À bien des égards, d’ailleurs, si le discours s’est adouci, les pratiques n’ont guère changé en profondeur. Malgré l’affirmation, ressassée par les politiques de tous bords, sur « l’égale dignité des voies de formation », malgré les possibilités de promotion sociale et de rémunération honorable offertes par les « métiers manuels (1), malgré les quelques ouvertures offertes par la formation continue pour compenser une formation initiale écourtée ou insuffisante… les filières générales des lycées, les classes préparatoires aux grandes écoles et l’enseignement supérieur académique restent objets de toutes les convoitises. Et, comme c’est la relative rareté des places qu’elles offrent qui fait la valeur de ces voies de formation, l’échec de la plus grande partie des élèves est bien le corollaire nécessaire du « bon fonctionnement » du système.
D’où vient alors que cet échec scolaire ne soit plus vécu comme un processus « naturel », mais nous fasse problème au point qu’il est défini dans cet ouvrage comme une « grande peur collective » ? C’est que nous ne sommes plus dans la configuration sociologique et politique de « l’école traditionnelle ».
D’une part, les parents, tout en respectant profondément les enseignants – comme en attestent toutes les enquêtes d’opinion – ne le considèrent plus comme des clercs infaillibles qui n’auraient de compte à rendre qu’à la Science et à la République réunies, incarnées par la figure de l’Inspecteur intouchable. Au moment où la plupart des professionnels se voient menacés sinon de licenciement du moins de précarisation, quand la crise économique menace tout un chacun et qu’il est à peu près certain que, pour la première fois depuis longtemps, nos enfants n’auront pas systématiquement une meilleure situation que leurs parents, le rapport à l’École est complètement bouleversé. L’échec est un drame qu’il faut à tout prix éviter. Plus question de s’y résigner en cherchant docilement des alternatives à l’extérieur du système. Les parents sont devenus exigeants et utilisent la palette presqu’infinie de possibilités qui leur sont offertes : interventions diverses et appels des décisions des professeurs, recours aux officines privées de soutien scolaire et zapping entre les options, fuite du secteur scolaire et recherche de « la bonne classe » où leur enfant trouveront, pensent-ils, des enseignants susceptibles de les faire réussir… On peut s’affliger de cela – comme le font quelques beaux esprits – et dénoncer l’intrusion des parents dans l’école ou le consumérisme scolaire… mais ceux-là même qui crient au loup ne sont pas les derniers à se comporter comme ceux qu’ils dénoncent, dès que leurs propres enfants sont en jeu ! On peut – on doit même ! - travailler à la construction de rapports apaisés entre les familles et l’école… mais il n’est pas possible d’assigner les parents au rang de spectateurs passifs des trajectoires scolaires de leurs enfants : quoiqu’on en disent, ils sont loin d’être tous « démissionnaires » dans ce domaine et nul ne peut le leur reprocher. Il nous revient donc plutôt de travailler à la construction d’un nouveau « contrat » entre les parents et l’École, un contrat qui respecte les prérogatives légitimes des différents acteurs et permette de clarifier les règles du jeu pour qu’elles ne favorisent pas systématiquement les « initiés » (2).
D’autant plus que la situation économique a beaucoup évolué : il est devenu très hasardeux aujourd’hui de parier sur les ressources des entreprises de proximité pour trouver facilement une solution satisfaisante à un adolescent décrocheur. En raison, bien sûr, de la situation de l’emploi, mais aussi parce que le tissu économique a besoin de personnes qui ont bénéficié d’une formation générale de bon niveau leur permettant de prendre un poste dans des conditions satisfaisantes : qui peut assumer le moindre emploi durable aujourd’hui s’il ne manie pas correctement la langue écrite et orale, s’il ne maîtrise pas la proportionnalité et ignore les principes d’un bon usage de l’informatique, s’il ne sait pas rechercher, confronter et valider des informations, s’il ne connaît pas les rudiments du droit, s’il ne sait pas décrypter la situation économique et sociale, s’il n’est pas capable d’entrer en communication avec d’autres cultures et de s’adapter à des situations imprévisibles ? L’inquiétude face à l’échec scolaire est ainsi le reflet des nouvelles exigences d’un monde où, depuis que l’électronique et le numérique ont remplacé la mécanique, depuis que la solidarité structurelle au sein d’un quartier comme dans tout l’univers est devenue un fait avéré, depuis que nous assistons à un renouvellement fabuleusement rapide des connaissances, requiert la maîtrise de modèles abstraits, dégagés de l’empirisme quotidien et du tâtonnement mimétique. À tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle et sociale, celui qui n’a pas bénéficié d’une solide formation initiale risque d’être vite dépassé et d’agir en aveugle face à un univers dont il ne comprend pas les rouages.
Mais là ne s’arrête pas, pour autant, l’analyse. Plus profondément et fondamentalement, si l’échec scolaire, et le décrochage sous toutes ses formes, nous inquiètent tant, c’est parce que notre société a, pour la première fois dans l’histoire du monde, une fabuleuse ambition : nous voulons – et c’est tout à notre honneur ! – que tous nos enfants accèdent aux fondamentaux de la citoyenneté. Rappelons-nous que les sociétés, jusqu’à nous, se sont toujours satisfaites d’une organisation qui octroyait à certains le privilège de concevoir et de diriger tandis que les autres – l’immense majorité - étaient assignés à des tâches d’exécution et au silence. La démocratie que nous avons voulu instaurer n’est possible qu’accompagnée de la démocratisation de l’accès aux savoirs et à la culture. Sans cela, elle est toujours menacée de basculer dans la dictature des experts ou des médias, dans l’arbitraire des politiques, dans l’exclusion de ceux et celles à qui il ne reste plus que la violence pour se faire entendre. Pas de démocratie sans une éducation démocratique. Pas d’espoir possible d’une société réconciliée avec elle-même, capable de délibérer du bien commun, sans une École qui permette à chacune et à chacun d’accéder à la citoyenneté… C’est pourquoi nous avons raison – individuellement et collectivement – de ne pas nous résigner à l’échec scolaire. C’est pourquoi Julie Chupin, dans ce livre, ne fait pas seulement œuvre utile pour chaque parent, pour chaque professionnel de l’éducation, pour chaque employeur, mais aussi pour nous tous, citoyens solidaires d’un projet politique à proprement parler fabuleux et qui constitue l’horizon possible et nécessaire vers lequel nous devons avancer ensemble.
Ainsi trouvera-t-on, dans les pages qui suivent, une analyse fine des causes possibles de l’échec et du décrochage scolaire. Loin de tout manichéisme et de toute culpabilisation des uns ou des autres, l’auteure cherche à comprendre pourquoi et comment des trajectoires scolaires peuvent se briser brutalement ou s’ensabler progressivement jusqu’au découragement et à la marginalisation. Elle s’efforce de décrire comment survient un phénomène qui nous est devenu insupportable et elle nous montre aussi qu’il est possible, à tous les niveaux, de lutter pour construire ce que nos cousins québécois nomment joliment « la persévérance » afin de remettre chacune et chacun sur les rails de la réussite…
Il y a déjà fort longtemps – et bien peu s’en souviennent sans doute – Richard Anthony chantait « Donne moi ma chance encore… » Si la formule n’était déjà déposée auprès de la Société des Auteurs, elle aurait pu opportunément servir de titre à ce livre ! Car c’est bien là le message que nous adressent les décrocheurs, même si évidemment – ce ne sont pas des adolescents pour rien ! – ils nous servent plutôt au quotidien des bougonnements d’indifférence ou une agressivité de bon aloi ! À nous de savoir entendre leur appel derrière leur posture convenue et de faire alliance pour leur proposer, encore et toujours, des occasions de mobilisation et des situations qui leur permettent d’apprendre, de réussir… et d’en être fiers.
Pour cela, ce livre nous montre la formidable efficacité du triangle magique « famille / institution scolaire / tissu associatif ». Car c’est bien au cœur de ce triangle que tout se joue pour chaque enfant et adolescent. Quand les parents prennent le temps du « faire avec » - du bricolage ou de l’informatique ! – et du « parler sur » - des difficultés scolaires à War of Worldcraft… Quand les enseignants prennent le temps de chercher à comprendre « pourquoi ça n’accroche pas » et qu’ils inventent de nouvelles méthodes, recherchent de nouvelles médiations… Quand, dans les clubs sportifs, les groupes de rap ou les associations culturelles, les animateurs prennent le temps de permettre à chacune et à chacun de prendre sa place sans prendre toute la place… C’est là, au cœur de ce triangle, que se joue la prévention du décrochage, en structurant un espace éducatif où s’articulent, dans le respect des rôles réciproques, la filiation, la transmission et l’expression. C’est là qu’un jeune prend pied, et c’est quand un des trois pôles du triangle s’effondre - ou que la nécessaire confiance s’y brise - qu’il perd pied.
Mais ce livre va plus loin. Il décrit comment, quand un jeune a perdu pied précisément, tout reste encore possible pourvu qu’on soit déterminé à lui « donner sa chance encore ». Il explore une multitude d’initiatives qui sont autant de raisons d’espérer pour les parents… Et autant de moyens, aussi, qui pourraient permettre aux acteurs de l’Education nationale, de la formation professionnelle, des collectivités territoriales et du tissu associatif de refonder ensemble, sur les territoires, un vrai « service public de l’éducation et de la formation » : un service public avec une orientation plus accessible et lisible mutualisant toutes les ressources de toutes les institutions… un service public avec une palette de propositions clairement identifiées et présentées pour que chacune et chacun puissent trouver sa voie… un service public avec un droit à l’exploration, au tâtonnement et même à l’échec… un service public qui n’oblige pas les laissés-pour-compte à chercher ailleurs - moyennant finances s’ils en ont ! - des solutions alternatives pour ne pas basculer dans le désespoir ou s’enkyster dans l’échec. Qui dira à quel point nous sommes collectivement responsables de ces comportements de jeunes qui ont tellement intériorisé leur propre « incapacité » qu’ils dépensent toute leur énergie à « réussir » la seule chose où ils sont certains de ne pas être pris en défaut : leur propre échec ?
Il est temps de réagir. Et nous le pouvons d’autant plus que ce livre donne à voir des expériences construites autour de principes forts, suffisamment stabilisés maintenant pour qu’on en généralise la mise en œuvre : un collectif structurant à taille humaine, une mobilisation du jeune par des activités qui le valorisent à ses propres yeux et aux yeux des autres, un accompagnement bienveillant et exigeant à la fois. « Il faut se mettre à la portée des enfants, disait Maria Montessori, pas à leur niveau ! », car si l’on ne se met pas à leur portée, aucune interlocution n’est possible, et si l’on se met à leur niveau aucune interlocution ne les fait grandir. Il faut que le jeune se sente, tout à la fois, proche de ses éducateurs, qu’il sache qu’ils peuvent l’entendre… mais sans, pour autant, l’approuver ni renoncer à leurs exigences propres, celles qui lui permettront de se dépasser.
L’entreprise éducative n’est pas affaire de « mécanique ». On n’y travaille jamais « à coup sûr ». Il faut que l’intention d’un adulte y rencontre la liberté d’un enfant ou d’un adolescent et que s’engrène, à partir de là, le cercle vertueux : on dit trop souvent d’un élève qu’il échoue parce qu’il n’est pas motivé, alors que, dans la plupart des cas, il n’est pas motivé simplement parce qu’on n’a pas su le faire réussir… Réussite et motivation s’enclenchent réciproquement et il revient aux éducateurs de trouver comment impulser une dynamique de réussite pour mettre fin à la spirale de l’échec. C’est possible. Ce livre en témoigne. On dira qu’il concerne des situations assez marginales. Est-ce si sûr ? Et puis, si c’était le cas, souvenons-nous qu’ici comme ailleurs, comme le disait Jean-Luc Godard, « c’est la marge qui tient la page ».
Philippe Meirieu