Des parcours et des hommes
Les trajectoires des hommes et des femmes sont toujours singulières, mais nous ne disposons, pour les penser, que de catégories générales. Telle est la difficulté fondamentale de toute entreprise d’accompagnement des humains… c’est-à-dire de toute entreprise de « pédagogie », au sens premier du terme, ou d’ « andragogie » si l’on préfère l’exactitude étymologique.
Car il nous sera toujours impossible d’enfermer l’humain dans des typologies universelles ou de le réduire à une vision objectiviste de ses faits et gestes. Nous en avons pourtant la tentation permanente : nos velléités entomologistes sont toujours là et nos catégorisations bien commodes pour dire de quelqu’un : « Il est ceci ou cela… Voilà ce qu’il lui faut ! ». Mais c’est oublier que nul n’ « est » jamais quoi que ce soit de manière définitive et que le droit à la différence, tant vanté, est surtout le droit de chacun à « être différent » : différent de ce dont il a hérité, différent de ce qu’on lui pronostique, différent des images qui lui collent à la peau, différent du destin qu’on lui a fabriqué ou qu’il a malheureusement endossé. L’enfermer dans un moment donné de son histoire, le réduire à une photographie, fut-elle particulièrement nette et intellectuellement satisfaisante, c’est figer le mouvement qu’on prétend promouvoir, c’est chosifier un sujet qu’il faudrait mobiliser. De même, le réduire à ses symptômes, fût-ce de manière particulièrement étayée, c’est le traiter, selon le vieux modèle de « l’homme machine », comme une juxtaposition d’ « organes » dont il faudrait identifier les dysfonctionnements et y remédier de manière séparée.
On perd alors de vue tout ce qui justement fait la spécificité de l’être humain : cette unité mystérieuse mais fondatrice sans laquelle tout ce qui nous arrive ne serait qu’événements désarticulés, « a walking shadow, a tale told by an idiot » comme dit Shakespeare. Une « histoire racontée par un idiot »… Même pas une histoire : un mauvais clip vidéo où s’entrechoquent des images sans qu’aucun récit ne permette de s’en saisir. Un monde sans regard, sans projet, sans sujet.
Ce n’est pas un des moindres paradoxes des « sciences humaines », surtout quand elles s’intéressent à l’histoire singulière des êtres, que de dissoudre systématiquement l’humain au prétexte qu’elles ne peuvent s’en saisir méthodologiquement. Elles nient ce qu’elles ne peuvent attraper. Et se rabattent sur l’obsession positiviste d’une collecte de « faits », par définition toujours insuffisante. « On ne peut atteindre l’unité en entassant des 9 à la droite de 0,99 » rappelle Sartre dans l’Esquisse d’une théorie des émotions. Et l’on ne peut rien atteindre de l’homme en se contentant d’accumuler des observations, des tests et des enquêtes, aussi sophistiqués soient-ils.
Le danger existe, alors, de se réfugier dans une sorte de fatalisme de l’ineffable teinté, selon les humeurs, de poésie douceâtre ou de conservatisme nostalgique : puisque l’humain n’est pas saisissable, renonçons à nous en occuper. Laissons le se développer et s’épanouir sans nous : la métaphore horticole se substitue ici à celle de la machine, mais avec des effets tout aussi ravageurs : l’obsession interventionniste laisse pace à la contemplation béate des aptitudes qui s’éveillent.
Risquons, alors, qu’on peut échapper à ces dérives par un véritable « accompagnement ». Certes, le mot est un peu trop usité aujourd’hui pour ne pas susciter la méfiance. On « accompagne » trop ! Tout le monde « accompagne » ou « est accompagné » : les élèves et les mourants, les demandeurs d’emploi et les parents, les soignants et les soignés… Mais on peut, parfois, prendre une mode au pied de la lettre et en tirer quelques bénéfices théoriques et formatifs. Dès lors que l’accompagnement ne se réduit pas à des séances de remplissage de grilles en tous genres ou d’élaboration technocratique de plannings sophistiqués, dès lors qu’il ne lorgne pas, à l’inverse, vers une direction de conscience laïcisée et tous les phénomènes d’emprise psychologique qu’elle peut induire… il peut représenter une métaphore acceptable pour désigner ce travail étrange et nécessaire par lequel un être aide un de ses semblables, un de ses « frères », à trouver son propre chemin.
Pas d’illumination, pourtant, sur ce chemin-là, ou rarement. Une attention obstinée à l’autre, une reformulation bienveillante, une exigence sans concession. Une infinité de petits gestes qui ouvrent des voies, explorent des possibles, stabilisent quelques avancées. Un entêtement amusé à rechercher sans fin la cohérence quand on patauge dans la co-errance. Le souci de « faire récit » avec ce qui se vit et se dit, sans, pour autant, jamais chercher à achever l’histoire. Un tâtonnement exploratoire incessant qui ne paye pas de mine, mais permet à l’autre de n’être plus seul face à son avenir.
Accompagner, après tout, n’est pas si compliqué. C’est le partage de « l’humaine condition ». C’est ce qui se passe quand un homme en rencontre un autre, qu’ils se saluent et se reconnaissent capables de s’entraider. C’est ce qui advient quand, dans l’indifférence et l’instrumentalisation généralisées de l’humain, quelqu’un montre, avec une obstination tranquille, qu’il y a du possible et que ce possible n’est pas complètement hors de portée… Ce témoignage-là, aussi modeste soit-il en apparence, vaut toutes les études « sérieuses » du monde. Il exprime notre plus grande ambition : aider à l’émergence d’un sujet. Et, il montre que l’humain est la plus belle des utopies. La seule qui vaille la peine…
Et c’est cela qu’on trouvera dans le présent ouvrage. Des monographies où l’on verra comment des êtres prennent forme et se forment. Contre tous les fatalismes du monde. Ce livre est superbe parce qu’il est au plus près de l’humain. Au plus juste. Au plus vif.
Philippe Meirieu
Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2
Vice-président de la Région Rhône-Alpes, délégué à la formation tout au long de la vie
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