Avant-propos
Éloge du travail
Il est des Mémoires qui laissent croire aux miracles, quand elles ne cherchent pas à accréditer l’hypothèse du génie. On y suit le parcours d’un être qui se veut exceptionnel, vit des aventures extraordinaires et fait surgir sous nos yeux des initiatives qu’il dit « sortir de son chapeau ». Ces Mémoires-là suscitent parfois notre admiration. On les lit avec avidité, à l’affût, à chaque page, de nouvelles « révélations » : un événement imprévu, une rencontre extravagante, une confidence étonnante, une attaque imprévisible… En réalité, ces textes-là véhiculent une conception magique de nos histoires individuelles et collectives : foin des genèses complexes et des explorations tâtonnantes, balayées les hésitations, les maladresses et les erreurs, aboli le temps du labeur et de la maturation : tout cela est éclipsé par l’illusion romanesque. Alors, si ces Mémoires-là nous distraient quelque temps, elles ne nous apportent pas grand-chose : une fois le livre refermé, nous ne sommes pas plus armés pour comprendre et transformer le monde.
Les Mémoires d’Abdelkader Bakhti sont d’une tout autre nature. Elles constituent un témoignage d’une rare authenticité, le témoignage d’un jeune « maître d’école » algérien qui, au lendemain de l’indépendance de son pays, s’engage dans un travail pédagogique exigeant pour mettre en œuvre, faire connaître et partager les « techniques Freinet » de l’École Moderne… Elles sont ainsi remarquables à plusieurs titres.
D’abord parce que ces Mémoires nous replongent dans l’histoire de l’Algérie, au moment où ce pays s’engage résolument dans la lutte contre l’analphabétisme et l’obscurantisme. Elles nous rappellent le « chantier grandiose » dans lequel elle s’implique à l’époque, la solidarité en actes dans les campagnes, les villages et les villes pour libérer un peuple de la misère et de l’assujettissement, mais aussi les efforts des hommes et des femmes de progrès pour fonder une école authentiquement démocratique qu’on voit se dessiner à travers les Instructions officielles de 1965. On découvre aussi, dans ces Mémoires, un militant infatigable d’une éducation émancipatrice, agir au quotidien avec ses élèves et ses collègues, aux côtés d’une population toute entière portée par l’espoir de plus de justice et de bonheur partagé : rien de sensationnel dans ce quotidien d’un fonctionnaire, mais une foule de petits gestes, beaucoup d’occasions saisies et une multitude de décisions courageuses. Abdelkader Bakhti nous montre ici comment les choix de finalités s’incarnent au jour le jour, dans une attention toujours renouvelée aux situations et aux personnes, dans la recherche d’un équilibre, souvent difficile, entre le souci de son entourage familial et celui de son engagement professionnel, dans l’effort pour créer un réseau de relations où chacun respecte les autres, donne le meilleur de lui-même et s’enrichit de toutes et tous. Il nous décrit son combat serein pour démontrer sans imposer, pour convaincre sans vaincre. Un combat qui témoigne – et rien n’est plus nécessaire aujourd’hui – que la violence et la grandiloquence, l’arrivisme institutionnel et la recherche de la gloire personnelle n’ont guère d’efficacité au regard de cette modestie obstinée qui honore ce qu’elle respecte et ennoblit ceux et celles qu’elle gagne à sa cause.
Mais les Mémoires d’Abdelkader Bakhti n’en restent pas là. Ce ne sont pas seulement celles d’un « homme de bien », ce sont celles d’un militant pédagogique de l’École Moderne. On y retrouve cette magnifique aventure de la « pédagogie Freinet ». On y voit comment, un engagement éducatif prend forme et se construit en s’appuyant sur les principes et les outils des fondateurs de l’Institut coopératif de l’École moderne. Et l’on comprend qu’il ne s’agit pas d’adhérer à un dogme, d’appliquer mécaniquement un ensemble de recettes, de réformer brutalement une institution, mais bien de s’engager dans une démarche à partir de valeurs fondatrices – l’émancipation et la solidarité, l’autonomie et la coopération – et en construisant minutieusement un environnement éducatif que chaque jour, chaque expérience et chaque échange permettront d’enrichir. Ce n’est pas un hasard si les visiteurs de la classe d’Abdelkader Bakhti sont tous impressionnés par le soin, la rigueur et l’exigence de ce qui est, bien au-delà d’un simple « décoration », un ensemble de points d’appui offert aux élèves pour leurs apprentissages et leur socialisation. « Organiser la classe » est, en effet, ici, le premier souci du maître. « Organiser » et non pas « gérer » : car on est obligé de « gérer » – les problèmes et les conflits dans la classe – quand on n’a pas su organiser le travail. Et ce que nous voyons tout au long de ces pages, c’est précisément le cheminement de cette « organisation ». Nous voyons comment les choses s’enchaînent : du limographe au texte libre, de la correspondance au journal scolaire, des tableaux muraux aux fichiers autocorrectifs, des enquêtes à l’audiovisuel, de l’entretien du matin au « conseil de coopérative »… les techniques Freinet s’appellent réciproquement et structurent la classe pour en faire un vrai « collectif qui apprend ». Car la classe n’est pas seulement un lieu où les élèves apprennent, c’est un espace-temps où les élèves « apprennent ensemble » à apprendre et à faire société : c’est la préfiguration d’une société authentiquement solidaire… Et l’on voit ici concrétisé le fameux conseil de Célestin Freinet : « Ne vous lâchez jamais des mains… avant de toucher des pieds ». « Lentement mais sûrement » répète Abdelkader Bakhti : en « rebondissant » sans cesse, comme le préconisait Freinet, des valeurs sur les techniques, des techniques sur le politique, du politique sur la communication dans la classe – et vice-versa, évidemment – car tout cela, bien sûr, « fait système » et l’on peut « entrer dans le système » et le construire de mille manières.
Et puis, les Mémoires d’Abdelkader Bakhti nous permettent aussi de voir comment le Mouvement Freinet algérien, mais aussi français et international, s’est structuré : formidable développement fondé sur le respect, l’écoute et les échanges réciproques de ceux et celles qui affirment sans complaisance « nous sommes tous des apprentis ». Ici, nul ne « fait la leçon ». Et Abdelkader Bakhti, encore moins que tout autre, ne cherche le pouvoir. Ici, on sait être reconnaissant envers ceux et celles dont le dévouement et l’inventivité forcent l’admiration. Et Abdelkader Bakhti, encore plus que tout autre, sait dire « merci ». Ici, on prépare minutieusement les rencontres car on sait que la rigueur de cette préparation ne bridera pas, tout au contraire, l’imagination des participants. Et Abdelkader Bakhti est attentif, comme tous les autres, à ce que les choses soient bien faites, avec le plus de soin et le moins de désinvolture possible.
Je n’ai jamais rencontré Abdelkader Bakhti. Mais j’ai croisé, dans ces Mémoires, son regard chaleureux et son infinie délicatesse. Je n’ai jamais travaillé avec Abdelkader Bakhti. Mais j’ai appris, dans ses Mémoires, beaucoup plus que dans bien des livres qui se veulent savants. Car Abdelkader Bakhti est un vrai « travailleur » de la pédagogie. Un homme et un enseignant debout, qui avance sans baisser les bras et en relevant, avec une ténacité exemplaire, tous les défis qui se présentent à lui. Ce n’est pas un « héros » qui nous fait croire qu’il peut changer le monde et l’École d’un coup de baguette magique. Il ne cherche pas la gloire, il témoigne juste pour chacune et chacun de nous. À hauteur d’homme. De son passé, pour notre avenir.
Philippe Meirieu
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