Les Instituts universitaires de formation des maîtres : de la tourmente idéologique au nécessaire retour sur "l'intention d'enseigner"
Comme beaucoup de mutations institutionnelles, la création des Instituts universitaires de formation des maîtres s'est effectuée sous le signe du malentendu. Malentendu indispensable pour permettre des alliances conjoncturelles et triompher, par là, des pesanteurs inévitables. Malentendu largement assumé par les protagonistes qui ont fermé les yeux, un temps, sur leurs différences, voire leurs divergences, pour favoriser une avancée grâce à laquelle ils espéraient renforcer leurs positions respectives. Malentendu largement payé par de faux consensus et de multiples approximations terminologiques et conceptuelles. Mais malentendu utile et condition nécessaire du changement. Il faut rappeler, en effet, que la création des IUFM prend sa source dans une double et contradictoire exigence. D'une part, elle reprend la revendication ancienne, très largement portée par les enseignants du premier degré, de la création d'un corps unique des maîtres où "le primaire" serait enfin considéré à égale dignité avec les collèges et les lycées. Satisfaire cette exigence imposait d'homogénéiser le niveau académique de recrutement des enseignants - le porter pour tous à la licence -, de créer des institutions communes de formation et de faire converger les évolutions de carrière et de rémunération. Pour cela, il convenait d' "universitariser" la formation et d'en renforcer les contenus académiques qui, en France, sont les déterminants principaux de la "distinction" requise pour gagner la reconnaissance intellectuelle. Ainsi, au nom du principe particulièrement bien analysé par Antoine Prost, de "l'attraction par la filière la plus prestigieuse", la création des IUFM portait, en elle-même, la chance selon les uns, le danger selon les autres, d'une aspiration par le modèle universitaire traditionnel en vigueur dans la formation des enseignants du second degré. De la même manière que la fusion des lycées de filles et de garçons avait imposé le "modèle masculin", de la même façon que l'on avait vu les filières des collèges aligner leurs pratiques, au moment de leur disparition, sur celles qui étaient en vigueur dans les classes scolarisant les meilleurs élèves, il était probable que l'instauration d'une "formation commune" entraîne une "secondarisation" progressive de la formation des enseignants, écarte les modèles moins prestigieux développés, par exemple, dans les Écoles normales nationales d'apprentissage (ENNA), et, pour leur faire gagner en prestige, fasse perdre aux enseignants du premier degré une part de leur spécificité professionnelle. D'autre part, et simultanément, la création des IUFM obéit à la volonté de prendre acte des évolutions majeures du système scolaire, de la démocratisation de l'accès à l'école et de la nécessité d'inventer des pratiques susceptibles de faire réussir les enfants n'ayant pas trouvé dans leur berceau leur panoplie de bon élève. Pour cela, il importe de s'éloigner justement du modèle académique du second degré et des classes préparatoires aux grandes écoles qui en constituent le couronnement. Il s'agit de rechercher des modèles parmi les pratiques pédagogiques qui ont émergé précisément dans les situations où se trouvent les élèves les plus défavorisés et les plus « difficiles ». Car c'est plutôt dans les « classes de perfectionnement » que dans les khâgnes qu'ont été inventés des outils et des méthodes pour reconstruire des situations scolaires où la transmission des savoirs elle-même redevienne possible. C'est plutôt dans la littérature pédagogique, délibérément aux marges de l'université, que l'on peut trouver des exemples capables d'inspirer des enseignants aux prises, au quotidien, avec les nouveaux « barbares » qui commencent à envahir l'école. D'ailleurs, ce sont plutôt les « primaires » qui sont, traditionnellement, porteurs de cette culture et de cette sensibilité qui, toutes deux, risquent d'être perdues à l'occasion de la création d'instituts uniques où les universitaires vont immanquablement prendre le pas sur les innovateurs, les philosophes sur les pédagogues de terrain, les didacticiens sur les militants pédagogiques. Ce caractère constitutivement contradictoire de la création des IUFM, dont on pourrait trouver les traces dans la plupart des documents et des débats qui ont présidé à leur constitution, est à l'origine de bien des malentendus. C'est ainsi qu'on vit, à cette occasion, des alliances, conjoncturelles et fugaces, entre des forces de pression institutionnelles, médiatiques et syndicales, dont les priorités étaient complètement différentes : amener tous les instituteurs à la licence était un objectif tout à fait essentiel pour les uns, tandis que les autres considéraient que le plus important était de faire bénéficier les enseignants du second degré d'une culture pédagogique élaborée dans l'enseignement primaire. Mais, pour les uns et les autres, la création des IUFM pouvait paraître une occasion de faire avancer leurs thèses. Les textes régissant l'organisation des IUFM, de la formation dispensée et des concours de recrutement portent la marque de cette alliance étrange et s'efforcent de trouver des compromis l'existence de «formations communes » et d'épreuves professionnelles dans les concours représente des concessions importantes à la « culture primaire ». L'exigence de la licence pour les professeurs des écoles et les avantages importants donnés, pour l'entrée dans les IUFM, aux «licences disciplinaires » par rapport aux licences de sciences humaines et sociales (et, a fortiori, de sciences de l'éducation) donnaient des garanties aux tenants de la « culture secondaire ». De plus, si les objectifs des IUFM étaient bien formulés en termes de « professionnalisation globale », la nature des épreuves d'admissibilité constituées exclusivement de « connaissances disciplinaires » et leur place centrale dans la scolarité (qui contraint l'étudiant à s'y consacrer presque entièrement pendant une année), comme le statut mineur des formateurs de terrain (« maîtres de stages » et « maîtres formateurs » condamnés à n'occuper qu'un strapontin institutionnel) représentaient des gages essentiels donnés aux universitaires. Ces compromis sont déterminants pour comprendre la suite. D'abord les IUFM furent créés ; ils ne l'auraient sans doute pas été sans cela. Ensuite, à peine créés, ils furent attaqués par les deux parties qui dénoncèrent les concessions faites à leur adversaire. On sait la violence du débat qui éclata alors et qui est encore aujourd'hui réactivé à la moindre occasion : triomphe du pédagogisme et abandon des exigences disciplinaires pour les uns, les IUFM sont, pour les autres, une institution incapable de mettre en place une véritable formation pédagogique en alternance adaptée aux élèves d'aujourd'hui. On sait aussi que les évolutions furent, depuis dix ans, chaotiques et contrastées : disparition presque totale des « formations communes » (réunissant des professeurs du premier et du second degré) et des épreuves professionnelles dans certaines disciplines ; création, sous la poussée des événements, de « stages-violence » ou de « formations à la prise de fonction » ; montée en puissance des «didactiques » qui semblent, aux yeux de certains, pouvoir réconcilier miraculeusement le sérieux universitaire des études académiques de haut niveau et le souci des apprentissages réellement effectués par les élèves. Nous n'en finissons donc pas d'expier le compromis initial et, dans une sorte de «bégaiement constitutif » du discours sur l'éducation, comme dit Daniel Hameline, semblons poursuivre à jamais une négociation sans fin, livrant l'institution aux aléas des événements et des rapports de forces du moment... Exprimant notre penchant très français pour l'habillage idéologique des conflits de personnes et de corporations, nous opposons ainsi, en des combats épiques, éducation et instruction, socialisation des élèves et transmission des savoirs, formation pédagogique et formation disciplinaire, accompagnement des élèves et enseignement magistral... démocratie et République ! Les clercs, toujours inquiets de l'exercice de leur magistère, se déchirent en des polémiques infinies pendant que, dans le quotidien du fonctionnement institutionnel, triomphent les arrangements locaux, le pragmatisme au service de la paix sociale, l'indifférence plus ou moins grande au regard des enjeux politiques et sociaux de la formation des enseignants. Il est temps, aujourd'hui, de changer de stratégie. Le malentendu fut sans doute nécessaire pour permettre aux IUFM de sortir des limbes. Un projet cohérent devient aujourd'hui indispensable pour leur permettre d'assumer vraiment leur rôle. Ce projet pourrait, à mon sens, se construire autour du concept encore trop flou de « professionnalisation». Entendons-nous bien : il n'est pas question de dire ici que les enseignants du siècle dernier et ceux qui ne passèrent pas par les IUFM n'étaient pas de « vrais professionnels ». Ils le furent sans doute, dans leur immense majorité. Mais ils le furent parce qu'ils disposaient d'un « modèle professionnel » stable et d'une « identité sociale » reconnue en accord avec les finalités et les modalités d'organisation de l'institution scolaire. Or l'école a changé, l'environnement social est radicalement différent et les modèles traditionnels ne fonctionnent plus : en entrant dans la classe, l'enseignant ne peut plus « réciter son rôle » et doit construire la « société scolaire » ; il ne peut plus enseigner sans se poser, avec ses élèves, la question du sens des savoirs qu'il transmet ; il doit organiser l'échange pour qu'en rupture radicale avec le conflit des opinions qui régit la vie sociale émerge en classe l'exigence de vérité. Difficile entreprise qui s'effectue dans un contexte particulièrement confus : la société hésite entre « l'école pour tous » d'une part, et le communautarisme scolaire, idéologique, ethnique ou social d'autre part ; les logiques de formation et de sélection s'interpénètrent partout sans que l'on sache quel est l'espace de légitimité de chacune d'elles ; l'obligation de résultats et l'obligation de moyens sont sans cesse confondues ; l'hypocrisie absolue règne en matière de carte scolaire et d'orientation ; l'appel à l'initiative locale, sans cadre suffisant, porte la menace d'un éclatement des références nationales auxquelles, par ailleurs, tout le monde se dit attaché... Dans ce contexte, la professionnalisation tant invoquée ne peut plus renvoyer au modèle unique du clerc, enseignant du haut de sa chaire dans ces «petites Sorbonne » que dénonçait déjà Alain. Elle requiert que soient formés, dans un même mouvement, les compétences nécessaires à la construction de situations de transmission des savoirs, le discernement pédagogique, sans lequel ces compétences ne sont que savoir-faire mécaniques stériles, et une véritable identité professionnelle, intégrant une capacité de réflexion critique sur le métier que l'on exerce. Des compétences d'abord : compétences adossées à une maîtrise solide des savoirs à enseigner, favorisées par la rencontre des situations concrètes d'enseignement et nourries par une connaissance suffisante des ressources et des outils pédagogiques dont on peut disposer. Ces compétences s'acquièrent par la construction individuelle et collective de situations d'apprentissage, la mise en relation, en leur sein, des acquis disciplinaires et des apports de la pédagogie, l'expérimentation et l'analyse systématique de ce que l'on a élaboré et l'évaluation de ses effets. Le discernement pédagogique ensuite : discernement qui se construit lentement par l'observation des situations et la compréhension de leurs enjeux. Ce discernement s'acquiert, tout à la fois, par la pratique d'une véritable alternance et le compagnonnage de praticiens experts (à l'image de ce qui se passe en médecine), mais aussi par l'étude rigoureuse de la littérature et de la philosophie de l'éducation. Il s'agit ici d'aiguiser son regard, d'apprendre à anticiper pour éviter les erreurs de jugement et d'action, de se donner les moyens de mesurer ce qui se joue dans des situations humaines qui ne sont jamais exactement reproductibles. Une identité professionnelle enfin : identité qui ne se réduit pas aux savoirs que l'on a engrangés mais qui est, au-delà et en deçà, une manière de les relier en un ensemble qui est plus que la somme des parties. Cette identité, longtemps conférée de l'extérieur par une société qui assignait aux enseignants une place et la respectait sans discuter, ne peut aujourd'hui se construire que dans un retour à « l'intention d'enseigner ». Loin des modèles formels et des colifichets qui permettaient de se donner cette identité à bon compte, elle ne peut émerger que dans l'intelligence de ce que porte en elle-même cette «intention » : la construction avec ses élèves d'un rapport exigeant à la vérité. Car c'est ce rapport qui constitue, une fois la mise entre parenthèses phénoménologique effectuée, le coeur de l'identité professionnelle enseignante. C'est dire s'il est important que cela soit «objet de formation »... sans espoir vain que cela puisse être « formé comme un objet ». Il n'y a donc, in fine, qu'une question essentielle à traiter dans la formation des enseignants : « Comment instituer, dans une classe, l'exigence de vérité en lieu et place des rapports de forces et des conflits d'opinion ? » Question pédagogique par excellence. Question qui fonde, en son principe même, toutes les situations d'apprentissage... en deçà et au-delà de l'infinie diversité des disciplines et des publics. Question qui permet de penser cette diversité et la multiplicité des instrumentations didactiques sans, pour autant, basculer dans le relativisme ou la manipulation. Question que nous devons traiter dans chaque situation concrète pour en mesurer les enjeux et en comprendre les conséquences en termes de dispositifs pédagogiques à mettre en place. Question de fond, et pourtant infiniment tangible, qui s'inscrit dans le moindre geste « et transcende toutes nos activités. Question qui ne réconciliera pas miraculeusement les adversaires d'hier, mais devrait constituer l'épreuve à laquelle ils acceptent de se soumettre ensemble aujourd'hui. C'est dire si le chantier des IUFM, que ce livre décrit si magistralement, n'est pas achevé. C'est dire aussi l'importance de la lecture attentive de cet ouvrage et des prolongements que, comme tout apport scientifique décisif, il ne manquera pas d'avoir. |