Imagination morale et inventivité pédagogique

 

Le livre que vous allez lire s’ouvre sur l’aveu d’un découragement et la tentation du renoncement. Il se conclut sur le possible « bonheur d’éduquer ». Trajectoire exemplaire s’il en est. Trajectoire remarquable en ce qu’elle associe l’expérience d’un acteur de terrain et une réflexion philosophique approfondie. Trajectoire plus que jamais nécessaire aujourd’hui…

Toutes les enquêtes montrent, en effet, que les enseignants et les cadres éducatifs sont, très largement, en proie à une forme de dépression collective particulièrement préoccupante. Ce phénomène est, bien évidemment, la résultante de nombreux facteurs de natures fondamentalement différentes. Vincent Lorius rappelle justement, par exemple, que nous assistons au « déclin de l’institution » et, donc, à la « subjectivation » de la légitimité enseignante, jadis garantie par la fonction elle-même et désormais dévolue aux « compétences professionnelles en actes » ; le professeur-clerc protégé à vie par ses diplômes et entrant dans une École déjà construite, aux rôles réciproques déjà écrits, a laissé la place à « l’acteur social » sommé de reconstruire, à chaque instant, à la force du poignée, son autorité, astreint même, dans bien des cas, à « refaire l’École », chaque jour et chaque heure, pour pouvoir « faire la classe »…

Mais cette évolution aurait pu, après tout, être vécue comme une chance ! La possibilité de se dégager des modèles normés et de la reproduction d’archétypes professionnels obsolètes aurait pu apparaître comme une formidable opportunité pour redonner au métier un attrait exceptionnel, en faire même la « grande aventure » de la postmodernité, voire, comme le ressassent les gazettes, « le plus beau métier du monde ». Si ce n’est pas le cas, c’est, sans doute, parce que nos contemporains n’ont pas pris la mesure du défi qui s’impose aujourd’hui aux enseignants et qu’au lieu de les soutenir dans la quête d’une identité nouvelle, accordée aux exigences de notre temps, ils nourrissent souvent le vain espoir d’une improbable conciliation entre les certitudes intangibles d’une société holistique et les tensions d’un monde en proie à l’individualisme social, devenu, selon la formule de Marcel Gauchet, « métaphysiquement démocrate ». Or c’est peu dire que ces deux perspectives ne sont pas facilement conciliables : on ne peut, à la fois, « restaurer l’autorité » des maîtres et considérer que les parents – fussent-ils enseignants ! – peuvent, voire doivent, « coacher » leur propre progéniture sans considération pour le « bien commun éducatif ».

Cette contradiction – vive s’il en est ! – revivifie et ressaisit en quelque sorte les contradictions historiquement structurantes de l’entreprise pédagogique : contradiction entre, d’une part, l’antériorité de la culture sur sa transmission et, d’autre part, l’antériorité du désir du sujet sur la possible appropriation des savoirs ; contradiction entre, d’un côté, la directivité nécessaire de l’éducateur face à un enfant inachevé et démuni et, d’un autre côté, l’impossibilité dans laquelle est ce même éducateur d’apprendre et de grandir à la place de quiconque ; contradiction entre, d’une part, le postulat d’éducabilité de chacun et de tous, sans lequel nous sombrons dans tous les fatalismes, et, d’autre part, le postulat de la liberté du sujet sans lequel nous confondons éducation et dressage ; contradiction entre, d’un côté, le respect nécessaire de chacun, de son histoire et de toutes les déterminations qui l’enserrent, et, d’un autre côté, la lutte contre toutes les formes d’enfermement et d’assignation à résidence ; contradiction enfin – sur laquelle Vincent Lorius insiste beaucoup – entre, d’une part, le souci de la « justice formelle », nécessaire à tout fonctionnement institutionnel qui se veut légitime, et la compassion envers les plus démunis, l’écoute attentive du « cri des blessés », moteur nécessaire de tout combat pour plus de « justice réelle », en particulier sociale…
Et, au quotidien, chacune et chacun d’entre nous est bien confronté à ces contradictions, qu’il les identifie ou non, qu’il le veuille ou non. Comme il est confronté à des contradictions très concrètes et jugées souvent indépassables : ai-je le droit d’exclure cet élève du groupe, au nom du fait qu’il en compromet le bon fonctionnement, alors que, par ailleurs, cette exclusion risque de condamner cet élève à la marginalisation et, peut-être, d’obérer définitivement ses chances de réussite et son avenir ? Bien malin est celui qui peut répondre « oui » ou « non », avec certitude, à une telle interrogation ! Et pour cause ! Vincent Lorius nous montre qu’il n’y a pas de « vérité » possible de ces situations, pas de « vérité » qui existerait de toute éternité et dont nous n’aurions qu’à nous saisir, pour peu que nous obéissions aux normes morales universelles… Il nous faut, dit Vincent Lorius, « ne plus espérer disposer d’un système de valeurs définitif et surplombant qui permettrait, toujours et en toutes circonstances, de décider ce qu’il convient de penser et de faire ». C’est cela, nous explique-t-il, « avoir le courage d’être contemporain ».
Pour autant, nous ne pouvons pas camper dans la perplexité, fut-ce en nous réfugiant, pour faire bonne figure, dans l’esthétisme de la désespérance. « Nous sommes embarqués » - et plus que jamais - dans un navire que nous ne pouvons déserter tant la solidarité qui nous lie – envers et contre tout – est forte. Nous ne pouvons pas, non plus, osciller entre des postures contradictoires, tels ces parents qui, au fil des jours, passent de la toute-puissance – « Tu feras ce que je veux ! » - à l’impuissance : « Fais ce que tu veux ! Après tout, ma vie, c’est ma vie, et la tienne t’appartient… Je ne peux rien pour toi ! ».
Que nous reste-t-il alors ? Une « éthique minimale » comme « principe régulateur » : « Ne pas nuire ». Et, comme « principe constitutif », « l’imagination morale ». C’est là, me semble-t-il, que Vincent Lorius, tout à la fois, s’inscrit dans la grande tradition de la réflexion pédagogique et la renouvelle.

Il prolonge, en effet, le travail des grands « inventeurs pédagogues », de Rousseau à Makarenko, de Pestalozzi à Freinet, de Jacotot à Deligny : face à une contradiction, il propose de « sortir par le haut », c’est-à-dire de créer une situation qui permette de reconfigurer les choses et de redonner du jeu pour réinventer du possible : l’élève qu’on voulait mettre à la porte parce qu’il compromettait le bon fonctionnement du groupe n’en serait-il pas finalement un bon animateur ? Et si l’on tentait de lui donner une place pour qu’il ne prenne pas toute la place ? Si on lui conférait une responsabilité et, donc, une autorité qui lui permette – à lui et à ses camarades – de comprendre comment concrètement s’articulent l’une et l’autre, pourquoi l’autorité légitime s’exerce toujours « en tant que… », et « au service de… » ? Bien sûr, rien ne garantit que la réussite sera au rendez-vous : l’invention est toujours une prise de risque. Mais cette invention est la seule voie possible entre le dogmatisme et le fatalisme, la seule voie pour « être contemporain » de nos enfants et de nos élèves, tout en les préparant à construire eux-mêmes leur futur.
Bien sûr, on trouve, chez un pédagogue comme Fernand Oury, par exemple, une démarche de ce type menée de manière exemplaire… Mais le travail de Vincent Lorius fournit à cette démarche un cadre théorique particulièrement pertinent et heuristique : en la situant dans le prolongement de la casuistique – au sens authentique du terme - , en l’inscrivant dans le cadre d’un « serment pédagogique », en montrant le caractère absurde des dilemmes dans lesquels on s’enferme trop souvent, en soulignant l’importance d’entrer dans l’intelligence des situations en assumant pleinement leur polyfactorialité, en articulant l’attention aux singularités et le souci des conséquences sur le commun, il fait de « l’imagination morale » un modèle possible pour penser l’entreprise pédagogique aujourd’hui. Un modèle possible pour agir en éducation. Loin de toute certitude absolue, désormais improbable, mais à l’opposé de toute complaisance fataliste.

L’éducateur contemporain tel que nous le décrit Vincent Lorius dans le livre que vous allez lire n’est pas un « héros ». Il est assigné à la modestie. Mais pas condamné à la cécité pour autant… On lit, ici ou là, qu’il faut qu’il soit un « acteur social ». En mettant « l’imagination morale » au cœur de son action, Vincent Lorius en fait beaucoup plus : un véritable « auteur politique ». On ne saurait trop lui en savoir gré.

Philippe Meirieu