Postface

Petit éloge des aphorismes en pédagogie

 

Je tiens Graine de crapule pour l’ouvrage de pédagogie par excellence et, s’il me fallait n’en recommander qu’un aux éducateurs d’aujourd’hui et de demain, ce serait, évidemment celui-là. Je le préfèrerais, sans aucun doute, à l’Émile de Rousseau, au Traité de pédagogie de Kant, à L’Éducation fonctionnelle de Claparède, à La Crise de la Culture d’Hannah Arendt, et même aux Invariants pédagogiques de Célestin Freinet. Non que ces livres soient inutiles, bien au contraire, mais ce sont des traités, d’excellentes constructions systématiques d’un discours cohérent sur l’éducation, organisés pour faire valoir un point de vue panoptique sur cette entreprise. Leurs auteurs sont des théoriciens, même si, comme Freinet, ils ont été d’abord des praticiens. Ils se placent en surplomb pour dire les tenants et les aboutissants de ce qui se joue dans cette relation, aussi vieille que l’humanité, entre des adultes et leur progéniture, des humains qui ont un peu d’avance dans le monde et celles et ceux qu’ils y accueillent plus ou moins maladroitement.

Or, pour un éducateur, l’éducation n’est pas d’abord un système, c’est avant tout une pratique quotidienne. Une aventure toujours singulière faite de fausses certitudes et de vrais tâtonnements, de planifications ratées et d’improvisations réussies, de satisfactions éphémères et de souffrances durables, de réussites inutiles et d’échecs féconds… Ne nous leurrons pas : nous n’élevons pas nos enfants en appliquant les théories de Kant pas plus que nous n’enseignons à nos élèves en mettant rigoureusement en application les propositions de Claparède. Nous avons une idée, plus ou moins vague, du « souhaitable » et nous faisons pour le mieux, en composant avec la fatigue des jours et en cherchant les justifications nécessaires au fur et à mesure. Nous nous donnons quelques principes dont nous sommes fiers en société mais avouons que nous y dérogeons régulièrement une fois la porte de la maison ou de la classe fermée.

Les « grandes figures » de la pédagogie ne font, d’ailleurs, pas exception à la règle. C’est peu dire que Jean-Jacques Rousseau ne fut pas un bon père de famille. Et, si Jean Piaget a construit, dit-on, sa théorie du développement en observant ses trois enfants, nous ne connaissons rien de son comportement quotidien avec eux… et peut-être cela vaut-il mieux ! Quand à Charlie Chaplin qui nous a donné, avec Le Kid, sans doute la plus belle histoire sur l’éducation jamais racontée, il faut absolument, pour lui garder notre estime, ne pas lire les témoignages de ses huit enfants… Mais on aurait tort, finalement, d’aller chercher querelle à quiconque dans ce domaine tant le risque est grand que l’enquête se retourne contre nous.

Est-ce à dire que les traités sont inutiles et les pratiques éducatives toujours médiocres ? Certes non ! Mais c’est dire que l’entreprise éducative, privée ou publique, ne se laisse jamais enfermer ni dans les échafaudages intellectuels, aussi sophistiqués soient-ils, ni dans les bons sentiments, aussi étalés soient-ils. C’est dire surtout que, pour les penser – et il nous faut absolument les penser – nous avons besoin d’autre chose que de la littérature intentionnelle, aussi riche soit-elle en idées générales et généreuses, nous avons besoin d’une écriture au plus près du plus vif, d’une écriture qui nous réveille de notre sommeil dogmatique et bouscule nos routines installées. Nous avons besoin d’être mis en doute dans nos convictions, mis à l’épreuve dans nos pratiques et mis en face de nos contradictions. Nous avons besoin qu’on nous rappelle que l’entreprise éducative est une aventure risquée, qui met en jeu des êtres vivants aux réactions largement imprévisibles, nous confronte à des situations déroutantes où rien n’est jamais joué d’avance, ni définitivement.

A bien y réfléchir, deux textes préfigurent à cet égard Graine de Crapule de Deligny : la Lettre de Stans de Pestalozzi et Le Poème pédagogique de Makarenko. Dans le premier, on découvre un éducateur face à des enfants qui ne veulent pas de lui et lui vouent même une véritable détestation au regard de tout ce qu’il incarne… situation rarement évoquée, il faut bien le reconnaître, dans les ouvrages savants de philosophie de l’éducation : Pestalozzi y décrit son désarroi, ses hésitations, la manière dont ses principes sont mis à l’épreuve de la réalité, les compromis nécessaires et les compromissions interdites ; il y décrit les résistances auxquelles il se heurte et les échappées-belles qui lui font entrevoir que quelque chose est possible. Dans le second, Anton Makarenko raconte, lui, par le menu les contradictions auxquelles il se heurte avec les gaillards de la colonie Gorki : ce derniers s’enferment dans leur passé tout en revendiquant de construire leur avenir ; ils adorent désobéir mais se prosternent devant le moindre gourou ; ils sont farouchement individualistes mais n’hésitent pas à s’aliéner à un clan ; ils refusent d’apprendre mais exigent qu’on les fasse réussir… Impossible, dans ces conditions de se contenter de discours de morale et de sanctions bien senties. Makarenko doit inventer au quotidien des dispositifs qui permettent d’échapper, dans l’action, à des contradictions qui seraient insurmontables si l’on en restait aux discours éducatifs convenus… Plus tard, la pédagogie institutionnelle creusera, à son tour, le sillon : avec ses monographies qui répugnent à toute théorisation facile, elle nous donnera à voir comment dans les classes les plus difficiles, l’attention simultanée à l’institution et à l’événement permet à chacun d’occuper une place sans y être assigné. Et l’on se souvient de ce titre superbe donné par Fernand Oury et Catherine Pochet précisément à l’une de ces monographies : « L’année dernière j’étais mort, maintenant je suis vivant. Signé Miloud ».

Graine de Crapule s’inscrit complètement dans cette perspective. Deligny y décrit, en quelques mots ou quelques phrases, les arêtes les plus vives de l’entreprise éducative, là où ça achoppe, là où ça coince et, donc, là où les choses pourront peut-être se dénouer. Il s’attache à ce qui résiste, chez l’éduqué comme chez l’éducateur, car il sait que la résistance n’est pas seulement un obstacle au passage du courant, mais que c’est aussi ce qui produit la lumière. Il nous offre ainsi un ensemble d’éclats d’éducation dont la lecture ne stimule pas seulement la pensée mais évoque un souvenir et préfigure une action. Pas grand-chose, en vérité, mais l’essentiel : un peu de lucidité et de vivacité qui laisseront en nous une trace et qui feront la différence quand nous nous retrouverons confrontés, à notre tour, à des situations que les traités d’éducation n’avaient pas complètement anticipées.

Par une série d’aphorismes et d’historiettes, Deligny déjoue, dans Graine de crapule, toutes les tentations de simplification dogmatiques. Non, les enfants que la société rejette ne sont ni de simples victimes devant lesquelles il faudrait s’agenouiller et tout céder, ni de terribles coupables qu’il faudrait condamner irrémédiablement à l’exclusion. Bien loin des oppositions schématiques et des oscillations mortifères entre un rousseauisme béat et un réalisme viril, entre la totémisation du caprice et celle de l’obéissance, entre une confiance aveugle et un autoritarisme qui l’est tout autant, entre le « Fais ce que tu veux… » et le « Fais ce que je veux… », Deligny cherche inlassablement une ligne de passage possible pour une éducation à la liberté. On l’entrevoit, ici et là, dans Graine de Crapule, mais il ne faudrait pas croire que la ligne de passage, une fois tracée, n’a plus qu’à être empruntée par tous les autres. La ligne de passage ne survit guère au premier passage et ce sera ensuite à chacun et chacune à refaire, à son tour, « le chemin en marchant ».

D’autant plus qu’il y a un repère, une étoile du berger en quelque sorte, qui permet de guider nos pas. Les fondateurs de l’Éducation nouvelle, l’ont repéré il y a un siècle et c’est « l’éducation active ». Grâce à elle, l’enfant pourra découvrir que c’est dans sa relation au monde et aux autres que se construit, tout à la fois, son autonomie, son intelligence et sa citoyenneté. Aux prises avec un morceau de bois ou de terre, en cultivant un potager ou construisant un mur de pierres, il lui faut entrer dans une relation dialectique avec l’altérité. Impossible, en effet, de mettre sur le dos des « choses » l’intention de lui nuire ou de l’asservir. Passé les velléités animistes de la petite enfance, il faudra bien convenir que, contrairement à un être humain dont les intentions peuvent être malfaisantes, les objets incarnent des contraintes fécondes, des contraintes avec lesquelles « il faut faire »… au risque, sinon, de ne rien faire.

De là une distinction fondatrice en éducation entre normalisation et normativité : quand la normalisation impose une norme au nom de la conformité, la normativité se découvre dans la confrontation avec les exigences mêmes de la tâche. La normalisation, c’est la contrainte extérieure pour « avoir la paix » ; la normativité, c’est la contrainte rencontrée dans un projet, avec laquelle on peut engager une relation. Une relation qui permet, tout à la fois, de créer et de se construire, d’assumer le réel et d’inventer le possible. Inutile donc de s’épuiser à obtenir une apparence d’ordre : la reproduction à l’identique de comportements standardisés est un cancer éducatif. Mieux vaut s’engager soi-même dans une activité et engager l’enfant dans un projet collectif. Sans certitude, évidemment, sur le caractère miraculeux de la démarche : « rien n’est jamais acquis », là comme ailleurs, dans le domaine de l’humain. Deligny le sait bien : l’humain, c’est ce qui peut rater. L’éducateur doit en être conscient. Mais il n’en désespère pas pour autant. Il propose et propose sans cesse, tout en regardant « si celui qui refuse de marcher n’a pas un clou dans sa chaussure ».

Alors que la vulgate pédagogique médiatique hésite aujourd’hui entre les nostalgiques de l’école de jadis et les thuriféraires du développement personnel, l’exaltation pathétique de la discipline et l’engouement niais pour l’éclosion magique des aptitudes qui s’éveillent, il est bon de revisiter l’œuvre de Deligny. Ses aphorismes, loin de toute pensée dogmatique, sont autant d’invitations à penser l’éducation. À agir aussi. Au plus près du plus juste.

Il faut donc lire, relire et faire lire sans cesse Graine de Crapule. Mais il fallait aussi en prolonger la trajectoire. C’est ce qu’a fait Laurent Bellenguez en sollicitant, pour ce recueil, un ensemble de personnes qui s’inscrivent dans le courant de l’Éducation nouvelle. Venues d’horizons géographiques divers, militantes et militants dans différents mouvements pédagogiques, ils ont accepté de jouer le jeu des aphorismes et livré, chacun et chacune, un fragment qui renvoie à leurs convictions, évoque leur expérience et ouvre des perspectives. Quoique classés de manière thématique, ces fragments ne font pas « système ». Ils ne constituent pas le moins du monde un « recueil de bonnes pratiques ». Ils ne clôturent pas la réflexion mais, tout au contraire, sont là pour susciter des réactions. Car, ne nous y trompons pas. Les textes pédagogiques – les vrais – ne sont ni des recettes, ni des injonctions : ils sont des occasions de mieux voir et de mieux comprendre ce que nous vivons, des occasions de réfléchir et de rebondir sur ce qu’ils nous disent, des occasions d’écrire nous-mêmes de nouveaux textes et notre propre histoire.

Et c’est cela, aussi, que nous permettent les illustrations que Francesco Tonucci a généreusement offertes à ce livre. Chacune d’entre-elles est, en effet, une petite lucarne ouverte, comme par mégarde, sur la réalité éducative. Chacune d’entre-elles nous découvre cet insolite que nous avions fini par ne plus voir et qui, pourtant, nous met sur le chemin de l’essentiel. Au-delà des habitudes et des conventions, des proclamations d’intention et des slogans salvateurs, les dessins de Frato nous confrontent, en effet, à l’enfance… une enfance aux prises avec ces étranges créatures adultes qui prétendent l’éduquer « pour son bien ». Mais le trait du dessinateur n’en est pas pour autant agressif : au contraire, il est toujours guidé par la tendresse. Une tendresse qui, à mille lieues de la mièvrerie, n’anesthésie pas notre lucidité mais la réveille sans la brutaliser… Francesco Tonucci est une des personnalités pédagogiques italiennes les plus importantes de ces cinquante dernières années : collaborateur du fabuleux film, Journal d’un maître d’école (1973) de Vittorio De Seta, auteur de nombreux livres et albums qui ont marqué plusieurs générations de pédagogues, auteur et promoteur de La ville pour les enfants (2020), son engagement en faveur de l’Education nouvelle a été sans faille. Et sa présence ici est, tout à la fois, un magnifique cadeau de sa part et un hommage que lui rendent tous les auteurs de ce livre.

Les CEMEA qui ont publié Graine de Crapule sont heureux de publier aujourd’hui Graines d’Avenir. Ils s’honorent de donner la parole à des militantes et militants pédagogiques qui montrent que, décidément, l’Éducation nouvelle est toujours, et plus que jamais, nouvelle. Ils disent ainsi, à leur manière, que les crapules ont un avenir… Assertion qui n’a rien de banal dans un monde qui, parfois, désespère des humains, préfère l’exclusion à l’éducation et la répression à la prévention. De Graine de Crapule à Graines d’Avenir, il n’y a rien de moins que la volonté de poursuivre un combat pour une éducation à l’émancipation et à la solidarité. Avec tous ceux et toutes celles qui voudront bien, comme ici, se joindre à nous.

Philippe Meirieu
Président des CEMEA-France