Postface : entretien avec Philippe Meirieu
« Tu peux être ce que tu décideras de devenir »
Territoires Vivants : Quel sentiment retirez-vous de la lecture de ces moments d’école ?
Philippe Meirieu : À sa lecture, j’ai beaucoup pensé à ce que disait Olivier Reboul, un de nos meilleurs philosophes de l’éducation. Dans un de ses ouvrages, il pose la question : « Qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné ? », et répond : « Ce qui libère et ce qui unit ». J’ai trouvé que ces deux expressions, « ce qui libère »et « ce qui unit », étaient admirablement illustrées par les témoignages et les textes du présent ouvrage.
« Ce qui libère », d’abord. Ce deuxième tome, qui succède à Territoires vivants de la République , est un véritable livre d’émancipation, au sens propre du mot. L’émancipation, c’est la capacité de chaque être à se dépasser et à ne pas se trouver enfermé dans une origine, une essence, une identité qui lui ont été attribuées à un moment donné par la société ou par l’école. C’est l’affirmation que tout être déborde toutes les définitions que l’on peut en donner. Aucun humain, en effet, n’est réductible aux identités sociales ou psychologiques qu’on peut lui affecter ni même aux diagnostics médicaux qu’on peut porter sur lui. Dans ce débord-là, il est disponible à un enseignement et, au-delà d’un enseignement, à une éducation qui lui permet d’oser sa différence, de s’exhausser au-dessus de lui-même et de choisir sa vie. En fait, c’est l’illustration de la belle formule du pédagogue Johann Heinrich Pestalozzi qui voulait que l’éducation permette à chacun et à chacune de « se faire œuvre de lui-même ».
Et votre livre montre très bien que « se faire œuvre de soi-même » n’est pas chose facile. Parce que ces enfants et ces adolescents, présents à chaque page, sont, à bien des égards, « faits par d’autres ». Ils sont faits par leur famille, leur milieu social, leur histoire personnelle et scolaire les rencontres qu’ils ont eues et les accidents qui les ont abîmés. Ils sont faits par d’autres, mais la question que leur posent les éducateurs à chaque instant est la question émancipatrice par excellence : « Qu’est-ce que tu peux faire, toi, avec ce qui t’a fait ? » « Tu as été fait par d’autres. Tu es le fruit de circonstances qui t’échappent. Les injustices sociales existent, la pauvreté existe, elle est scandaleuse, mais elle est là. Tout cela t’a fabriqué… mais, moi, je te dis que tu n’es pas condamné à n’être que ce qui t’a fait. Ça ne sera pas facile, mais tu peux être ce que tu décideras. »
Le remarquable témoignage de Cheik sur sa scolarité montre bien qu’il a été construit par toute une série d’événements mais qu’à un moment donné, il a décidé de se faire lui-même, sans nier, pour autant, ce qui l’a fait. On n’est donc pas dans l’illusion de la table rase. On ne peut pas faire comme si ces jeunes n’avaient pas été malmenés par la vie, n’avaient pas été pénalisés par des situations difficiles, comme s’ils n’étaient pas marqués par la pauvreté. Et, en même temps, on ne peut pas les y enfermer. Donc on prend en compte la réalité de cette histoire et on leur dit, avec exigence et bienveillance à la fois : « Que vas-tu faire de tout cela ? », « Que vas-tu faire pour ne pas être réduit à la résultante des forces qui se sont exercées sur toi ? » Pour moi, nous sommes là au cœur de la question de l’émancipation, au sens le plus exigeant du mot : il ne s’agit pas, en effet, de permettre à quelques dominés de devenir, à leur tour, des dominants, il s’agit de s’attaquer à la racine des rapports de domination, de montrer en quoi ils enferment les personnes, les aliènent et les assignent à résidence… et comment on peut les aider à s’en libérer. Pas seulement chacun et chacune de leur côté, mais ensemble.
Nous en arrivons ainsi à la deuxième partie de la formule d’Olivier Reboul : ce qui « vaut la peine » d’être enseigné , c’est « ce qui unit ». Votre livre montre parfaitement, à rebours des lieux communs largement diffusés par la plupart des médias, que bien des choses qui semblent diviser les humains peuvent, en réalité, les rassembler. Le thème de la mémoire traverse plusieurs articles de ce recueil. On y voit comment les jeunes, héritiers de mémoires différentes, peuvent, au-delà des oppositions parfois suscitées par la société, parfois même exacerbées par le contexte social, retrouver ensemble ce qui fait qu’ils sont tous parties prenantes de « l’humaine condition » dont parlait Montaigne. Tel est le vrai projet de l’école de la République : rassembler, unir les sujets au-delà de ce qui les sépare, au-delà des croyances, des appartenances et des histoires qui les divisent. Vous montrez en effet, et très concrètement, à ces jeunes que, si les réponses les séparent souvent, les questions les réunissent dès lors qu’ils acceptent de partager leurs préoccupations authentiques, de sortir de leurs revendications identitaires pour avouer ce qui les inquiète profondément. C’est ainsi qu’ils peuvent se découvrir semblables, se découvrir frères et sœurs dans une commune humanité… Je trouve que cette démarche est très forte dans le livre et elle renvoie, à mes yeux, à un enjeu scolaire et sociétal majeur : est-ce que nous voulons une société qui exacerbe les repliements communautaristes et claniques, ou une société qui reconnaît les différences d’origines, de sensibilités, de cultures mais qui est aussi capable de construire des perspectives communes en reconnaissant la profonde solidarité qui nous unit ? Cela ne signifie pas, évidemment, que tout se vaut… bien au contraire ! Cela nous permet précisément d’identifier ce qui « fait valeur » : et ce qui « fait valeur », c’est ce qui libère et ce qui unit, ce qui unit et ce qui libère, comme le dit Olivier Reboul qui, j’en suis convaincu, aurait été très heureux de lire votre livre.
TV : Notre travail vise à faire mentir l’idée de déterminisme social et à contrecarrer les effets de la relégation sociale. C’est pour nous une question essentielle. Pensez-vous que cet objectif est atteint à la lecture de ce livre ?
Philippe Meirieu : Ce qui me paraît important, c’est la manière dont les initiatives pédagogiques décrites dans votre ouvrage dépassent largement l’illusion de « l’égalité des chances ». Il y a, en effet, une fiction idéologique bien-pensante qui postule qu’il suffit de mettre tout le monde sur la même ligne de départ pour que toutes et tous parviennent au même point d’arrivée. Cette manière de penser oublie totalement que les êtres ont vécu des histoires complexes qu’on ne peut abolir en les considérant abstraitement comme n’étant que des « sujets de droit ». Oui, bien sûr, tous les élèves sont des sujets de droits qui méritent tous d’être traités à égalité selon les principes de la Convention internationale des droits de l’enfant… mais ils sont aussi des « sujets de fait », différents les uns des autres et qui sont loin d’être égaux en matière d’accès aux savoirs. Impossible de leur enseigner sur le mode sacramentel, comme s’ils étaient tous spontanément disponibles à la raison qui s’expose. Nous devons « prendre les élèves comme ils sont », avec leurs richesses et leurs limites… P as pour les laisser là où ils sont mais pour les accompagner et les faire progresser. Vous prenez les personnes dans leur épaisseur humaine, historique, sociale, matérielle et économique, mais sans jamais, pour autant, basculer dans la fatalité. Vous leur permettez de se dépasser et de devenir des êtres libres qui pourront s’impliquer dans une société solidaire.
En réalité, il existe deux formes de mépris symétriques à l’égard de ces jeunes de nos quartiers défavorisés. La première réside dans une attitude qu’on pourrait appeler compassionnelle, qui consiste à les regarder comme des victimes et à les enfermer dans leur statut de victime, avec, parfois, les meilleures intentions du monde. La seconde est une attitude purement moralisante, qui consiste à oublier leur histoire, les accidents de la vie qu’ils ont subis, et à les placer devant une injonction purement égalitaire comme si leur « réussite » ne demandait pas plus d’efforts que celle de leurs camarades privilégiés. La première est chosifiante et, d’une certaine manière, elle détruit le sujet dans la personne en l’enfermant dans le déterminisme. La seconde est totalement idéalisante car elle nie le sujet dans sa réalité concrète. Or, il faut, tout à la fois, prendre en compte le sujet dans sa réalité et ne pas l’y enfermer. Pour moi, c’est la seule manière de lutter contre le déterminisme. On ne peut pas lutter contre le déterminisme en décrétant simplement qu’il n’existe pas. C’est une illusion, une fiction largement entretenue par un discours dominant qui consiste à dire que les élèves sont égaux devant la réussite scolaire puisqu’on leur distribue le même savoir. Mais on ne peut pas lutter, non plus, contre le déterminisme en se contentant de le constater et de le déplorer : il faut le prendre en compte et aider les sujets à le dépasser. C’est ce que vous faites admirablement.
TV : Ce qui nous a portés tous, au départ de l’aventure de Territoires vivants de la République, puis avec Parce que chaque élève compte, c’était la question du regard que l’on porte sur les jeunes. Vous l’avez évoquée en abordant la question de l’éducabilité de tous. Une éducation qui va libérer et qui va unir mais qui est aussi, en préalable, l’école qui va accueillir. Or, on a l’impression d’échouer à changer le regard de la société sur les élèves des quartiers populaires. Pourquoi avons-nous tant de mal à les voir comme des jeunes en réussite et qui peuvent s’extraire de leur condition ? Pourriez-vous nous éclairer sur cette difficulté, question plutôt politique, d’ailleurs ?
Philippe Meirieu : Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse à cette question. Pourtant, alors que j’avais un poste de professeur d’université, je suis allé enseigner dans un lycée professionnel difficile, avec des élèves particulièrement défavorisés. J’ai publié quelques articles sur ce que j’ai fait avec ces jeunes et je me suis heurté à peu près à la même fin de non-recevoir. Au fond, tout se passe comme si notre société avait essentialisé ces jeunes une bonne fois pour toutes, les avait enfermés dans une identité dont ils sont devenus prisonniers à perpétuité. Je me souviens avoir écrit une « lettre à mes élèves que certains disent illettrés », dans laquelle j’essayais de montrer en quoi les étiquettes qui leur étaient accolées étaient fausses, caricaturales et représentaient un réel handicap pour eux. J’ai l’impression de n’avoir jamais été réellement entendu. La société se sent coupable, peut-être, de ne pas être capable de faire réussir ces jeunes et, pour s’exonérer d’une véritable remise en question, préfère en faire une « catégorie sociale perdue pour la République ». Il en est de ces jeunes comme des « territoires » : on les dit perdus pour faire oublier qu’on les a abandonnés.
TV : En quoi l’école est-elle responsable de cette difficulté à changer le regard sur les élèves ?
Philippe Meirieu : Vous insistez très justement dans le livre sur la manière dont l’école invisibilise toute une série de compétences de ces jeunes et même, plus globalement, la formidable ressource qu’ils représentent pour la nation. En réalité, elle ne les voit et ne les interpelle qu’à travers des programmes et des institutions scolaires qui laissent échapper toute une partie de la richesse dont ils sont porteurs, en termes de compétences et de savoirs, mais aussi en termes d’initiatives, de créativité, et de socialité.
La forme scolaire et l’organisation de nos évaluations sont, en effet, incapables aujourd’hui de se saisir de tout cela, de le prendre en compte et de l’accompagner. C’est comme si nous avions des lunettes avec une grille dessinée sur nos verres qui nous empêchait de voir toute une partie de la réalité. Car l’école fonctionne massivement sur le paradigme déficitariste : elle organise l’ensemble de la gestion des flux d’élèves sur l’identification permanente de leurs déficits de toutes sortes. Et cela commence très tôt. Dès l’école primaire on dit de tel élève qu’« il est dyslexique », par exemple. C’est peut-être vrai, et il est possible qu’il ait effectivement besoin d’une rééducation par un orthophoniste. Mais, moi, ce qui m’intéresse en tant que pédagogue, c’est de savoir qu’il est aussi passionné par les dinosaures et les mangas, amateur de hand-ball et fabriquant de maquettes, porteur d’une mémoire familiale riche et capable de s’investir dans un groupe de pairs. Parce que, grâce à tout cela, je vais pouvoir lui faire des propositions pédagogiques et « tirer des fils » qui vont peut-être lui permettre de prendre le dessus sur sa dyslexie… C’est là où le pédagogue se distingue du thérapeute : le pédagogue ne cherche pas à éradiquer les symptômes, ni même les causes des difficultés de la personne. Il les reconnaît mais cherche à faire des propositions qui vont lui permettre de se projeter vers autre chose et de se dépasser. Car on peut toujours s’appuyer sur des ressources, des intérêts, des capacités existantes pour engager une démarche pédagogique exigeante… Non point, évidemment, pour enfermer l’élève dans son passé, mais pour lui permettre de partir de ce qu’il sait et peut faire pour accéder à des savoirs nouveaux, découvrir, par « tuilages » successifs, d’autres perspectives, aborder de nouveaux mondes.
Le paradigme déficitariste, en réduisant les personnes à leurs problèmes, empêche de découvrir ce que les jeunes sauraient faire si on les mettait dans des situations stimulantes intellectuellement. Et ce paradigme est d’autant plus fort aujourd’hui que la médecine envahit le champ scolaire et en vient à contaminer même le vocabulaire que nous utilisons pour parler de nos élèves… au point, parfois, de nous faire considérer l’échec scolaire comme une maladie.
Or, si la médecine a eu, par le passé, de belles leçons à nous donner – je pense aux enfants de Barbiana qui disaient que « l’école se comporte comme un hôpital qui soigne les bien-portants et exclut les malades » –, l’usage des métaphores médicales constitue pour moi aujourd’hui un obstacle épistémologique pour la réflexion pédagogique. En effet, en éducation, on ne résout pas un problème en éradiquant ses causes (à la manière du chirurgien qui pratique l’ablation d’une tumeur) : les causes d’un problème sont inscrites dans l’histoire du sujet et, qu’elles soient sociales ou personnelles, on ne peut pas faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Le professeur n’a pas pouvoir, hélas, sur la pauvreté dans la famille ni sur les traumatismes psychologiques que l’enfant a vécus, ni même sur les phénomènes d’exclusion sociale implicites ou explicites dont il a été victime et qui ont laissé des traces. En revanche, il garde un pouvoir essentiel : celui de lui faire des propositions qui lui permettront d’aller de l’avant, de se dépasser, de s’émanciper.
À cet égard, votre livre montre particulièrement bien en quoi consiste la pédagogie : elle propose des activités, des projets, des rencontres, qui permettent, non pas de nier mais de se dégager de tout ce qui nous englue dans notre passé. En pédagogie, la solution n’est pas contenue dans le problème, comme la noix dans sa coquille, elle est le fruit de l’inventivité des enseignants… et cet ouvrage est un éloge de l’inventivité formidable des collègues. C’est essentiel à un moment où, précisément, on a trop tendance à considérer les enseignants, non pas comme des inventeurs mais comme des exécutants.
TV : Vous avez évoqué la question des histoires et des mémoires différentes chez nos élèves. Est-ce que, finalement, l’école n’arriverait pas mieux à dépasser ces questions, dans le quotidien de la classe, que la société elle-même ?
Philippe Meirieu : Oui, au sein de l’école, les enseignants qui témoignent dans votre ouvrage font mieux que les médias et la société en général… parce qu’ils font œuvre de pédagogie authentique. Je suis très sensible, à cet égard, au travail qu’ils font sur la formation à l’empathie dont la philosophe américaine Martha Nussbaum dit qu’elle est « l’émotion démocratique » par excellence. Elle explique que la formation à l’empathie, c’est-à-dire à la capacité à comprendre l’autre et à se mettre à sa place, permet d’accéder à la réciprocité entre des sujets qui parviennent à vivre l’autre comme « un autre soi-même » et à se considérer « soi-même comme un autre », pour reprendre la belle expression de Paul Ricœur. L’empathie, pour Martha Nussbaum, est une véritable nécessité pour que les personnes puissent se vivre comme profondément semblables et solidaires, pour qu’elles puissent s’engager dans une démocratie sereine et construire ensemble le bien commun. Et, pour elle, ce n’est nullement un « don » que certains posséderaient tandis que d’autres en seraient privés, c’est une vertu qui se découvre et se forme à travers l’éducation artistique, le travail sur les littératures et les histoires, l’engagement commun dans des activités exigeantes. Au fond, l’empathie permet d’accéder à ce principe fondateur de la morale kantienne : « Traite toujours l’humanité, en toi comme en l’autre, jamais comme un moyen et toujours comme une fin. »
C’est ainsi que les rencontres racontées dans ce livre, en évoquant l’esclavage et la colonisation, les guerres et les souffrances infligées à des peuples, mais aussi toutes les formes de domination ou d’aliénation, les chosifications mortifères et les exclusions barbares, permettent aux élèves de se découvrir solidaires de toutes les oppressions, de se vivre comme « frères et sœurs en humanité ». Grâce à ce travail, ils se découvrent profondément semblables malgré leurs différences parce que les blessures des uns et des autres les renvoient ensemble à leur commune condition d’êtres fragiles et vulnérables. Ici, pas de hiérarchie des humiliations, des blessures, des souffrances. Pas de concurrence des mémoires. Dès lors que l’humain est abîmé, la solidarité s’impose. Vous réussissez ainsi à apaiser cette surenchère permanente de celles et ceux qui se revendiquent comme les plus opprimés, s’affichent comme ceux qui ont le plus souffert et cherchent parfois à s’imposer par là comme les nouveaux dominateurs. L’apaisement mémoriel est essentiel parce que la concurrence des souffrances est toujours une manière de reconstruire des rapports de domination. Donc si on arrive à lutter contre cette concurrence des souffrances et à accepter l’idée que tout ce qui atteint l’humanité dans l’homme est grave, à ce moment-là on s’attaque aux rapports de domination dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus universel à la fois.
TV : Vous avez parlé d’émotions démocratiques et cela résonne pour nous qui parlons d’émotions pédagogiques. Malgré les difficultés sociales, malgré la crise des vocations dans l’enseignement, quel message transmettre aux jeunes enseignants pour qu’ils puissent se sentir suffisamment confiants et capables de s’emparer d’une vision optimiste comme celle que vous venez de nous faire partager ?
Philippe Meirieu : Il faut leur dire que leur métier n’est pas simplement un métier de « service ». Enseigner, c’est assumer une mission tout à la fois anthropologique – transmettre pour assurer le lien entre les générations –, philosophique – permettre à chacune et à chacun de « penser par lui-même » –, sociale – lutter contre toutes les inégalités et les injustices dans l’accès aux savoirs – et politique – instituer un espace où la recherche de la précision, de la justesse et de la vérité l’emporte sur les rapports de force. Un des enjeux auxquels nous avons à faire face aujourd’hui est le glissement progressif de notre système éducatif d’une « logique d’institution » à une « logique de service ». La logique d’institution promeut des valeurs communes et associe chacun des acteurs à une mission dont il est pleinement partie prenante. La logique de service , elle, fait des acteurs éducatifs les obligés des clients de l’institution scolaire et privilégie leur satisfaction immédiate à la promotion de valeurs qu’ils pourraient poursuivre ensemble. C’est ravageur pour les enseignants qui se trouvent ainsi privés de ce qui les « institue » – les fait « tenir debout » – et sont contraints d’exécuter des tâches dans une perspective purement utilitariste.
Dans votre livre, on voit combien les enseignants qui sont impliqués dans toutes les initiatives pédagogiques que vous décrivez sont porteurs de quelque chose de difficile à définir, que Vladimir Jankélévitch appellerait peut-être le « Je-ne-sais-quoi » ou le « Presque- rien »… et qui fait toute la différence. Ce « Presque- rien » qui change tout, c’est le fait de ne pas se contenter de suivre le « référentiel métier » mais de ressaisir l’ensemble des compétences dont on dispose dans un « projet politique », au sens le plus noble du terme. C’est pourquoi je crois qu’il y aurait aujourd’hui un risque, pour les enseignants, à se replier sur la part strictement didacticienne de leur profession. Je n’ai aucun mépris pour la didactique – bien au contraire, elle est indispensable – mais il me semble dommage d’oublier que toute didactique est au service d’un projet qui renvoie à ce que Castoriadis nommait « le foyer mythologique » d’un métier, ce qui donne sens à notre engagement dans la cité.
TV : Pour conclure, Philippe Meirieu, le regard que notre collectif Territoires vivants porte sur l’école dans les quartiers populaires n’a pas été beaucoup relayé, y compris par celles et ceux qui étaient pourtant acquis à la cause et dont on aurait pu attendre un soutien plus fort et une publicité plus importante. Certes, le premier livre a fait parler de lui. Mais n’est-on pas là devant le syndrome des trains qui arrivent à l’heure et qui n’intéressent pas grand monde ? Comme si l’école qui va mal faisait plus vendre ?
Philippe Meirieu : C’est un vrai souci pour moi comme pour vous de voir à quel point ce qui fait la une des médias, mais aussi déclenche les réactions de la plupart des intellectuels, n’est pas l’engagement et la réussite de celles et ceux qui font vivre nos valeurs républicaines, mais au contraire ce qui met à mal les valeurs de la République. Je voudrais croire qu’ils font cela par souci d’identifier les problèmes et de progresser ensemble pour les résoudre… mais je suis convaincu qu’il n’en est rien. Je crains qu’il y ait là un vieil atavisme particulièrement pénible : le plaisir malsain d’annoncer les mauvaises nouvelles et la jouissance perverse de désigner des boucs émissaires. Et je regrette que l’Éducation nationale tombe parfois dans ce travers.
TV : En réalité, ce n’est pas de l’institution dont nous attendions le soutien. Ce qui nous a le plus surpris c’est qu’il n’y ait pas eu beaucoup de relais par ceux qui étaient à la fois suffisamment acquis à la cause et en même temps assez libres par rapport à l’institution pour pouvoir le faire. De la même manière, et à l’inverse, on aurait aussi beaucoup aimé, par exemple, qu’il y ait un article dans Le Figaro parce qu’on aurait voulu toucher des gens qui ne s’attendent pas du tout à lire cela. La question porte plus sur cette interrogation-ci : pourquoi se prive-t-on de ce « Je-ne-sais-quoi » ou ce « Presque-rien » dont vous avez parlé, qui insuffle un supplément d’âme et qui fait du bien à tout le monde ?
Philippe Meirieu : Il y a quarante ans que le discours anti-pédagogique domine dans les médias mainstream. Depuis 1984, et le livre de Jean-Claude Milner, De l’école , ce discours a été, à chaque rentrée, diffusé massivement et relayé largement par des intellectuels de droite comme de gauche. On pourrait même faire remonter la querelle à la fondation de l’école républicaine et aux polémiques qui opposèrent, à l’époque, Ferdinand Brunetière, l’intellectuel « anti-pédagogue » par excellence qui exigeait qu’on fasse disparaître la pédagogie de la formation des maîtres, et Henri Marion, le pédagogue chargé par Jules Ferry du premier cours de science de l’éducation à la Sorbonne, grand promoteur de la « méthode active ». Peut-être même, plus loin encore, pourrait-on remonter à l’opposition entre Voltaire et Rousseau : le penseur brillant adulé par les élites et le pédagogue marginal dont l’œuvre est moquée par les « bons esprits » ? Car la France n’aime pas les pédagogues, elle les trouve ridicules et besogneux. Elle les accuse toujours, et simultanément, de jargonner et d’être démagogues. Elle leur préfère les magiciens du « y a qu’à », ces clercs qui campent dans une vision brillamment sacramentelle de la transmission et de l’éducation, ceux qui pensent qu’il suffit d’enseigner pour que les élèves apprennent… et qui donnent des leçons à ceux qui se coltinent les élèves au quotidien.
Et puis, nous sommes aujourd’hui en pleine confusion idéologique : Le Figaro ne cesse de publier des tribunes contre le pédagogisme mais, simultanément, il est capable de faire l’éloge d’écoles alternatives où l’on pratique la non-directivité, avec un cocktail de pédagogie Montessori, de neurosciences et de développement personnel… C’est que là, au moins, on est dans l’entre-soi !
Ne soyons pas naïfs : le vrai clivage est bien là, sur la question de l’exclusion, sur le principe d’éducabilité de toutes et tous. Ce principe est insupportable pour les partisans du « désordre établi ». Les dominants acceptent volontiers que quelques dominés se fassent une place au soleil, mais ils ne supportent pas l’idée qu’on s’attaque au rapport de domination lui-même. Or, c’est ce que vous faites, concrètement, obstinément. C’est ce qui fait votre grandeur et donne toute sa valeur à votre travail. Qu’on cherche à le reléguer dans les marges n’est pas étonnant et, à bien des égards, c’est le signe de votre réussite. Il en fut ainsi, de tout temps, de tous les pédagogues qui ont fait avancer l’éducation, de Pestalozzi à Korczak, de Makarenko à Freinet… Mais le travail qu’ils ont fait nous éclaire toujours, et peut-être pourrait-on reprendre ici la formule que Jean-Luc Godard utilisait pour le cinéma, « C’est la marge qui tient la page » ? Une marge dont – et c’est tout à votre honneur – vous ne renoncez pas à ce qu’elle devienne un jour la page…
Entretien réalisé le 13 avril 2022 par Elsa Bouteville, Kamel Chabane et Marguerite Graff
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