Un drôle de zèbre Quiconque a regardé d’un peu près l’histoire de l’éducation sait que l’essentiel se passe toujours dans les situations-limites. Quand les bien-pensants détournent la tête, que les institutions font une moue dédaigneuse et que les intellectuels pincent les lèvres en s’interrogeant, avec un sérieux imperturbable, sur « les dangers objectifs qu’il y a à cautionner l’incurie du politique par des initiatives individuelles incontrôlées »… C’est qu’effectivement, on trouve là des énergumènes étranges : alors qu’ils pourraient tranquillement profiter de leur statut et s’adonner à des activités respectables et respectées, ils vont se fourrer dans des situations inextricables et se coltiner des individus infréquentables ! Au lieu de faire comme tout le monde, ils se mettent en tête de sauver tout un chacun et, leur pédagogie en bandoulière, croit pouvoir réussir là où chacun sait que l’échec est couru d’avance ! Avec leur ridicule postulat d’éducabilité, ils se discréditent, d’ailleurs, eux-mêmes : comme si tous les hommes pouvaient être polytechniciens ou toutes les femmes streap-teaseuses ! Ridicule ! Pensez donc : Itard, un médecin brillant, une des plus grandes intelligences de l’époque révolutionnaire, qui s’intéresse à un gamin trouvé dans les forêts de l’Aveyron, un demi-bête qui bave et crache tout le temps, incapable de tenir en place et, évidemment, de comprendre le moindre mot… quel gâchis ! Ou encore, Montessori, cette intellectuelle de la bonne société, première femme à obtenir un diplôme de médecin en Italie en 1896, qui va s’encanailler avec les gamins des rues de la banlieue de Rome… quand on avait tant besoin de ses talents pour dorloter les enfants de la grande bourgeoisie ! Passe encore quand il s’agit de curés ou d’anarchistes : ceux-là, on sait bien qu’ils se complaisent dans les marges : ils peuvent fricoter un temps avec le pouvoir en place, mais ça ne dure jamais longtemps. Regardez Robin, protégé un temps par le ministre lui-même, mais bien vite évincé de l’orphelinat de Cempuis pour avoir osé parler d’égale dignité des activités manuelles et intellectuelles, avoir supprimé les manuels scolaires au profit d’enquêtes et, même, avoir emmené des filles et des garçons ensemble à la piscine ! Inacceptable pour un ancien élève de l’École normale supérieure promis à une carrière de « grand commis de l’État ! On comprend qu’il se soit donné la mort en 1912… Quant à Jean Bosco, ce n’est pas mieux : un curé qui, en 1846, recrute à la sortie des prisons pour un centre de formation professionnelle installé dans un quartier mal famé de Turin, qui refuse de considérer les « retardataires » comme des « retardés » et défie son église en dénonçant les simagrées pseudo-mystiques auxquelles se livrent les « fidèles » quand ils devraient plutôt se coltiner avec la misère quotidienne de leurs semblables ! Récupéré, certes, après sa mort, par les bondieusards, toujours en quête d’images pieuses… mais terriblement suspecté de son vivant ! Et tant d’autres qui auraient pu rentrer dans le rang au lieu de s’obstiner à s’occuper de ceux et celles qui sortent du rang : Pestalozzi qui instruit les orphelins abandonnés de Stans… Jacotot qui tient une permanence pour expliquer aux parents illettrés comment apprendre à lire à leurs enfants… Makarenko qui organise les premières « colonies » avec les délinquants laissés au bord du chemin par la révolution bolchevique… Korczak qui délaisse une prestigieuse carrière internationale de chirurgien pour s’occuper des enfants du ghetto de Varsovie… et les accompagner dans la mort, en 1942, à Treblinka. Certes, il y a là de quoi s’émouvoir, organiser quelques commémorations et même verser quelques larmes à l’occasion. Voilà, dit-on, des « gens estimables ». « Mais quand même ! » Oui, effectivement : quand même… chacun sait bien qu’il s’agit là de personnalités exceptionnelles. Des histoires singulières comme on en voit peu. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas un hasard si l’on en voit si peu : de telles entreprises ne sont pas à la portée de n’importe qui. Il faut être inconscient pour s’y lancer. Un peu fêlé même. Allez, disons-le tout net : ces gens-là ne sont pas très normaux ! Ils trimbalent trop de problèmes personnels, se prennent pour des saints, jouent aux martyrs. On se demande même s’ils ne trouvent pas un certain plaisir – forcément un peu malsain – à se dresser ainsi, drapé dans leur bonne conscience et leur solitude, pour stigmatiser la planète entière ! Et puis, ces gens-là sont tolérables… mais à distance ! On les aime bien, mais un peu loin, quand ils s’agitent dans des univers exotiques et que l’on n’a pas trop affaire à eux directement. Car, il faut bien le reconnaître : de près et au quotidien, ils sont insupportables. Ils s’imaginent que le monde entier doit être tourné vers eux et vers leur « œuvre » ! Comme si on n’avait pas autre chose à faire ! Comme si on pouvait, soudain, tout arrêter pour s’intéresser à un gamin ou à un adulte qui, tout à coup, aurait donné le signe d’un progrès possible. Ils ne se rendent pas compte ! Avec ça, on ne ferait plus rien ! Les institutions ne marchent quand même pas toutes seules ! Et on ne voit pas pourquoi on abandonnerait la majorité des gens « normaux » pour s’intéresser à l’hypothétique salut d’un être dont on a toutes les raisons de penser qu’il est résolument asocial. Cette histoire du fils prodigue, même les curés l’ont abandonnée : c’est pas tenable sur la durée ! Et puis, franchement, on en a vraiment assez des discours culpabilisants de ces pédagogues dévoués corps et âmes à la misère du monde : ils finiraient pas nous faire croire que nous sommes responsables du moindre gamin qui ne sait pas lire, du moindre adulte qui ne trouve pas de boulot ! C’est qu’ils s’y entendent dans la dialectique. Il faut dire qu’ils prennent le temps d’étudier les textes. Ça, d’ailleurs, c’est leur aspect le plus vicieux : ils vont chercher ce qu’on a pu écrire et ils viennent nous le mettre sous le nez. « Regardez : le respect des personnes, le droit à l’éducation… c’est écrit là ! » Comme si on ne le savait pas ! Mais il ne faut pas qu’ils s’imaginent qu’ils vont nous faire la leçon : nous aussi, on connaît les textes… et pas que les grandes déclarations ! On sait trouver ce qui, dans les règlements et les circulaires, vient sagement pondérer le mysticisme et la démagogie des politiques. Parce qu’il ne faudrait pas croire : le respect, le droit à l’éducation, on n’est pas contre. La question est : comment on pourrait y arriver sans tout désorganiser ? Et là, les pédagogues, et bien, ils sont muets ! C’est normal ! Ils ne peuvent quand même pas avoir réponse à tout ! … Brisons là : le lecteur peut aisément imaginer la suite. La chose devient même cocasse : s’il est un peu « pédagogue » et vaguement « marginal », s’il a baroudé pour tenter de « faire quelque chose » dans un mouvement pédagogique ou une organisation militante, il a tellement bien compris la nature des objections qu’on lui oppose qu’il peut les servir lui-même et, le plus souvent, bien mieux que ses adversaires. Il sait qu’il n’est pas indemne d’arrière-pensées un peu douteuses et que son narcissisme est en jeu dans ses convictions comme dans ses actions. Il sait qu’il y a une fausse naïveté et une vraie candeur calculée à prétendre faire tourner le fonctionnement des institutions autour de la « récupération des exclus » . Il mesure le caractère profondément provocateur de sa demande sans cesse réitérée : « Mais pourquoi ne faisons-nous pas ce que nous annonçons ? » C’est que le pédagogue n’est pas tombé de la dernière pluie : il a compris que c’est là la question la plus subversive qui soit, depuis Socrate et, probablement, bien avant ! Les institutions n’écrivent pas leurs projets pour les mettre en pratique, mais pour camoufler leurs pratiques. Ce qui les insupporte, c’est qu’on leur demande de faire ce qu’elles prétendent faire… quand elles ne cherchent qu’une chose : se pérenniser en organisant un équilibre des pouvoirs qui évite la moindre vague ! Faut-il, alors, baisser les bras ? Se réfugier dans la tentation de la belle souffrance et s’exiler sur la dernière île déserte ? Ce serait faire trop plaisir à ceux qui veulent « la paix à tout prix ». La paix des cimetières, s’entend. Les pédagogues sont, sans aucun doute, des êtres névrosés et narcissiques… mais leurs adversaires sont-ils, pour autant, des modèles d’équilibre psychique ? On les imagine crispés sur leurs circulaires, engoncés dans leurs préjugés, apeurés au moindre événement qui vient mettre en péril le fonctionnement « normal » de la machine. On les voit à l’œuvre, empêtrés dans des stratégies de prise de pouvoir, incapables de mesurer les enjeux proprement humains de ce qui se passe sous leurs yeux, flinguant toute personne qui ose les remettre en question. Pourtant, le monde n’est pas un western. D’une certaine manière, c’est dommage : cela rend les choses plus compliquées. Mais il faut s’y faire ! Les « hommes de l’institution » doivent faire avec « les pédagogues »… et « les pédagogues » faire avec « les hommes de l’institution ». Ce n’est pas de tolérance qu’il s’agit, mais de la survie de notre société et de ses ambitions. Ou bien nous saurons donner une place à tous les « drôle de zèbres », ces empêcheurs d’exclure en rond qui, avec tous les défauts du monde, nous montrent un avenir possible… ou bien nous nous enfoncerons dans « le meilleur des mondes » qui, comme chacun sait, est le pire. Jean-Marie blanc est vraiment un « drôle de zèbre » et le lecteur le découvrira tout au long de ces pages. Il est souvent paradoxal, parfois pénible, toujours inquiétant. Heureusement ! Nous avons besoin, plus que jamais, de professeurs d’inquiétude. De visionnaires – même insupportables – plutôt que de gestionnaires – qu’on n’a que trop supportés. Philippe Meirieu
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