PREFACE
La crise sanitaire de l’année 2020 a révélé l’infinie fragilité de l’humain. Elle a nous aussi démontré définitivement que la solidarité n’est pas seulement une valeur, elle est d’abord un fait. Que nous le voulions ou non, nous sommes solidaires. Nous formons, entre nous et avec notre Terre-Patrie, un ensemble où chaque élément interagit avec les autres et où le moindre geste peut avoir des conséquences incalculables. C’est ce qui fera notre perte. Ou nous sauvera. Beaucoup de nos concitoyens l’ont bien compris et la crise a vu fleurir mille et une propositions pour activer les solidarités en matière économique et sociale, dans le domaine de la santé, de l’agriculture et de l’industrie, sur le plan local, national et international.
Certes, tout est loin d’être joué et nous savons que ce ne sera pas facile : il faudra panser les blessures laissées par l’épidémie et travailler inlassablement à ce que la surenchère des intérêts particuliers laisse progressivement la place à la poursuite du bien commun. Mais les idées sont sur la table et il faut croire qu’elles feront leur chemin. De quoi nous permettre d’espérer l’avènement de vrais « jours heureux » pour nos enfants.
Il est d’autant plus étrange que, dans la même période, les propositions éducatives et les projets pédagogiques aient été si rares. On a longuement examiné, dans les médias, les effets du confinement et de la reprise partielle de l’école sur les inégalités entre les élèves. On s’est interrogé, dans la communauté éducative, sur les moyens d’améliorer l’efficacité du numérique, puis sur les conditions sanitaires d’un retour en classe, avant de finir sur la manière de rattraper le retard accumulé… Mais en réalité, contrairement à ce qui s’est passé pour l’hôpital, on ne s’est pas beaucoup inquiété de l’avenir de l’institution scolaire. Mieux – ou, plutôt pire ! –, tout s’est passé comme si le seul idéal éducatif à l’horizon était que les élèves reprennent le chemin de l’école, exactement comme avant et pour y faire exactement ce qu’ils y faisaient avant.
Bien sûr, certains ont demandé l’abrogation de telle ou telle réforme, d’autres l’augmentation des moyens, tous un surcroît de reconnaissance pour les enseignants… mais rien qui soit porteur d’une véritable ambition nouvelle, à la hauteur de Jules Ferry ou de Jean Zay, du Plan Langevin-Wallon ou même de la loi d’orientation de 1989 portée par Lionel Jospin. Étonnante situation où, dans un contexte qui semble imposer une mutation générale, on ne rêve que de reproduire ce qui a été et on ne se demande qu’une chose : comment limiter les dégâts !
En réalité, cette absence de projet novateur pour notre École est le signe d’une perte de confiance dans sa mission politique et sociale, anthropologique et civilisationnelle. Plus encore, c’est le signe qu’en matière scolaire, nous avons rabattu la mission de l’institution sur les usages individuels qu’on peut en faire : on ne parle plus guère du rôle que l’éducation et l’École pourraient prendre dans la construction d’une société plus juste et solidaire, mais de la manière dont chacun et chacune peut profiter de ses services pour servir les intérêts de ses propres enfants. Entendons-nous bien : dans une démocratie, les intérêts individuels sont parfaitement légitimes et doivent s’exprimer… mais voilà : le bien commun ne se réduit pas à la somme des intérêts individuels, il les ressaisit en un projet qui propose un horizon pour toutes et tous, définit des principes à l’aune desquels il faudra examiner les dispositifs techniques à mettre en place, et fixe le cap vers un avenir qui nous fera grandir ensemble en humanité.
Voilà ce dont nous manquons cruellement ! Et voilà pourquoi les "usagers" – qu’il vaudrait mieux considérer comme des "citoyens" – ont les yeux rivés sur les seuls indicateurs disponibles : les palmarès et les évaluations de toutes sortes ! En l’absence de perspective collective claire, c’est « chacun pour soi et sauve qui peut » : on ne réfléchit plus sur les finalités de l’École, sur la société que l’École prépare, sur les enjeux éducatifs dont elle est porteuse… on se contente de l’utiliser au mieux à ses propres fins. À ce jeu-là, on connaît évidemment les gagnants : les initiés qui possèdent les codes… on connaît aussi les perdants : les laissés pour compte qui se demandent en vain « c’est quand qu’on va où ? ».
C’est pourquoi il faut savoir gré à Rodrigo Arenas, Édouard Gaudot et Nathalie Laville de nous proposer leur beau livre L’Ecole-logis. Voilà qu’ils élèvent enfin le débat éducatif au niveau où il devrait se trouver dans toute démocratie. Quand on ne se demande plus comment « renflouer un vieux navire », mais quel avenir on veut pour nos enfants et quel vaisseau construire pour l’atteindre. Ils fixent un cap et proposent des priorités. Disent quelle École ils voudraient et comment la construire… On peut – on doit même – débattre de tout cela : des jugements peuvent être contestés, des questions restent en suspens, des propositions sont à préciser… C’est normal. C’est heureux. C’est le plus grand service à nous rendre pour nous réveiller de notre torpeur technocratique et nous désengluer des querelles stériles. C’est l’occasion de lever enfin la tête du guidon.
Car ce livre nous fait rentrer de plain-pied dans la question éducative par excellence : comment l’École qui prépare nos enfants à l’avenir peut-elle, à ce point, ignorer les enjeux de l’avenir ? Comment espérer que nos élèves puissent habiter le monde de demain s’ils n’habitent pas d’abord leur École et n’y font pas l’expérience d’une solidarité fondatrice ? Comment imaginer qu’ils puissent devenir demain citoyens d’un monde pacifié s’ils ne découvrent pas, dès aujourd’hui, qu’on est finalement plus heureux quand on partage l’inépuisable – les arts et la culture, la joie de comprendre et le bonheur de l’entraide – que quand on se bat pour s’approprier, en une frénésie consommatrice, les dernières miettes de l’épuisable.
Merci à Rodrigo Arenas, Édouard Gaudot et Nathalie Laville de nous offrir cette belle occasion de ne plus seulement panser l’école d’hier mais de penser l’École de demain.
Philippe Meirieu