L'hétérogénéité des classes : du problème à l'ambition... Il est, finalement, d'assez nombreux domaines dans lesquels l'écart entre les résultats des chercheurs et l'avancée des pratiques éducatives pourrait apparaître désespérant. Ainsi en est-il, en particulier en France, de la question dite des " rythmes scolaires " : alors que tous les chercheurs en chronobiologie dénoncent un système absurde qui impose à des enfants de onze ans jusqu'à sept heures de cours par jour, alors qu'ils affirment avec une belle unanimité qu'il faut diminuer le temps de classe journalier et augmenter le nombre de journées scolaires, rien ne bouge... Quand les évolutions ne vont pas à l'inverse de " l'évidence scientifique " ! Ainsi en est-il aussi, par exemple, de l'usage des manuels scolaires qui viennent, tout récemment encore, d'être pris en charge par les régions quand toutes les études montrent qu'ils ne sont pas utilisés à plus de vingt pour cent et qu'il vaudrait mieux financer les bibliothèques et centres de documentation. Ainsi en est-il, pour donner un dernier exemple, de l'enseignement des disciplines scientifiques et technologiques vers lesquelles il conviendrait tant d'orienter plus d'élèves et d'où on les éloigne précisément par une abstraction prématurée, en rabattant systématiquement tout problème vers des calculs mathématiques et en réduisant la physique comme la chimie à une affaire de " papier / crayon " ! Mais, sans doute, en France comme en Belgique, est-ce la question de l'hétérogénéité des classes qui est la plus caractéristique dans ce domaine. Les chercheurs, en effet, semblent unanimes et toutes les enquêtes internationales le confirment : l'hétérogénéité ne constitue nullement un handicap pour les élèves, y compris ceux qui sont considérés comme " les meilleurs "... Bien au contraire ! Et pourtant, les enseignants, comme les familles résistent : le mythe de la classe homogène reste terriblement prégnant et le corps social tout entier semble le plébisciter, poussant à la sélection prématurée au nom de l'efficacité de l'École et, dit-on, dans l'intérêt de tous. Il faut donc s'interroger. On ne peut se contenter de stigmatiser les acteurs sociaux en considérant les enseignants comme des corporatistes, systématiquement hostiles à tout ce qui vient bousculer leurs habitudes et leur confort, tandis que les parents, eux, seraient des consuméristes, toujours attachés à la seule réussite de leur progéniture qu'ils voudraient à tout prix protéger des mauvaises fréquentations. Aucune évolution constructive n'est possible sans tenter de comprendre ce qui, contre toute évidence scientifique, résiste chez les acteurs et, même, ce en quoi cette résistance est, d'une manière ou d'une autre, intelligente. Aussi, au risque de surprendre les lecteurs de mes propres travaux et même d'apparaître en contradiction avec certain des textes " militants " que j'ai pu écrire sur " la pédagogie différenciée ", il me paraît important de souligner aujourd'hui l'importance et d'élucider la nature des résistances au changement telles que nous les avons vécues en France et telles qu'elles peuvent, peut-être, s'expliquer en Belgique. Qu'on n'y voie nul reniement, bien au contraire. La compréhension des résistances n'est que le revers de la détermination... et le meilleur moyen d'avoir une chance de les surmonter. La conception applicationniste des réformes : Malgré toutes les précautions d'usage, nous n'en sommes pas débarrassés. Nous croyons trop, en effet, selon le vieux paradigme de la psychopédagogie, qu'il suffit de connaître les objectifs pour connaître les méthodes. Nous croyons, comme au XIXe siècle, que les moyens sont, en quelque sorte, contenus dans les fins comme une noix dans sa coquille... Une telle conception pouvait prévaloir chez un Claparède dont la grille de lecture était mono disciplinaire (la psychologie) et qui voyait le développement de l'enfant de manière strictement causaliste : il suffisait, alors, de savoir quelles étaient les conditions " naturelles " de ce développement et de les reproduire afin de le stimuler. En revanche, dès lors qu'on passe à une conception pluriréférentielle et qu'on pense en termes systémiques, les choses sont beaucoup plus complexes : les facteurs à prendre en compte sont très nombreux et leur inventaire exhaustif impossible. De plus, il n'est pas certain que la cause ne soit pas conséquence et que l'acte ne détermine pas la connaissance. Ainsi, ce n'est probablement pas ce qu'on sait de l'enfant qui permet de l'éduquer, mais ce qu'on découvre en l'éduquant qui permet de mieux le connaître. Il y a une véritable dialectique entre la connaissance et l'action. Et de cela, nous devons en tirer toutes les conclusions, aussi inquiétantes soient-elles : nous ne pourrons pas faire l'économie de l'inventivité pédagogique et didactique. Nous ne pouvons espérer avancer sans travailler d'arrache-pied à inventer de nouvelles méthodes. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, rien n'est donné. Tout est à construire. À nous de savoir si nous voulons seulement la fin ou si nous sommes prêts aussi à payer le prix pour inventer les moyens. L'ambition politique défaillante : Mais, pour inventer et construire, il faut s'inscrire dans une dynamique. Il faut partager des ambitions. Regardons, en effet, de plus près les objections à l'hétérogénéité des classes du côté des enseignants. Elles renvoient, pour l'essentiel à sa difficulté de gestion. Mais tout dépend comment on considère cette difficulté : comme un obstacle infranchissable qui invalide le projet lui-même ou bien comme un problème professionnel à résoudre par l'intelligence collective ? Si c'est un problème professionnel à résoudre, il ne peut que stimuler des praticiens qui savent bien qu'on n'a, jamais, que les problèmes de ses ambitions. Mais si l'on en fait un obstacle infranchissable a priori , alors il est un moyen, il devient un prétexte pour abandonner nos ambitions. " Dis- moi quels sont tes problèmes et je te dirai quelles sont tes ambitions... Si tu travailles à gérer l'hétérogénéité de manière à ce qu'elle profite à tous, c'est que, justement, tu as une ambition fondatrice : construire une société solidaire, résister à l'individualisme et au tribalisme, lutter contre toutes les formes de sélection précoce et de communautarisme... " Car on n'insiste pas suffisamment sur le fait que la classe hétérogène n'est pas un choix pédagogique, c'est un choix politique. Il serait pédagogiquement plus reposant de faire des classes homogènes ; mais ce serait politiquement suicidaire pour nos démocraties : cela engendrerait le repli sur soi, appauvrirait les relations sociales, tuerait toute forme de coopération et d'entraide au profit de l'élimination systématique du " maillon faible ". J'ai dit ailleurs ( Faire l'École, faire la classe , ESF éditeur, 2004) que les classes de nos écoles étaient, avec les jurys d'assises, les seuls regroupements humains qui faisaient de l'aléatoire vertu. On y travaille ensemble sans s'être choisis et pas parce qu'on se ressemble, qu'on s'aime ou qu'on a " le même niveau ". On y travaille ensemble, pour apprendre à se respecter, pour découvrir d'autres manières de penser et parce que l'enrichissement par la différence n'est pas un vain mot. Il faut le dire clairement. Au politique d'assumer ses projets, au risque, sinon, de les voir abandonnés par ceux-là mêmes qu'ils chargent de les réaliser. L'accompagnement institutionnel défaillant : Soyons clair : nous ne connaissons que trop bien les ravages de " la politique des préalables ". À force d'expliquer que les conditions ne sont pas réunies, que la réforme n'a pas été suffisamment préparée, que ses raisons n'ont pas été suffisamment expliquées, que les personnes n'ont pas été suffisamment formées, que les moyens matériels suffisants n'ont pas été réunis, etc... on finit par rendre impossible toute évolution. Il n'est pas possible, en effet, de changer sans prendre un minimum de risques et sans que l'on apprenne à faire ce qu'on ne sait pas encore faire... en le faisant ! On ne déroge pas, ici, à la règle d'or qui régit toute action humaine : la qualité de la préparation n'en rend pas moins indispensable de " se jeter à l'eau ", sans garantie absolue de réussite. Or, c'est justement pour cette raison qu'il faut un véritable accompagnement institutionnel : un accompagnement bienveillant et qui n'attend pas le moindre faux-pas avec l'oeil satisfait du spécialiste du " Je vous l'avais bien dit ! ". C'est pour cela que l'institution doit " sécuriser " le cadre : permettre aux personnes de se lancer, de comprendre les problèmes qu'elles rencontrent, de faire des propositions. Impliquer les acteurs sur le chantier, non comme des exécutants mais comme de véritables cadres. Nous vivons encore trop avec une conception taylorienne du métier d'enseignant qui, en infantilisant les personnes, les contraint, en quelque sorte, à se comporter comme leurs pires élèves : ne rien faire pour aider à la réussite du projet et critiquer systématiquement l'institution ! L'absence de prise en compte des représentations identitaires : On ne fait pas évoluer les comportements sans toucher à l'image idéalisée que les professionnels ont de leur métier. Tout professionnel a des représentations archétypales et juge de la possibilité de changer de comportement en fonction de celles-ci. Ainsi, tant que l'enseignant du second degré aura comme modèle le professeur d'université dans son amphithéâtre, l'avocat dans son prétoire, le comédien sur son estrade, le député à la chambre... il ne pourra considérer que comme une rétrogradation le travail de suivi individualisé et d'attention aux remédiations individuelles qui s'impose dans une classe hétérogène. Tant que sa satisfaction narcissique ne sera pas déplacée de la qualité de sa performance à celle des apprentissages de ses élèves, il se montrera rétif à des réformes qu'il vivra comme des tentatives d'attenter à la qualité de son " auditoire ". C'est pourquoi il n'y a pas de véritable réforme pédagogique possible sans une réflexion en profondeur sur le métier d'enseignant, ses missions, ses tâches, ses idéaux. Il n'y a pas de véritable réforme pédagogique sans analyse des satisfactions professionnelles qu'une société peut promettre à ceux à qui elle demande de se dévouer pour ses enfants. L'oubli du " métier réel " : C'est ainsi : les conseilleurs ne sont pas les payeurs et les prescripteurs ne mettent guère en pratique eux-mêmes ce qu'ils préconisent. En France, on raillait volontiers, jadis, les professeurs d'École normale qui faisaient des leçons pour expliquer qu'il n'en faut point faire. Est-on plus avancé aujourd'hui ? Que font, dans leur propre amphithéâtre, les universitaires qui, par ailleurs, préconisent l'individualisation de l'enseignement ? Que font les administrateurs de l'éducation qui enjoignent leurs subordonnés à changer radicalement le statut de l'évaluation avec leurs élèves, afin d'en faire une véritable aide à la progression de chacun ? Que font les formateurs d'enseignants qui expliquent longuement qu'ils faut prendre en compte l'expérience antérieure et différencier les parcours ? Ces incohérences dénient toute légitimité aux prescripteurs. Et les " praticiens " ont beau jeu de leur renvoyer les difficultés du " métier réel " qu'ils semblent ignorer. Car il faut, en effet, se coltiner à ce fameux " métier réel " ; il faut accepter l'idée que tous les enseignants ne sont pas des saints laïcs, qu'ils peuvent être fatigués, inquiets, en colère. Qu'on ne peut, tous les jours, tenir compte des besoins de chaque élève dans chaque activité. Qu'il faut, pour agir, réduire raisonnablement la complexité à ce qu'on peut traiter. Mettre en place des routines sur lesquelles s'appuyer, apprendre à passer, quand il le faut, du pilotage automatique au pilotage manuel, etc... Or, nous sommes insuffisamment au clair sur " le métier réel " et nous formons trop à un métier idéal qui, parce qu'il n'est pas accessible, provoque des rétractations, voire des crispations sur les vieilles habitudes. L'École toute-puissante : J'ai, pour ma part, assez travaillé pour montrer la marge de manoeuvre des enseignants pour ne pas, aujourd'hui, être suspecté de fatalisme. Même si je reconnais l'importance des processus de mondialisation, des contraintes des programmes, de la hiérarchie institutionnelle et de l'environnement socio-économique, je ne crois nullement que l'instituteur ou le professeur, dans sa classe, soit contraint à répéter des faits et gestes qui lui seraient entièrement dictés de l'extérieur. Je crois qu'il y a une manière d'humilier les élèves ou, au contraire, de les encourager qui relève de la liberté et de l'éthique de chacun... Mais, pour autant, je ne nie pas que les choses soient devenus plus difficiles dans un contexte socioculturel et économique extrêmement pesant : on ne peut demander à l'École de panser, à elle seule, toutes les blessures de la société. On ne peut lui demander de ramer en permanence et toute seule à contre-courant. Dans une société qui se tribalise de plus en plus, on ne peut lui demander d'être la seule à promouvoir la valeur de l'hétérogénéité. Quand, partout, on constate que " qui se ressemble s'assemble ", on ne peut exiger d'une institution qu'à elle seule elle renverse la vapeur. Certes, elle ne doit pas trop vite " jeter l'éponge "... Mais ses efforts ont besoin d'être relayés dans la société tout entière. Car l'hétérogénéité des classes n'est pas d'abord affaire de pédagogue, c'est d'abord une affaire de citoyen. |