« Nous ne fonctionnons qu'à l'estime... » Il ne faut surtout pas croire que l'éducation à la santé conduise à une médicalisation systématique de notre société et, en particulier, des enfants et adolescents « en difficulté » qu'il s'agirait de normaliser à tout prix à grands renforts de substances chimiques et de « reprogrammations » comportementales. Et, justement, c'est bien parce que nous vivons face à cette menace de médicalisation que l'éducation à la santé, conçue comme une approche globale, interdisciplinaire et partenariale, s'impose. Il faut bien mesurer, en effet, les dangers du triomphe de la médecine dans le champ social : toute-puissante, elle traite les individus « malades » séparément, en s'attachant à les rendre plus adaptables à l'ensemble des contraintes qu'ils subissent, en leur faisant oublier le poids des situations sociales, économiques et institutionnelles qui pèsent sur eux. Tout devient tolérable, dès lors qu'on s'acharne à faire disparaître les symptômes par des traitements efficaces. Tout devient « normal » dès lors qu'on anesthésie les personnes pour leur rendre supportable le sort qui leur est fait. Entendons nous bien : pas question de nier la souffrance, ni de refuser à quiconque le soulagement psychologique et physique de sa douleur : la médecine a ici un devoir imprescriptible. Mais, autant elle doit rester fidèle au serment d'Hippocrate, autant elle sort de son rôle et trahit son serment quand elle prétend s'imposer comme solution globale à tous les problèmes de notre monde : les salariés sont maltraités dans leur entreprise et stressés par la concurrence... qu'à cela ne tienne, les laboratoires pharmaceutiques vont résoudre le problème à coup de tranquillisants et d'anxiolytiques ! Les enfants sont fatigués parce que les adultes n'ont jamais pris la peine de s'interroger sur leurs rythmes de vie... on leur prescrira des fortifiants de toutes sortes ! Les élèves sont trop remuants dans une école incapable de les mettre vraiment au travail... on les qualifiera, à tort et à travers, d'hyperactifs et la ritaline fera l'affaire ! Au bout du compte - il faut en être conscient - ce n'est pas la santé qui est visée ici, mais la tranquillité. D'une tout autre nature est l'éducation à la santé : elle ne vise pas à faire oublier le symptôme, mais à donner aux personnes les moyens de construire leur santé elles-mêmes, individuellement en élaborant leurs propres normes de comportement, et collectivement en cherchant des solutions aux problèmes qui se posent à elles et menacent leur équilibre. Loin de s'obstiner à masquer les symptômes, elle travaille à permettre à chacun de les regarder en face et de s'interroger sur eux. Loin de se cantonner au face à face entre le patient et le soignant, elle mobilise une équipe qui s'efforce de placer le sujet en situation de lucidité, de lui donner la force et la détermination pour faire face à sa vie et assumer ses engagements. Loin de gommer le contexte local pour réduire la santé à une connexion diagnostic-remède qui serait universelle et intemporelle, elle inscrit délibérément son projet dans la dynamique du lieu, en prenant en compte ses spécificités, les difficultés, mais aussi les richesses de l'environnement. Loin de cultiver l'individualisme et le fatalisme, elle invite chacune et chacun à s'investir dans un travail de transformation collective des conditions de vie. Bref, l'éducation à la santé, c'est la véritable prévention en actes. On trouvera, dans les pages qui suivent, un exemple particulièrement intéressant de cette démarche. Né d'un véritable partenariat, éclairé par des recherches, soutenu par des institutions multiples qui jouent le jeu de leur complémentarité, ce travail porte sur « l'estime de soi ». Concept étrange au premier abord, et pourtant clé essentielle pour comprendre et agir sur les troubles individuels et collectifs qui affectent les enfants et les adolescents. Car, bien que « l'estime » ne soit pas à la mode, elle est fondamentale dans le développement de la personnalité : l'estime, en effet, est la seule voie de passage entre la haine de soi et l'adoration de soi , seules propositions que les médias renvoient aux jeunes. L'adoration de soi est, en effet, la clé de la manipulation publicitaire de l'enfance et de la jeunesse : « Tu es le centre du monde... Tes désirs sont des ordres... Tu as le droit d'obtenir tout ce que la société veut te vendre... et tu n'existes que si tu achètes ou possèdes les bonnes marques de vêtements, les produits high-tech les plus sophistiqués, les derniers DVD sortis sur le marché ! » Ainsi s'expriment à longueur d'antenne les marchands du temple, ramenant sans cesse l'enfance à l'infantile, exaltant la toute-puissance, répudiant toute attente et toute réflexion, encourageant la jouissance immédiate, condition absolue pour pouvoir s'aimer. « J'adore... », c'est, finalement : « Je m'adore puisque j'ai ce que j'adore... ». Et au bout du compte : « Je suis le meilleur et le seul : tout m'est permis.. » Terrible condamnation : condamnation à faire le malheur des autres et condamnation à faire son propre malheur. Condamnation à faire le malheur des autres : puisque je campe dans la posture du roi, je n'ai pas besoin de m'encombrer du respect de l'autre : les autres sont mes faire-valoir, mes jouets, des instruments à mon service ; puisque je suis tout-puissant, je peux faire ce que je veux de leur esprit et de leur corps... Et condamnation, aussi, à faire son propre malheur : car, le principe de réalité viendra inévitablement mettre un terme, pour l'immense majorité des enfants et des jeunes, à l'adoration de soi. Tout le monde ne peut pas être Loana ou Joey Starr : les autres sont condamnés à n'être que de pâles copies, méprisables, finalement, au regard des originaux. Et voilà comment on bascule de « Je suis tout » à « Je ne suis rien », de l'adoration de soi à la haine de soi. Faute de pouvoir vraiment s'adorer, on se déteste. On n'est plus digne du regard des autres, de ces autres qui, comme chacun d'entre nous, sont fascinés par des modèles inaccessibles. D'où les comportements de dépréciation systématique. D'où le renfermement sur soi, pour certains. D'où la surenchère dans la provocation, pour d'autres. On se retranche dans l'image de celui dont on ne peut rien attendre, ou l'on fuit en avant dans l'image de celui dont on ne peut attendre que le pire. La société reprend alors en choeur : « Regardez les ces jeunes qui ne font rien pour s'en sortir ! Ils sont toujours dans la violence ou ils se murent dans le silence... Quand ils ne s'enferment pas dans des sous-sols pour se livrer à des activités plus ou moins illicites, ils viennent nous agresser dans les transports en commun. » Et voilà qui nourrit, simultanément, la haine de soi - « Nous ne valons rien ! » - et l'adoration de soi - « Nous sommes les meilleurs, puisque nous sommes les plus mauvais ! ». Il faut absolument sortir de cette oscillation infernale et il n'y a guère qu'un moyen : travailler sur l'estime de soi. L'estime, c'est, en même temps, un regard positif - une considération de soi-même comme sujet humain digne de respect - et une attitude de clairvoyance optimiste au regard de son propre avenir. S'estimer, c'est, d'abord, se considérer soi-même comme digne s'estime, comme participant de « l'humaine condition », avec ses forces et ses faiblesses, ses atouts et ses contradictions. S'estimer, c'est aussi se jauger, s'évaluer, s'interroger sur ce que l'on peut faire... non pour déplorer de ne pas pouvoir y arriver, mais pour chercher inlassablement les points d'appui qui permettent de progresser. Finalement, nous ne fonctionnons qu'à l'estime : estime que nous nous devons, estime que nous devons aux autres et estime que les autres nous doivent. L'estime est le carburant des relations sociales. De relations sociales qui abandonnent le rapport de forces et l'humiliation pour tenter d'installer la reconnaissance de l'humain et la solidarité. C'est pourquoi l'ouvrage qu'on va lire - exemplaire à tous égards - n'est pas seulement le témoignage d'une démarche d'éducation à la santé. C'est le témoignage d'une démarche d'éducation tout court. Ou, en d'autres termes, celui d'une démarche authentiquement politique. Pour le meilleur et pas pour le pire. Philippe Meirieu
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