L’innovateur et le chercheur

Puisque, pour un chercheur, toute vérité est, par définition, bonne à dire, inutile de le cacher : toute innovation n’est pas forcément bonne en soi.
La générosité des intentions et le dévouement des acteurs ne suffisent, en effet, jamais à garantir l’efficacité des pratiques : certains tâtonnements pédagogiques peuvent même être préjudiciables aux élèves, voire creuser les écarts entre eux… Dès les années 1980 , j’avais analysé les pratiques de groupe dans les « méthodes actives » et montré qu’elles pouvaient engager une « division du travail » qui accentuait les inégalités ; j’avais également souligné à quel point le primat du « réussir » sur le « comprendre » était susceptible de marginaliser les apprentissages cognitifs… Dans le même temps, j’avais souligné les dangers symétriques des formes d’individualisation comportementalistes, très enfermantes, et des tentatives libertaires, très naïvement spontanéistes… Ce travail de « mise à plat » est, évidemment, à poursuivre ! D’autant plus que certaines notions comme celles de « pédagogie du projet », de « compétence », de « référentiel », d’ « autonomie », etc. sont tellement utilisées dans des acceptions différentes, et sans référence ni à leur histoire, ni à leur contexte idéologique, qu’elles ne sont plus véritablement discriminantes.
Dans ces conditions, la recherche en pédagogie doit se poursuivre de manière exigeante et sans que, jamais, les a priori du militant ne nous imposent de faire le silence sur les doutes du chercheur. À cet égard, le principe de probité développé par le pédagogue Édouard Claparède lui-même doit rester fondateur : impossible de « dissimuler une partie de la vérité au détriment d'un adversaire ou en faveur d'un partenaire », au risque de manquer à notre devoir d’ « information intégrale ».
Mais, la rigueur scientifique des chercheurs ne doit pas, pour autant, créer l’épouvante chez les praticiens, comme c’est, parfois, le cas, quand des « experts » s’affairent obstinément à déconstruire toutes les initiatives, à souligner leurs limites et à manipuler le soupçon systématique à l’égard de toute initiative… au risque, parfois, de laisser penser qu’ils plébisciteraient plutôt ceux et celles qui se fondent dans le paysage et respectent la règle implicite de l’institution: « le moins de bruit possible pour le moins d’ennuis possibles ». Paradoxe étrange, en effet : alors que les innovateurs sont sommés d’afficher leurs résultats et de montrer qu’il sont efficaces, les autres peuvent vivoter sans jamais être inquiétés !
Et voilà que cette situation se complique encore aujourd’hui par l’alliance objective des chercheurs positivistes et des technocrates libéraux : les uns et les autres, en effet, totémisent allègrement la sacro-sainte évaluation ! Il faut évaluer tout le temps, produire des statistiques, fournir des indicateurs, faire du chiffre… au risque d’oublier qu’il existe des finalités de l’éducation et de l’école qui ne sont pas réductibles à des « résultats chiffrés » : des finalités à moyen et à long terme, des évolutions psychiques individuelles et collectives, un projet philosophique et politique… C’est pourquoi les innovateurs doivent résister à la dictature de la vision étriquée qu’on cherche à leur imposer aujourd’hui de « l’obligation de résultats ». Non pour se réfugier dans l’ineffable, mais pour construire des situations de travail où ils puissent examiner de manière exigeante leurs pratiques.
Et, dans ce cadre, les chercheurs ont, évidemment, une place essentielle à tenir. Sans rien céder sur leurs spécificités, mais en s’inscrivant délibérément, avec les acteurs, dans une démarche de mutualisation des acquis, d’observations croisées, d’interrogations réciproques et, surtout, de résolution active et collective de problèmes. Aucun renoncement scientifique dans cette démarche, mais l’articulation nécessaire entre la déconstruction qui déniaise et la construction qui outille. Une solidarité exigeante qui n’écarte ni les impératifs de la recherche, ni le souci de la mobilisation des acteurs … Car, aider les professeurs à y voir clair est utile. Mais leur donner le courage et la possibilité de faire mieux n’est pas, pour autant, méprisable.

Philippe Meirieu
Professeur à l’université Lumière-Lyon 2