Un pédagogue les pieds dans la boue, la tête dans les étoiles Il est des ouvrages impossibles à préfacer… et celui-ci en est un ! Le préfacier, en effet, aime bien, pour oser une parole qui ne soit pas trop redondante, identifier quelques lacunes ou formulations rapides qui lui permettent d’apporter son grain de sel. Ici, il fera ressortir des origines historiques un peu oubliées ; là, il évoquera un risque visiblement sous-estimé ; ailleurs, il soulignera une dimension insuffisamment mise en relief ou des perspectives qu’il conviendrait d’approfondir. Or, rien de tel ne peut être fait dans le cas présent : non que ce livre soit une « somme théologique » définitive. Non qu’on ne puisse rajouter, ici ou là, quelques éléments, pointer une lacune bibliographique – qui pourrait prétendre ne point en avoir ? -, apporter un exemple supplémentaire ou poser une question pour mieux comprendre telle situation… Mais parce qu’on se trouve devant un travail qui témoigne d’une investigation pédagogique tellement honnête que tout complément académique reviendrait à en ignorer la nature profonde. Un praticien, un formateur, un chercheur, un écrivain - réunis en un seul et même homme – nous livrent, en effet, dans les pages qui suivent, une œuvre. C’est une œuvre, d’abord, au sens artisanal du terme. Comme l’ébéniste ou le ferronnier, son auteur nous présente un objet parfaitement abouti, sans rien qui manque ni fioritures inutiles. Le résultat s’impose. Non pour nous impressionner, mais pour susciter notre désir d’entrer en relation avec lui, avec le double sentiment de pouvoir en faire le tour – tant il se donne dans une forme de complétude – et de ne pouvoir jamais en avoir fait complètement le tour – tant sa richesse est grande et son pouvoir symbolique important. Un peu comme un tableau, un poème, un morceau de musique ou un verre de bon vin… Mais, plus précisément, le livre de Claude Laplace nous impressionne parce qu’il est, en matière éducative, l’exemple même de la quête pédagogique : professeur militant et expert, l’auteur se saisit d’un sujet – difficile s’il en est – et se coltine avec lui sans céder à la moindre facilité ni complaisance. Il pousse le scrupule au maximum, jusqu’à se poser à lui-même les questions les plus difficiles, voire les plus « méchantes ». Il traque les approximations possibles, débusque les illusions, retourne les objections dans tous les sens. Conscient de ses choix axiologiques, il ne laisse pas croire qu’il « produit de la science »… Mais, justement, parce qu’il sait que la pédagogie n’est pas une science, il s’astreint à la plus implacable rigueur. Tout le contraire de cette suffisance insupportable de ceux qui s’affirment scientifiques pour s’exonérer de l’exigence patiente, industrieuse, modeste mais entêtée, du pédagogue qui tente, sans relâche, de toujours mieux comprendre ce qui se trame dans l’entreprise éducative. Au total, nous ne sommes pas devant un système, mais devant un projet. Claude Laplace ne nous convie pas à visiter une théorie. Il ne cherche pas à nous émerveiller en nous introduisant sous la voûte du planétarium séduisant de la pédagogie intentionnelle. Il nous invite à vivre une aventure. Nous partons avec lui explorer des terres largement inconnues. Nous le suivons dans sa recherche : il nous fait partager ses découvertes, mais aussi ses inquiétudes. Nous le côtoyons pas à pas, comprenant, au fur et à mesure, l’importance des précautions qu’il prend, interrogeant avec lui les signes trouvés sur le chemin, revenant parfois en arrière quand la route n’est pas sûre, interrogeant au plus près nos propres intentions, frôlant les abîmes de la manipulation ou de l’abstention pédagogique, réinscrivant sans cesse nos préoccupations personnelles dans une perspective critique, articulant le moindre geste et les plus grands enjeux. Cette démarche est d’autant plus importante que la question, ici, est particulièrement vive : « Les conseils d’élèves et les assemblées de classes… est-ce bien raisonnable ? » L’air du temps – particulièrement saturé par la nostalgie d’un autoritarisme de jadis censé résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain – nous invite à répéter en écho : « les élèves ne sont pas des adultes… l’école n’est pas une démocratie… l’apprentissage n’est pas affaire de négociation… les règles ne sont pas discutables… etc. » On connaît la chanson. Trop bien. Les pédagogues comme Claude Laplace pourraient même la chanter de manière bien plus juste que les chœurs de pleureuses qui sévissent ici ou là. Car les pédagogues savent bien que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » et qu’il faut faire œuvre d’une lucidité implacable pour ne pas basculer dans les illusions du spontanéisme. Mais les pédagogues savent aussi qu’on a beau être déniaisé, il ne faut pas devenir cynique : ce n’est pas parce que les élèves ne sont pas des anges qu’ils ne peuvent pas devenir des hommes… Tout au contraire ! Il faut les prendre « comme ils sont », mais « ne pas les laisser là où ils sont ». Regarder les choses en face, mais refuser de s’abîmer dans l’esthétique de la désespérance. Savoir que chacun arrive avec son histoire, véhicule des clichés éculés, trimbale ses pulsions archaïques, tente d’exister maladroitement et, souvent, au détriment des autres. Savoir que les choses ne prennent pas leur place miraculeusement. Qu’il faut inventer des rituels, se remettre en question, savoir repérer les raisons d’y croire, même ténues, même minutieusement enfouies par des enfants ou des adolescents qui refusent de « s’en laisser conter ». Résister contre les pressions de l’évaluation quantitative et à court terme. Exiger qu’on regarde un peu plus loin et un peu plus haut. Refuser la pédagogie du « lit de Procuste » qui ne pratique que ce qui entre dans les critères bureaucratiques d’une institution qui a perdu le sens de sa mission et le goût du futur. Claude Laplace est un sacré poète : les pieds dans la boue, la tête dans les étoiles. Mais contrairement à beaucoup, sa tête n’ignore pas ce que font ses pieds… et vice-versa ! C’est un pédagogue. Il nous en faudrait beaucoup comme lui.
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