégies de fuite pour faire face à l’ennui qui suinte. Exercices mécaniques qui sont censés former la personne, quand ils l’assujettissent et lui interdisent d’accéder au caractère émancipateur des savoirs élaborés par les hommes. Organisations qui réduisent systématiquement les citoyens à des consommateurs, avant de leur reprocher de l’être, d’en profiter pour délégitimer tous leurs propos, et de les écarter de l’exercice collectif du pouvoir.
Les militants pédagogiques historiques, ceux de l’Éducation nouvelle au XXème siècle, ceux du LIEN aujourd’hui, ne supportent pas de telles hypocrisies… Du point de vue de leur confort personnel, ils ont tort… Du point de vue des institutions, ils sont insupportables… Disons le même franchement : les pédagogues sont des emmerdeurs. Jamais contents. Toujours à râler contre la terre entière. À vouer aux gémonies les règles absurdes – mais « qui ont fait leurs preuves » – comme les ordres rabâchés – sans lesquels, bien sûr, « tout foutrait le camp » ! Il n’en faut pas plus pour les marginaliser, voire les ostraciser. Et même pour engager à leur endroit une forme de persécution soft, qui de l’ironie entendue au mépris affiché, peut contribuer à les atteindre et, même, à leur faire très mal… jusqu’à les anéantir psychiquement parfois.
C’est pourquoi il est si important que les militants pédagogiques s’inscrivent dans des réseaux et, non seulement, communiquent entre eux, mais constituent de véritables rhizomes, tissent patiemment, et parfois souterrainement, un mycélium sans lequel ils seraient contraints à l’isolement et, parfois, poussés au désespoir. Filiations, croisements de destins, entrecroisements de parcours, tissages, apprentissages et métissages. Identifier qui on est en s’inscrivant dans une histoire, en se situant dans un espace où la verticalité des structures institutionnelles n’interdit pas le développement de solidarités fondatrices. La micro-politique contre la politique-spectacle. Les ramifications fécondes, les branchements heuristiques, les inventions dévoyées, les imaginaires mutualisés, les rencontres imprévues et les solutions qui s’ébauchent, les échanges et le tâtonnement collectif… Ce ne sont pas seulement des « méthodes », mais une alternative en soi au fonctionnement d’une société tout à la fois libérale par les rivalités qu’elle cultive et sclérosée par son incapacité à inventer de nouvelles dynamiques.
Voilà ce dont témoigne ce livre : qu’un autre politique éducative est possible. Simplement parce que des hommes et des femmes s’engagent et prennent l’éducation au sérieux. Vraiment au sérieux. C’est-à-dire en se dégageant de cet « esprit de sérieux » étouffant des technocrates suffisants et des polémistes ignorants. Vraiment au sérieux. C’est-à-dire en se coltinant quotidiennement des élèves concrets et des situations bien réelles, et non en rêvant à des êtres abstraits qui n’auraient qu’à s’offrir à l’imposition sacramentelle des mains pures des savants patentés. Vraiment au sérieux. C’est-à-dire en mettant à l’épreuve de la détermination collective leurs propositions individuelles. Vraiment au sérieux. C’est-à-dire en ne se payant pas de mots, mais en faisant des apprentissages effectifs la pierre de touche de leur travail. Vraiment au sérieux. C’est-à-dire en associant dans le même acte – car tout est là – transmission et émancipation.
C’est que les mécréants insupportables que sont les pédagogues ont une foi chevillée au corps, à l’âme et à tout leur être. Il faut rappeler peut-être ici que la racine indo-européenne du mot « foi » signifie « avoir confiance » et que les auteurs latins n’associaient nullement la « foi » à la religion. La foi relève, en effet, non point d’une « croyance », mais d’un « engagement ». « Avoir la foi », ici, ce n’est pas adhérer à un dogme, ni affirmer une certitude. C’est se déterminer sur ce qui permet de penser, de travailler, d’avancer… de vivre. La foi ne renvoie pas à un objet figé, mais à un projet en devenir. La foi n’est pas affaire de commémoration, mais d’anticipation. La foi, c’est le futur incarné… incarné dans un être qui refuse de s’anéantir dans la jouissance du présent, de patauger dans les rapports de force contingents sans jamais lever la tête vers l’horizon. La foi, c’est ce qui bouscule les institutions fossilisées au nom de l’impératif de l’avenir. La foi du pédagogue n’est rien d’autre que cette brèche ouverte dans le confort de nos arrangements médiocres et par laquelle nous faisons une place à ceux qui viennent. Une place que nous ne définissons pas pour eux. Une place que nous leur laisserons prendre, mais que nous aurons rendue possible.
« Tous capables » est le maître mot des groupes d’Éducation nouvelle et des militants du LIEN. « Tous capables ! »… Il reste, bien sûr, à se demander de quoi ! Pour le pire, nous savons. Nous avons déjà expérimenté… et nous mesurons à quel point les pulsions archaïques peuvent faire ressurgir, du jour au lendemain, la barbarie la plus atroce. Mais, pour le meilleur, ça reste encore à prouver ! Certes, on peut baisser les bras et se contenter de prophétiser l’apocalypse avec l’espoir de pouvoir savourer, un jour, la satisfaction du « Je vous l’avais bien dit ! ». Mais on peut aussi tenter la culture et l’émancipation, l’autonomie et la solidarité, la pensée critique et la construction du bien commun. Rien de facile dans cette entreprise. Rien d’assuré à coup sûr, non plus. Rien n’est jamais assuré à coup sûr dans les choses humaines. Mais une espérance besogneuse. Modeste et entêtée. À hauteur d’homme… Le seul choix sensé possible. Le choix de ce livre.
Philippe Meirieu
Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2
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