Au plus près du plus vif…

Même si la chose n’est pas vraiment dans l’air du temps, je tiens les RASED – Réseaux d’aide aux élèves en difficulté – comme la formule la plus innovante, intéressante et prometteuse inventée depuis longtemps au sein de l’Education nationale. Ces professionnels qui viennent en appui aux enseignants du primaire et apportent leur expertise pour accompagner tel ou tel élève sans l’ « exfiltrer » vers des filières-ghettos, représentent, à mes yeux, un véritable modèle. Leur seule présence favorise un vrai travail d’équipe, suscite la recherche de moyens capables de remettre un élève « en route » ou « à flots », et permet, surtout, d’imaginer une école véritablement juste et authentiquement démocratique : une école où tous les élèves aient, en même temps, le « droit à la ressemblance » et le « droit à la différence ».

Car voilà trop longtemps que nous ne parvenons pas à articuler ces deux exigences fondatrices. Tout élève, en effet, à « droit à la ressemblance » : il a le droit de s’inscrire dans un collectif où, quelles que soient les différences de « niveau » scolaire, il puisse être reconnu comme un « pair » par ses camarades, partageant les mêmes préoccupations et les mêmes jeux, profitant des mêmes échanges, impliqué dans la même histoire scolaire, reconnu comme un élève à part entière, un « petit d’hommes » appelé à devenir un « petit homme » et, plus tard, un citoyen de plein exercice… Mais, simultanément, tout élève a « droit à la différence » : il a le droit d’être entendu dans sa spécificité, compris dans sa singularité, pris en charge avec ses besoins propres. Or, plutôt que de tenter d’articuler ces deux exigences, notre institution scolaire s’est enferrée, depuis longtemps maintenant, dans une oscillation mortifère. Au nom du droit à la ressemblance et du refus légitime de toute discrimination, on a promu les classes hétérogènes… mais sans donner aux enseignants les moyens de les gérer vraiment. Face à l’échec de la formule, on a proposé, alors, une sélection systématique des élèves « en difficulté » afin de leur dispenser un « enseignement spécialisé » dans des classes séparées… avec toutes les dérives bien connues : on se débarrasse systématiquement des plus faibles sur ces classes, elles deviennent des lieux de découragement collectif et, selon la logique tubulaire qui régit notre système, conduisent inévitablement vers des filières de relégation.

Les RASED sont, à mon avis, la meilleure manière de sortir de cette oscillation. Malgré la suspicion et les attaques systématiques dont ils ont fait l’objet, ils ont su démontrer leur capacité à conjuguer « classes hétérogènes » et « traitement spécifique ». Ils ont aidé des milliers d’élèves à (re)trouver leur place dans un collectif sans être stigmatisés. Ils ont permis à des équipes d’enseignants de se (re)donner le courage et les moyens pour mettre en œuvre ce « principe d’éducabilité », fondateur de toute pédagogie : « Nul n’a le droit de désespérer de quiconque… car il reste toujours un moyen à explorer pour l’aider à apprendre et à se développer. » C’est pourquoi je proposerais bien de faire des RASED le principe d’organisation de toute notre institution scolaire, de la maternelle à l’université !

Pour autant, bien sûr, cela ne résoudrait pas miraculeusement tous les problèmes. Aucun système ne peut être efficace sans la détermination des hommes et des femmes qui le font vivre, sans leur engagement, sans leur compétence. Et c’est pourquoi le livre de Jean-Marie Blanc est si précieux. Il exprime en effet, tout à la fois, l’importance des RASED – et, plus particulièrement, en leur sein, des « maîtres G » - et la nécessité d’une réflexion approfondie sur les pratiques à y mettre en œuvre. À travers les histoires d’Arthur ou de Dorothée, il nous livre des clés essentielles de compréhension de ce « refus scolaire » qui amène un enfant à quitter le jeu, à ne plus se reconnaître ni se vouloir élève, à se laisser envahir par son tumulte intérieur ou submerger par les événements auxquels il est confronté. On touche là au cœur d’une des questions les plus difficiles et importantes que rencontre notre école. Et d’un des paradoxes les plus méconnus…

Car les monographies si belles et subtiles de Jean-Marie Blanc l’expriment parfaitement : cela n’a aucun sens de dire d’un élève qu’il ne réussit pas « parce qu’il n’est pas motivé » ! Tout au contraire : s’il n’est pas motivé, c’est que nous ne sommes pas arrivés à le faire réussir. Nous ne sommes pas parvenus à construire avec lui, doucement et obstinément, ces petites réussites qui bousculent la fatalité, ouvrent une brèche dans le granit de l’impossible, offrent un espace possible pour esquisser un petit bout de futur.

Jean-Marie Blanc est un pédagogue exceptionnel. Sans nous accabler de larmoiements compassionnels ni de pédantes taxonomies de compétences, il nous entraîne vers le plus vif : là où un adulte s’approche d’un enfant et lui révèle, mine de rien, « l’humaine condition ».

Philippe Meirieu
Professeur à l’université Lumière-Lyon 2