La face cachée de l'école
Sans aucun doute nos institutions scolaires vivent-elles une période de déprime. Au sens propre du terme : on déprime quand rien ne prime. Quand le quotidien se déroule sans qu’un projet émerge, sans que la curiosité permette d’ouvrir les yeux sur ces minuscules événements qui ouvrent une brèche dans la fatalité, sans que l’imaginaire vienne nourrir l’inventivité, sans que « le désir de susciter le désir » ne nous mette en route vers de nouvelles aventures de l’apprendre… Et, relayée par les machineries idéologiques et médiatiques, la déprime devient une véritable posture : on s’y réfugie et on la revendique. Les plus avisés, soucieux de valoriser leur image dans la post-modernité désabusée, en font une esthétique de la désespérance. Les plus fragiles s’épuisent en continuant à « fonctionner » : ils « font cours » pour sauver les apparences, mais au prix d’une immense fatigue. Les autres se débrouillent cahin-caha : ils naviguent entre les écueils, tentant de trouver, ici ou là, quelques satisfactions et cédant aux sirènes de la plainte collective quand la situation devient trop difficile. Face à cela, fleurissent toutes sortes de discours : les nostalgiques exaltent les « bonnes vieilles méthodes » et, ignorant que le fleuve ne passe jamais deux fois sous le même pont, croient que le retour de l’encre violette et des châtiments corporels résoudrait tous les problèmes. Les managers, eux, s’imaginent pouvoir redonner aux professeurs et aux élèves « un moral de gagneurs » en utilisant les principes des entreprises : mise en concurrence, indicateurs d’efficacité, obligation de résultats et précarisation des emplois… mais ils ignorent qu’éduquer une personne n’a rien à voir avec fabriquer un objet et que la liberté d’apprendre ne se déclanche pas mécaniquement. Les technocrates développent, de leur côté, des « travaux scientifiques » supposés garantir l’acquisition des savoirs : « décomposer, transposer, contrôler, évaluer, remédier »… voilà leurs mots d’ordre ! Comme si les élèves étaient des rats dans des labyrinthes, sans histoires ni désirs ! Les politiques, enfin, pratiquent l’injonction et manipulent les solutions toutes prêtes : revaloriser, redéfinir, remobiliser, réorganiser, redéployer, réformer… ignorant que toute cette agitation institutionnelle peut rester à mille lieux des pratiques de classe qu’elle recouvre souvent d’un simple vernis de modernisme sans toucher à l’essentiel : la relation pédagogique. Reste, alors, à écouter ceux et celles qui, librement, tentent de faire entendre autre chose que des slogans. Ceux et celles qui s’efforcent de se situer au plus près de ce que l’acte de transmission a de singulier. Ceux et celles qui ne cherchent pas à faire rentrer la dramaturgie éducative dans des discours formatés. Ceux et celles qui cherchent à comprendre ce qui se joue avec les personnes, dans le vif, là où l’enseignement prend vraiment tout son sens. Ceux et celles qui ne fuient pas la complexité et les contradictions. Car, au moment où tout le monde tente de « remettre les choses à plat », il faut se méfier justement de cette réduction insupportable de la transmission des savoirs et des valeurs à un échange marchand. Il faut refuser cette manière d’écarter toute épaisseur, de liquider toute tension, de récuser toute subjectivité. Il faut dénoncer le mythe de la transparence : heureusement que les êtres humains ne sont pas transparents les uns aux autres car, sinon, ils n’auraient plus rien à se dire, plus aucun malentendu à éclaircir, plus aucun plaisir à tenter de communiquer entre eux… Il faut faire l’éloge du mystère, de la fragilité, de l’aventureuse recherche de ce qui nous permet de vivre et d’apprendre ensemble, en tâtonnant, dans la difficile reconnaissance de ce qui nous unit et de ce qui nous sépare. L’éducation sera toujours affaire d’organisation : c’est le lot de toute entreprise humaine. Mais l’éducation ne peut se réduire à l’administration d’une « pédagogie bancaire », comme disait Paulo Freire, où les élèves doivent simplement rendre le jour de l’examen les savoirs qui leur ont été donnés pendant les cours… L’éducation se joue sur « une autre scène ». C’est une affaire de désir et de confiance, une affaire d’éthique… Tout le mérite du livre d’Agnès Noël est de réhabiliter cette face trop souvent cachée de l’école. Et de se situer ainsi à la source de ce qui peut mobiliser des hommes et des femmes pour cette tâche immense et essentielle : éduquer des « petits d’hommes » pour qu’ils s’approprient et améliorent notre monde… éduquer des enfants pour qu’ils se fassent œuvre d’eux-mêmes.
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