1983 - 2003 : vingt ans après

 

La lecture de l'ouvrage de Gilles Ferry sur la formation des enseignants provoque immanquablement, pour un lecteur qui le découvre aujourd'hui, une étrange impression : ce petit texte, admirablement ciselé, parfaitement structuré, d'une grande limpidité d'écriture, évoque, en effet, des réalités institutionnelles et des travaux déjà anciens, parfois même complètement oubliés. Son propos pourrait ainsi apparaître dépassé, comme une réflexion intéressante mais d'un autre âge, tout juste utile aux historiens. Ou alors il serait à considérer comme un document exotique, témoin d'une vieille histoire qu'on pourrait se rappeler avec humour ou émotion : " le bon temps ", pour les uns... " le temps des illusions " pour les autres.

Or, rien de tout cela, et même tout juste le contraire : le sentiment que le texte n'est même pas, comme on dit, " toujours d'actualité "... mais que c'est, en réalité, un texte très largement en avance sur l'état de notre réflexion et de nos institutions de formation aujourd'hui. La conviction, que l'on acquiert au fil des pages, que " nous n'en sommes pas encore là " et que ce document nous vient, en quelque sorte, non du passé mais du futur.

Avant même d'entrer dans la question de la formation des enseignants, Gilles Ferry procède, en effet, à des mises au point particulièrement importantes sur les rapports des sciences de l'éducation et de la pédagogie . Il écarte avec vigueur les illusions scientistes qui laissent entendre que l'acte éducatif serait réductible à l'ensemble des approches scientifiques fragmentées qui prétendent le décrire ; il récuse la psychopédagogie (dont on sait qu'elle est remplacée aujourd'hui par la sociopédagogie) et prône " un discours critique, interrogatif, exploratif ". Il trace ainsi une voie qui, tout en prolongeant la grande tradition pédagogique, de Pestalozzi à Paulo Freire, de Makarenko à Illich, est restée presque totalement vierge dans la recherche en éducation contemporaine. Qui se soucie, en effet, d'explorer aujourd'hui, de manière rigoureuse, les pratiques pédagogiques susceptibles d'aider les élèves à se mobiliser sur les savoirs scolaires ? Malgré quelques actes de résistance, particulièrement intéressants mais terriblement marginaux - comme le beau travail qui se fait sur la " pédagogie institutionnelle " initiée par Fernand Oury -, la pédagogie reste, pour l'essentiel, à la porte de l'université. Nous croulons sous des analyses fort pertinentes qui décortiquent brillamment les causes de l'échec scolaire ; nous subissons une montée en puissance constante d'une didactique mécaniste qui réduit l'acte d'enseigner à une hypothétique " transposition " des savoirs savants... Mais nous semblons mépriser l'exploration systématique des méthodes qui - même si elles n'ont pas leur origine dans la prestigieuse université - pourraient vraiment permettre de faire face au défi inédit et inouï de notre société : faire accéder chacun aux fondamentaux de la citoyenneté, refuser que quiconque en soit écarté. Ainsi, tout se passe comme s'il fallait en permanence destituer les Denis Papin d'aujourd'hui, sous prétexte que la constitution de leurs échantillons n'est pas suffisamment rigoureuse et qu'ils n'ont pas fait acte d'allégeance à " la communauté scientifique " !

Gilles Ferry sait, lui, que la recherche en éducation n'est pas d'abord affaire de canons académiques, mais qu'elle est faite, indissociablement, de " réflexivité " et d' " inventivité ". Il nous dit admirablement qu'elle est irréductible à tout forme d'aplatissement doctrinaire qui, sous prétexte d'homogénéité épistémologique, écarte cette " dialectique éducative ", ces contradictions fondatrices si fécondes et, pourtant, si mal explorées... malgré la référence mythologique à un Émile bien peu lu. Éduquer, c'est faire acte, simultanément, de directivité (parce que seul l'éducateur peut connaître les enjeux de l'éducation) et de non-directivité (parce que seul l'éduqué peut s'approprier les savoirs). La formation est toujours, à la fois, hétéro-formation (parce que nous apprenons toujours des autres) et auto-formation (parce que nous apprenons toujours nous-mêmes). Et, ainsi que l'explique bien Daniel Hameline, ce n'est que lorsqu'on s'efforce de penser ensemble les deux termes de la contradiction qu'on peut vraiment " inventer " et " penser ", sortir, tout à la fois, du volontarisme brutal ou du fatalisme résigné. Entrer, enfin, dans une éducation à hauteur d'homme.

Bien peu, en effet, ont souligné, comme l'a fait ici Gilles Ferry, la tension nécessaire entre l'instrumentalisme et la dramatique  : l'instrumentalisme requis en éducation, comme dans toute activité humaine, pour réduire l'insupportable opacité de la rencontre entre des êtres... et la dramatique, absolument nécessaire pour restaurer l'épaisseur et le mystère, rendre à l'éducation son caractère d'aventure irréductible, d'engagement personnel avec une dimension éthique consubstantielle. Ce n'est donc pas un hasard si l'auteur, ici, quand il est amené à dresser un inventaire des objets d'étude nécessaires pour penser l'éducation, cite " les utopies pédagogiques, les romans, récits, pièces de théâtre, films mettant en scène l'acte éducatif " : il sait à quel point il existe là un matériau sous-exploité et qui permettrait justement aux futurs enseignants d'entendre, sur des objets culturels forts, comment se joue ce " drame éducatif " dans lequel ils seront inévitablement projetés. Cette étude n'est d'ailleurs pas contradictoire avec d'autres formes de travail et, en particulier, des " recherches-interventions dans une classe ou un établissement "... À cet égard, on ne saurait trop conseiller à nos formateurs d'aujourd'hui d'utiliser le tableau de la page 22 comme une forme de référentiel particulièrement efficace pour analyser la pertinence et la complétude des dispositifs qu'ils mettent en place.

S'agissant spécifiquement de la formation des enseignants, Gilles Ferry dit justement que c'est " le lieu de la plus forte concentration idéologique " . Les développements actuels en matière de politique de formation des enseignants lui donnent évidemment raison : on a bien vu, en effet, à quel point les polémiques sur l'éducation se focalisaient sur les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), au point que chaque gouvernement successif s'est engagé sur ce dossier en tentant, avec plus ou moins de succès, de donner des gages aux uns ou aux autres : aux tenants de " la pédagogie " et de " la culture de l'enseignement primaire ", d'un côté, et aux partisans du " tout disciplinaire " et du primat du " modèle secondaire " de l'autre. Cette tension, très largement entretenue par une multitude de lobbies, a donné lieu à une série de valses-hésitations, d'avancées et de retours en arrière, qui n'ont pas particulièrement contribué à clarifier le problème. Les querelles de territoire ont pris le dessus sur la réflexion en profondeur sur le métier d'enseignant, son unité et ses spécificités ; on a largement oublié que, pour penser intelligemment la formation, il convenait d'analyser ce qu'est enseigner et de disposer de modèles plausibles pour mettre en cohérence les dispositifs institutionnels proposés.

Or, il y a là un autre mérite essentiel de ce livre : il propose trois modèles de formation des enseignants, l'un centré sur " les acquisitions ", l'autre sur " la démarche ", le troisième sur " l'analyse ". Le premier modèle " pose la formation comme préparatoire à l'activité professionnelle " tout en affirmant qu'il convient de " réorganiser le savoir dans la perspective de sa transmission. " Gilles Ferry conteste ce modèle en soulignant qu'il s'appuie sur une vision étroite et dépassée de l'apprentissage, qu'il juxtapose des cours, des exercices et des stages sans souci de créer entre ces éléments une véritable interaction... et il a raison. Mais, au risque de me faire quelques nouveaux ennemis, je dois à l'honnêteté de constater qu'une bonne partie de la formation des enseignants en France n'en est même pas encore à ce modèle-là : car, contrairement à ce que décrit Gilles Ferry, on est loin de penser systématiquement la formation " à partir de la pratique du métier, des problèmes rencontrés par les enseignants dans leur expérience de la classe, de l'établissement, des rapports avec les parents, etc. "... toutes choses dont Gilles Ferry crédite ce premier modèle. Ne parlons pas des concours de recrutement des enseignants du second degré où ces questions relèvent d'une forme d'obscénité insupportable, mais simplement de bien des dispositifs de formation initiale et continue presque totalement étrangers à " la pratique du métier " : que   penser, par exemple, d'un système où plus des deux tiers des sortants de la formation initiale seront amenés à exercer, dès leur première année de titularisation, la fonction de professeur principal et où cette fonction n'est même pas évoquée dans les plans de formation ? Gageons donc que le premier modèle décrit par Gilles Ferry constituerait déjà, s'il était appliqué sérieusement, un progrès significatif !

Le second modèle, lui, centré sur " la démarche " et consistant à mettre les personnes en situation de " résolution de problèmes professionnels ", est presque totalement aujourd'hui du registre de la science-fiction. Si l'on excepte quelques expériences marginales ici ou là, quelques modules d'analyse de pratiques, quelques contacts épisodiques avec des maîtres de stage, on peut considérer que l'Éducation nationale, contrairement à d'autres secteurs (la santé, le travail social, l'animation), ne s'est guère avancé sur ce chemin. Certes, au premier abord, on pourrait imaginer que l'exhortation au compagnonnage à laquelle on assiste aujourd'hui, la valorisation permanente du stage, au détriment de tout autre forme de formation, le recours incantatoire au " terrain " relèvent de ce modèle. Mais ce serait l'avoir bien mal compris, avoir oublié, en particulier, que l'immersion dans " la pratique " ne se traduit pas forcément par " une démarche de résolution de problèmes professionnels ". Ainsi que je le répète presque quotidiennement aux stagiaires avec qui je travaille, on ne revient jamais d'un stage avec des " problèmes ", mais, seulement, avec des " difficultés ". Un problème, cela se construit, difficilement : en sortant de la logique de la culpabilisation ou du bouc émissaire, en utilisant une grille de lecture de la situation, en repérant les variables en jeu et, tout particulièrement, celles sur lesquelles on peut intervenir, en imaginant des scénarios, en comparant leur efficacité possible, en se donnant des indicateurs permettant d'analyser les résultats obtenus, etc. Rien de spontané là-dedans. Un travail obstiné, au contraire, qui requiert la présence attentive d'un formateur compétent et disponible. Une réflexion nécessaire sur les conditions de transférabilité des habiletés stabilisées, une mise en perspective théorique exigeante... Bref, un horizon qui est loin d'être atteint.

Mais, là où Gilles Ferry nous aide tout particulièrement à progresser, c'est quand il nous montre la nécessité de dépasser les deux premiers modèles pour accéder au troisième : le modèle centré sur " l'analyse ". Il s'agit ici de développer " la capacité d'observer et d'analyser les situations (...) L'analyse intègre les savoirs, les savoir-faire, les expériences vécues et vise à leur donner sens. " Il s'agit bien de " produire du sens " et de développer " l'ouverture à agir ". Au total, le coeur de la formation, c'est " la régulation ", le va-et-vient entre pratique, théorie et pratique.

Certes, pour ma part, je dois dire que je suis un peu agacé par l'usage que l'on fait aujourd'hui des termes de " théorie " et de " pratique ". Ils me paraissent générateurs d'ambiguïtés : comment peut-on laisser penser que, " sur le terrain ", il n'y a que de la " pratique " alors que la " théorie " serait l'apanage des organismes de formation ? Comme si les praticiens ne faisaient pas une grande consommation de théories et comme si les formateurs ne mettaient pas en oeuvre des pratiques de formation... le plus souvent contraires, d'ailleurs, aux théories qu'ils y énoncent ! De plus l'opposition entre théorie et pratique pourrait laisser entendre que l'alternance en formation consiste à appliquer, dans les pratiques, les théories acquises par ailleurs... comme, d'ailleurs, le laisse entendre l'expression encore malheureusement usitée d' " école d'application ".

Évidemment, Gilles Ferry ne bascule pas dans ces travers, bien au contraire ! Il insiste longuement sur l'articulation étroite entre les deux termes du fameux diptyque et leur inséparabilité. Il " exclut que la pratique puisse être formatrice par elle-même, si elle ne fait pas l'objet d'une lecture en termes de référents théoriques ", comme il assure que les théories ne font pas l'objet d'une génération spontanée et ne peuvent, en formation, se suffire à elles-mêmes. Il plaide, en réalité, pour " une formation à la lucidité "... même s'il évoque le danger d'un excès de lucidité qui, de toute évidence, peut être inhibiteur en révélant des phénomènes qui rendent dérisoires l'investissement et l'effort de l'enseignant : aucun enseignant, en effet, ne peut enseigner sans un minimum de cécité sur ce qui se passe vraiment " dans la tête de ses élèves ", au risque du découragement permanent ! Mais la limite à donner à la lucidité est aussi affaire de lucidité !

On n'échappe pas à cette donnée qui est aujourd'hui très largement mise en évidence par tous les sociologues du travail : dans tous les métiers, ce qui fait la différence, ce qui fait le véritable expert, c'est la lucidité. Et comment définir la lucidité sinon comme la capacité à prendre des décisions en conscience des enjeux ?

Voilà bien l'essentiel, en effet, tel que le révèle, de manière extraordinairement prémonitoire, l'ouvrage de Gilles Ferry : un enseignant-expert est un professionnel capable de prendre des décisions en sachant ce qu'il fait, en anticipant les conséquences auxquelles il peut s'attendre et en comprenant ce qui se trame dans ce qui n'est jamais un simple geste technique et qui porte toujours des représentations implicites ou explicites de l'apprentissage, de la culture, de la société.

Disons les choses autrement : un enseignant passe sa vie à prendre des décisions. Il décide d'interroger un élève plutôt qu'un autre, de proposer tel ou tel exercice, d'utiliser un exemple ou une illustration empruntés à un manuel plutôt qu'à un autre. Il interrompt son discours à un moment précis pour poser une question, renvoyer à une lecture... Une multitude de décisions dont dépend la réussite de son entreprise. Certes, une partie de ces décisions doit être " routinisée " : on ne peut pas, à chaque instant, délibérer de tout, au risque de ne plus rien faire. Mais il faut, néanmoins, savoir " passer en pilotage manuel " régulièrement, en considérant l'importance de ce que l'on fait et en devenant, à l'occasion, un véritable " praticien réflexif ".

À cet égard, " l'enseignant expert " n'est pas fondamentalement différent du " chirurgien expert " ou du " jardinier expert " : ce qui les constitue, les uns et les autres, en tant qu'experts, c'est la capacité de faire face à des situations nouvelles en faisant le geste juste, celui dont on mesure lucidement les conséquences, celui dont on connaît les enjeux. Et, pour former à l'expertise, de toute évidence, le " modèle de l'analyse " que nous présente Gilles Ferry est bien le plus fécond.

Reste que, malgré tout, un enseignant n'est ni un chirurgien, ni un jardinier et, si l'on peut analyser l'activité de tout " professionnel expert " en termes de niveau taxonomique, de capacité à prendre les bonnes décisions en fonction des changements de contexte et de perspective, un métier se définit spécifiquement par une " visée ", une forme particulière de prise sur le monde, un " projet ". Et là est, aussi, le mérite de Gilles Ferry : conscient qu'aucun métier n'est réductible à la somme des compétences nécessaires pour l'exercer, démontrant que la maîtrise technologique, aussi poussée soit-elle, ne peut, en aucun cas, permettre de faire l'impasse sur " le projet d'enseigner ", il conclut son ouvrage en promouvant ce qu'il nomme " l'approche situationnelle " : " J'appelle situationnelle toute approche qui développe une problématique de la formation fondée sur la relation du sujet aux situations éducatives dans lesquelles il est engagé, y compris la situation de sa propre formation. " Et l'on aurait tort, me semble-t-il, de réduire cette approche à l'ensemble des dispositifs qu'elle requiert : stages et régulations, groupes de travail sur les pratiques, monographies, ateliers d'élaboration de situations d'apprentissages, entraînements à l'écriture professionnelle, etc. L' " approche situationnelle " est bien plus que cela : c'est le fait de donner cohérence à tout ce que l'on fait en formation en le référant en permanence au projet spécifique d'enseigner. J'ai l'habitude de dire que ce " projet d'enseigner " comporte trois dimensions : une dimension culturelle qui renvoie à la transmission de savoirs spécifiques, une dimension politique qui renvoie à l'institution d'un espace et d'un temps où les rapports de force sont suspendus au profit de la recherche de la vérité, et une dimension philosophique qui renvoie à la définition que Kant donnait des Lumières : Sapere aude ... " Ose penser par toi-même. " Et ma conviction, aujourd'hui plus que jamais, est que la formation au métier d'enseigner doit, en permanence, réinstaller ces préoccupations comme centrales. Aucune compétence culturelle ou technique n'a de signification proprement professionnelle si elle n'est pas référée à ce " projet d'enseigner ". Aucun problème rencontré ne peut être résolu de manière pertinente sans interroger les exigences propres du métier d'enseigner. Ce sont ces exigences qui permettent de discriminer les solutions conformes à l'exigence professionnelle de l'École de celles qu'on pourrait utiliser dans d'autres situations et avec d'autres visées : s'il s'agissait simplement d'occuper les élèves ou de les amuser ; s'il s'agissait d'imposer des savoirs au forceps ou de procéder à une entreprise d'inculcation efficace. L'approche situationnelle impose de se poser le question : ce que je fais est-ce congruent avec l'Institution dans laquelle je me trouve, avec les principes qui la fondent ?

Et il n'est pas innocent de rappeler aujourd'hui que ce sont bien les pédagogues qui interpellent toujours l'École sur sa fidélité aux principes fondateurs qu'elle affiche. Ce sont les pédagogues qui posent les petites questions mesquines : " Est-ce qu'en enseignant ainsi l'on assujettit ou l'on émancipe vraiment les élèves ? Est-ce que les pratiques de la classe sont bien conformes aux valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité  ? " Questions faussement naïves et authentiquement révolutionnaires. Questions pédagogiques par excellence.

Et l'on ne sera pas étonné, donc, si, en conclusion, de cette modeste postface, je tiens ici à rendre hommage à celui qui demeure, à mes yeux, un des quelques véritables pédagogues de ces cinquante dernières années : Gilles Ferry.