La lecture littéraire sur la crête… Il fallait, enfin et tout à la fois, clarifier la question de l’impact possible de l’enseignement de la littérature, proposer une vision de la « lecture littéraire » adaptée aux exigences de notre temps et outiller les professeurs de Lettres afin qu’ils puissent la mettre en œuvre. Voilà qui est fait. L’ouvrage de Christine Bister et Jean-Louis Dumortier répond, en effet, à plusieurs attentes essentielles et vient opportunément combler un vide théorique et pratique. On sait que la question des finalités de l’enseignement de la littérature est toujours en débat : ceux qui y voient d’abord un élément de « culture générale » à dimension essentiellement esthétique s’opposent à ceux qui veulent en faire aussi un moyen de formation à l’empathie et un outil de formation à la citoyenneté. Les premiers reprochent aux seconds d’instrumentaliser les œuvres et de les mettre indûment au service d’objectifs sociétaux, voire politiques. Les seconds soupçonnent les premiers de réduire la littérature à un outil de « distinction » dont l’acquisition, sous couvert d’en respecter l’indicible, s’effectuerait essentiellement sur le registre de la complicité culturelle. Arguments légitimes dans les deux cas. Discussion sans fin, plus ou moins élaborée, entre les partisans d’une « gratuité » qui garantirait toute la beauté du texte et ceux des « compétences » à construire par toutes et tous, qui permettraient d’échapper à une vision sélective de la discipline. Opposition difficile à dépasser tant les uns et les autres disposent d’arguments solides en leurs besaces. Mais opposition stérile qui ignore peut-être, précisément, la spécificité de l’œuvre littéraire, toujours sur une ligne de crête, encadrée, d’un côté, par le précipice de l’esthétisme et, de l’autre, par celui de l’instrumentalisme. Mais, justement, parce qu’ils connaissent en profondeur les enjeux de la littérature et inscrivent ce débat dans une analyse fine de la postmodernité, les auteurs rendent cette crête praticable. Car, la littérature, par sa capacité à porter à son degré d’expression le plus exigeant les réalités humaines dans leur complexité même, réunit ceux-là mêmes qu’elle oppose. Les personnages y apparaissent dans leur singularité, avec leurs différences parfois irréductibles, mais ils sont ressaisis par l’œuvre qui fait d’eux, ensemble, les témoins de « l’humaine condition ». La littérature tresse ainsi, en permanence, le même et l’autre, fait dialoguer, dans l’acte narratif, les identités et l’universalité. Elle invite à comprendre le singulier et à s’interroger sur l’universel. Non pas un universel conquérant qui ne serait que l’expression d’un groupe qui impose aux autres ses références et son pouvoir, mais un universel qui s’expose, aux deux sens du terme : qui se donne à voir dans sa recherche tâtonnante et se laisse interroger par ceux et celles qu’il convoque. Ce que porte la littérature, ce qui lui donne sa force et son formidable pouvoir d’interrogation, ce qui fait d’elle un puissant vecteur d’humanité réconciliée, c’est qu’elle parle au singulier du pluriel et du pluriel au singulier. Mais il serait bien naïf de croire que l’élève va accéder à tout cela spontanément : Christine Bister et Jean-Louis Dumortier le savent bien et ils ne cèdent ni à l’illusion du « dévoilement magistral », ni au mirage de la « découverte sans contraintes ». Illusions symétriques qui, en pratiquant l’une et l’autre la « non-directivité » de fait, ne permettent pas à l’élève de « s’engager dans le texte », et, donc, de sortir de la confrontation avec l’œuvre, sinon transformé, du moins ébranlé. C’est pourquoi les auteurs nous proposent des exemples particulièrement bien élaborés et stimulants d’études littéraires. Pour chacune d’entre elles, ils débusquent, dans le texte, ce qui est au plus près du plus vif. Ils construisent ensuite une séquence d’apprentissage qui peut se prêter à diverses utilisations – en classe complète, en petits groupes, en travail individuel – et qui permettent à l’élève de s’engager sur la crête. Et l’élève, grâce à l’accompagnement didactique proposé ici, peut s’interroger sur les propos, les attitudes et les actes des personnages, en fonction de ses propres références, mais en accédant aussi à ce qui dépasse ses convictions et appartenances, à ce qui lui permet, tout à la fois, de les interroger et de les mettre en question. C’est alors qu’advient parfois – jamais mécaniquement heureusement – l’expérience fabuleuse de la littérature, la découverte que si les humains ne partagent pas les mêmes réponses selon leurs différentes cultures, ils sont néanmoins frères et sœurs des mêmes questions. De questions qui, par leur leur universalité, même, nous imposent de prendre soin de l’humanité en nous et dans l’autre. Bien sûr, la course de crête n’est pas de tout repos et l’on risque, à chaque pas, de basculer dans le vide. Mais – et c’est tout l’intérêt des interactions entre pairs –, on peut compter sur l’autre pour se jeter de l’autre côté et aider à revenir à l’équilibre. Bien sûr, on peut être tétanisé par la peur de ce que l’on découvre et être tenté de faire demi-tour. On peut croire qu’il vaut mieux fermer les yeux plutôt que d’avoir le vertige. La puissance même de la littérature n’est pas sans risque. Et l’éducation n’est jamais « à coup sûr ». C’est une entreprise où « selon la fameuse formule de Rousseau, il faut « tout faire en ne faisant rien ». « Tout faire » en préparant le chemin et en organisant les dispositifs d’accompagnement et de remédiation. « En ne faisant rien », parce que seul le sujet peut avancer, apprendre et grandir. C’est toute la grandeur de la pédagogie proposée par Christine Bister et Jean-Louis Dumortier que de nous engager à prendre le risque de l’éducation par la lecture littéraire. Non pour sacrifier la spécificité de la littérature à la formation à la citoyenneté. Non pour assujettir les exigences citoyennes de nos démocraties à des apprentissages littéraires académiques. Mais pour faire vibrer ensemble littérature et citoyenneté, les faire converger sans les dévoyer vers ce qui les réunit fondamentalement : l’aspiration à un monde à hauteur d’homme et de femme, un monde où l’unité de « l’humaine condition » permet, bon seulement de « vivre ensemble », mais de « faire ensemble société ». Philippe Meirieu
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