Une éducation du pouvoir d’agir J’ai beaucoup appris d’Albert Jacquard et, d’abord, que la solidarité, avant d’être une valeur est un fait. Nous sommes solidaires, que nous le voulions ou non. Il existe entre nous, dans notre famille, notre quartier, notre cité, notre territoire et sur notre planète tout entière, des interactions si nombreuses et étroites que rien de ce que nous faisons n’est complètement indifférent à l’ensemble des écosystèmes auxquels nous appartenons. Le monde – que ce soit le « petit monde » de nos proches ou l’univers tout entier – est constitué d’êtres et de choses qui entretiennent entre eux des relations de dépendance qui nous impliquent toujours d’une manière ou d’une autre, souvent à notre insu. C’est pourquoi ne rien faire, à l’échelle d’un écosystème, c’est encore faire. Et faire sans se soucier des conséquences de ce que l’on fait, n’abolit pas notre responsabilité. Cela est vrai dans notre vie quotidienne où le moindre geste peut faire basculer une situation, engager une relation de confiance ou bien, au contraire, instiller la suspicion. Mais cela est vrai aussi à l’échelle de notre Terre-Patrie où nos comportements peuvent contribuer à construire un avenir plus juste ou, au contraire, entériner l’injustice, quand ce n’est pas saccager toute espérance. Pour autant, l’éducation à la citoyenneté, qu’elle soit locale ou planétaire, ne peut se réduire à l’injonction culpabilisante : « Mais fais attention ! Regarde en face les conséquences de ce que tu fais ! Et sois responsable, bon sang de bois ! Le monde a besoin de toi… » Cette adresse aux enfants et adolescents, même répétée en écho par les réseaux sociaux, ne suscite en effet, le plus souvent, qu’un haussement d’épaules ou quelques borborygmes méprisants : « Ce n’est pas mon affaire ! Laissez-moi tranquille ! ». Les enfants et les adolescents ne sont pas étrangers à ces comportements de « spectateurs submergés » qui s’obligent au détachement, quand ce n’est pas à la désinvolture. Très jeunes, on le sait, ils vivent dans l’illusion de la toute-puissance, imaginant que, par la seule force de leurs caprices, ils peuvent tout obtenir. Et très tôt, pour beaucoup, cette toute-puissance pour soi s’accompagne de la conviction de l’impuissance pour autrui. Surinformés sans qu’on leur donne vraiment les moyens de comprendre ce qui se passe autour d’eux et dans le monde, soumis à la surchauffe médiatique et publicitaire, invités à pratiquer la surenchère entre les adultes qui les entourent pour obtenir satisfaction, ils conjuguent facilement la revendication d’un pouvoir absolu sur tout ce qui peut les satisfaire avec une démission sur tout ce qui pourrait les engager à se préoccuper des autres et du monde. Au point que d’inconscients adultes, croyant voir là une expression de la « nature humaine », en tirent parfois prétexte pour se réfugier dans l’abstention éducative… quand ils n’encouragent pas l’individualisme et la concurrence acharnée entre les humains, au nom d’un « réalisme » de bon aloi : « Impossible de sauver le monde ! Que chacun se préoccupe de sa réussite personnelle et le monde ira peut-être moins mal… » Mais – et, au fond, ils le savent bien – le monde meurt sous nos yeux de tels comportements, de ces égoïsmes individuels et collectifs qui font exploser toute perspective de « bien commun » au bénéfice de quelques privilégiés. Nous sommes solidaires : pour le pire – et c’est ce qui se passe sous nos yeux, hélas, le plus souvent ! – mais aussi pour le meilleur ! Et c’est pour faire vivre cette solidarité au service d’un avenir de justice et de paix qu’il nous faut nous mobiliser. C’est pour cela qu’il faut promouvoir, comme le fait remarquablement le présent ouvrage, l’« Éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale ». Une éducation qui, face à un monde livré plus que jamais au « bruit et à la fureur », rende à chaque enfant et adolescent, et ainsi à chaque être humain, le pouvoir d’agir. Pour cela, cette éducation doit aider chaque enfant et adolescent à « agrandir le cercle », à ouvrir les yeux sur l’altérité. D’abord, bien sûr, par la découverte de ses proches et de ses voisins, de ceux avec qui il partage une histoire, des préoccupations et des projets, ces êtres qui lui ressemblent et dont il diffère pourtant, qui parlent le même langage mais ne disent pas la même chose que lui et avec qui il doit apprendre à vivre au quotidien, dans le respect réciproque. Ensuite, il faudra « agrandir le cercle » vers ceux et celles qui sont là, tout près et qu’il connait moins ou pas : il ne partage pas toujours avec eux la même histoire ni la même langue, mais leur altérité ne doit pas l’empêcher de voir ce qui les réunit malgré leurs différences. Et puis, en des ricochets qui s’entrecroisent, il faudra encore agrandir le cercle au-delà et dans toutes les directions : au-delà de la famille, de l’immeuble, du quartier, du territoire, de la région, du pays. Agrandir le cercle pour accéder à l’universalité de « l’humaine condition ». Car, d’où qu’il vienne, où qu’il soit et quoi qu’il fasse, l’autre est un autre moi-même : il partage avec moi tant d’inquiétudes et d’espérances, de préoccupations et d’interrogations que, quoique nous n’ayons pas les mêmes convictions, nous pouvons nous découvrir fils et filles des mêmes questions : tant de choses nous unissent, de notre planète commune à notre si précieuse fragilité… Et puis, cette éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale doit aider aussi chaque enfant et adolescent à se construire librement dans un collectif. La chose n’est pas facile : il y a tant de pseudo-collectifsoù les sujets sont astreints à abdiquer leur liberté en échange d’une hypothétique identité et d’une possible sécurité. Or, un vrai collectif sait qu’il s’enrichit quand il intègre l’altérité ; il n’en a pas peur, tout au contraire. C’est pourquoi il ne faut pas confondre un collectif avec un groupe fusionnel sous la coupe d’un gourou charismatique, un clan assignant chacune et chacun à résidence en lui interdisant toute pensée critique, un conglomérat plus ou moins provisoires d’intérêts individuels. Un collectif, c’est autre chose : ce sont des sujets qui s’engagent ensemble dans un projet où chacun a sa place, des sujets dont la fidélité au groupe et la loyauté envers lui se manifestent d’abord par l’exigence de rigueur et l’effort pour contribuer au « bien commun ». Un collectif, c’est aussi, nécessairement, un espace de débat, de confrontation sereine où nul n’est jamais contraint au silence et où chacun trouve, dans la solidarité avec tous, la confiance nécessaire pour oser penser par lui-même. Un collectif, enfin, c’est un « espace hors menaces », ce sont des institutions – des rituels, des ressources et des contraintes aussi – qui permettent de « tenir debout » ensemble, face à l’adversité, aux difficultés et, même, aux échecs. L’éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale doit, enfin, aider chaque enfant et adolescent à s’engager, à se mobiliser, à agir pour l’avenir du monde. Car les humains ne peuvent vivre dignement les yeux rivés sur le quotidien immédiat. Ils ont besoin d’un horizon, d’une perspective, de ce que, jadis, on nommait un « idéal » et qu’on n’ose plus vraiment évoquer aujourd’hui, de crainte, peut-être, de découvrir qu’il n’y en a plus guère. Et pourtant ! Pouvons-nous continuer ainsi à jouer les blasés, voire les cyniques, ceux qui sont revenus de tout – sans jamais vraiment, d’ailleurs, y être allés ? Sans un « idéal » à proposer, comment pouvons-nous prétendre lutter contre les idéologies mortifères et les tentations du radicalisme ? C’est pourquoi, s’il faut, évidemment, tourner le dos à toutes les formes d’embrigadement, il faut aussi ouvrir des voies d’engagement, offrir des occasions pour que nos enfants et adolescents puissent se dépasser en militant pour quelque chose qui les dépasse sans les écraser. L’Éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale ne dicte pas une idéologie, elle n’impose pas un « système de pensée » clos, elle est un chemin sur lequel peut apparaître une multitude de possibles. Les éducateurs et formateurs qui s’y engagent ne sont pas des « joueurs de flûte » cherchant à séduire les enfants ou à enrôler les adolescents dans une « cause », ce sont des hommes et des femmes convaincus que la solidarité constructive entre les humains peut prendre des formes différentes, s’exprimer dans de multiples domaines, autoriser des engagements divers, dès lors que l’on place la question de notre avenir commun au cœur de nos préoccupations. Car, là est l’essentiel, la « pierre philosophale » en quelque sorte : poser, sans relâche, la question de l’avenir. En faire le pivot, l’interpellation fondatrice que nous adressons à nos enfants et adolescents : « Quel avenir veux-tu pour toi, les tiens, ton pays et la planète ? Et comment le construire ici, aujourd’hui, dès maintenant ? Je ne suis pas là pour t’apporter mes réponses mais pour te permettre de construire les tiennes. Je ne te dicterai pas ce que tu dois faire et dire, mais je t’aiderai à le formuler et à tenir parole. Je ne ferai pas le chemin à ta place, mais je t’accompagnerai pour que tu en surmontes toi-même les obstacles. Je serai là, aussi, pour te rappeler la question quand tu auras tendance à t’en éloigner trop longtemps. Je ne t’empêcherai pas de vivre ton enfance et ton adolescence, tout au contraire : je mettrai toute mon énergie à t’offrir des champs d’exploration, des terrains d’aventure, des occasions de te réaliser. Et quoique je sois là pour soutenir tes efforts et ne jamais être complaisant avec toi, je ne suis pas, le moins du monde, ennemi du plaisir. Je te promets même des plaisirs inouïs : plaisir de découvrir et plaisir d’apprendre, plaisir de coopérer et de voir l’œuvre commune prendre corps sous tes yeux, plaisir de construire des ponts improbables et d’édifier des édifices qu’aucun architecte n’a encore imaginés, plaisir – le plus beau – de rencontrer d’autres êtres et de vous reconnaître comme capables, ensemble, d’adoucir le monde. Finalement, je n’ai d’autre ambition avec toi que d’incarner la promesse d’un avenir que tu construiras. » Philippe Meirieu
|