De la confusion à l’espérance Voici venu le temps de toutes les confusions. Notre société rêve d’une miraculeuse restauration de l’autorité, mais, en même temps, elle fait du caprice le modèle même du comportement « libéré ». Les adultes, de plus en plus assujettis aux technologies de l’immédiateté, enjoignent désespérément leurs enfants de « réfléchir avant d’agir ». Les éducateurs, inquiets devant les réactions de jeunes surexcités, tentent de camoufler les symptômes en ignorant systématiquement les causes du phénomène. En famille, les bouffées d’autoritarisme alternent, au gré des circonstances, avec un laisser-aller résigné. À l’école, on laisse des coagulations d’élèves indifférenciés errer sans repères, pendant qu’on stigmatise la montée de l’incivilité et de la violence. Dans nos cités, on regarde se déliter les services publics et le tissu associatif, tout en dénonçant la main mise des intégrismes et des réseaux clandestins sur notre jeunesse. Sur le plan idéologique, les choses ne sont pas plus claires : les pédagogues et les cliniciens qui travaillent obstinément sur l’accès du sujet à la pensée réflexive et à la maîtrise de soi sont considérés comme de dangereux démagogues, tandis que les tenants de la pensée magique poursuivent sans sourciller leurs injonctions : « Y a qu’à les faire taire et les mettre au travail ! Y a qu’à sanctionner les fortes têtes et exclure les gêneurs ! Y a qu’à revenir aux bonnes vieilles méthodes ! »… Ceux et celles qui tentent, au quotidien, de permettre l’accès à la parole et au langage, de favoriser la découverte d’une culture exigeante et l’implication dans des projets constructifs sont tenus pour responsables de ce contre quoi ils luttent. Marginalisés, ils sont contraints à la défensive. Sans véritables moyens, ils doivent se justifier de ne pas être capables de faire des miracles là où tous les autres ont, depuis longtemps, démissionné… De l’enfant-objet à l’enfant-sujet Jacques Lévine et ses collaborateurs ne croient pas aux miracles. Mais ils croient en l’éducation. Ils n’ont jamais confondu respect de l’enfant et puérolâtrie, écoute de l’autre et abstention pédagogique, alliance et complicité. Ils affirment qu’il faut faire alliance avec l’enfant, non pour renoncer à la faire grandir en s’abîmant avec lui dans la facilité, mais, au contraire, pour l’aider à se dépasser. Ils savent que les tentations de régression menacent toujours et que « la pensée doit gagner la bataille contre le corps primaire », ce corps qui jouit d’exercer son pouvoir et d’assouvir ses pulsions jusqu’à la barbarie. Ils ont travaillé avec des enfants de toutes sortes et nous montrent que, si rien n’est simple, tout est possible. Tout est possible dès lors que l’on parie sur l’humain et que l’on cherche les moyens pour le faire advenir. Car, ne nous y trompons pas : « l’enfant philosophe », c’est « un enfant à hauteur d’humanité », un être certes non achevé, mais qui s’exhausse déjà au-dessus de l’infantile et accède à « l’humaine condition ». C’est un enfant capable de se penser lui-même et de se penser dans le monde. Un enfant capable de se vivre comme un habitant de la terre, porteur d’inévitables et nécessaires contradictions, mais avec ce pouvoir extraordinaire qu’est la pensée. Or, reconnaître et instituer l’enfant comme « être de pensée » est aujourd’hui une urgence absolue : c’est lui permettre de redevenir sujet quand tout, autour de lui, conspire à en faire un objet. Objet des désirs des adultes qui veulent combler leurs manques à travers lui. Objet des manipulations des marchands qui ne voient en lui qu’une pulsion d’achat. Objet de l’attention des médias qui ne cherchent qu’à le tenir sous hypnose. Objet des statisticiens de toutes sortes qui le réduisent systématiquement à des performances quantifiables. Objet des dépisteurs et des testeurs en tout genre qui ne s’attachent qu’à « réparer » des dysfonctionnements isolés et s’interdisent ainsi de l’accompagner vers la liberté… Contre toutes ces réifications, Jacques Lévine propose simultanément de postuler et d’instituer l’enfant comme « philosophe ». Simultanément : tout est là. Le dispositif et l’éthique Car on peut postuler l’enfant-philosophe sans, pour autant, lui permettre d’accéder à la parole, au débat avec autrui, à la décentration et à la pensée argumentée. On peut postuler l’enfant-philosophe comme on postule l’enfant-artiste, en se contentant de s’émerveiller du développement « naturel » de ses aptitudes innées, en criant au génie devant ses moindres mots comme devant ses premiers gribouillages… On verra très vite que les auteurs de ce livre ne participent pas de ce spontanéisme naïf qui confond l’enfance avec un exotisme de pacotille et finit toujours par de terribles déceptions. Pas question pour eux d’abandonner l’enfant à lui-même en se contentant de savourer ses bons mots, jusqu’au jour où on le déclarera sans intérêt parce qu’il n’amusera plus les adultes qui l’avaient pris comme hochet. Pas question, non plus, de totémiser « la pensée enfantine », censée accéder à une vérité inaccessible aux aînés, avant de manifester systématiquement sa déception devant le conformisme de celui qui grandit... Les auteurs de ce livre savent que postuler l’enfant-philosophe sans travailler concrètement à l’élaboration de dispositifs qui lui permettent de penser, de s’exhausser au-dessus du ses pulsions primaires, c’est constater, un jour ou l’autre, qu’il n’est pas à la hauteur de nos attentes et être condamné à brûler ce qu’on a adoré. Mais, symétriquement, Jacques Lévine et ses collaborateurs ne font pas du dispositif une machinerie didactique qui produirait de la pensée au terme de savantes combinaisons taxonomiques. Ils échappent à cette illusion dans laquelle s’est si souvent empêtrée la pédagogie : produire de la liberté avec de la contrainte, confondre l’intentionnalité d’une pensée qui se développe avec l’ensemble des outils qu’elle utilise et des opérations mentales qu’elle met en œuvre, concevoir la conscience sur le modèle de « l’homme machine » ou de « l’enfant computeur »… Si les auteurs ont élaboré avec soin un protocole, s’ils tiennent à expliciter leurs choix méthodologiques et à préciser les conditions concrètes de réussite de leur projet, ils n’en affirment pas moins que l’essentiel se joue « ailleurs ». Non dans l’ineffable ou le charisme de l’adulte, mais sur la scène de ce qu’il faut bien appeler une « éthique éducative ». Dans une reconnaissance qui précède la connaissance. Dans la considération due à l’enfant-personne, dans la confiance active qui lui est faite, dans l’effort pour accéder, au-delà et en deçà de tous les clichés, à la fabuleuse intelligence d’une pensée qui s’ébauche. Ce qui nous est donné à voir ici est donc, à proprement parler et au sens historique du terme, une pédagogie. Comme Pestalozzi, comme Korczak, comme Montessori, Jacques Lévine associe des outils et une éthique, des dispositifs didactiques et un projet philosophique. Il sait et montre que l’éducation est, tout à la fois, action précise sur des enfants concrets et projet pour l’humanité tout entière. Il articule avec un rare bonheur – et le mot est ici employé à dessein – le respect de la singularité de chacun et l’aspiration à l’universalité. Mieux, il montre que c’est dans le premier que se découvre la seconde et grâce à la seconde que peut s’exprimer le premier. L’intime et l’universel se répondent, s’appellent réciproquement et permettent d’ « entrer dans le monde des fondamentaux anthropologiques ». La pédagogie refuse tout préalable Comme toutes les grandes figures de la pédagogie, Jacques Lévine refuse de subordonner la reconnaissance du sujet à de quelconques préalables. S’il dénonce ce qu’il nomme si justement « l’impatience de l’égalisation », qui ignore les différences et interdit l’accompagnement personnalisé, il n’en affirme pas moins l’éducabilité philosophique de tous les enfants : tous les enfants peuvent accéder à la pensée, dialoguer avec les autres et avec eux-mêmes, mettre en délibération leurs réflexions spontanées, tenter d’articuler leurs pulsions narcissiques et le respect des règles du vivre et de l’apprendre ensemble. Tous les enfants sont appelés à l’humanité. Ainsi la maturité, et même « l’âge de raison », ne sont pas des préalables à la richesse et à l’intensité de la vie psychique : l’enfant rencontre, très tôt et avec la même force que les adultes, des questions aussi complexes et difficiles que la solitude, le bonheur, l’injustice, le pouvoir, la mort… Il éprouve, très vite, la contradiction fondatrice entre le désir d’être aimé et la peur d’être « mangé »… Il se pose, très jeune, le problème du sens de sa propre existence et de la présence des hommes dans le monde. L’enfant ne souffre pas « en plus petit » que nous quand il a du chagrin. Il n’admire pas en miniature. Il ne ressent pas la honte ou la joie comme dans une bande dessinée alors que nous autres, adultes, aurions accédé aux subtilités de la littérature. L’enfant vit pleinement. Et cette reconnaissance inconditionnelle fonde la volonté de lui permettre d’apprendre à penser. Le matériau est là : même si sa verbalisation est tâtonnante, l’enfant peut avancer, se saisir de ce qui se passe en lui, tenter de l’exprimer, s’efforcer de se comprendre et de comprendre. On voit là à quel point la pédagogie de Jacques Lévine est à mille lieues de l’affirmation du primat de l’exercice systématique et de l’entraînement mécanique sur l’activité porteuse de sens. Contre tous ceux qui renvoient toujours à plus tard la prise en compte de l’humain, il affirme la nécessité de reconnaître l’humain d’emblée. Le petit d’homme exige qu’on soit de plain-pied dans l’éducation, qu’on récuse cette hypothèse absurde d’un dressage préalable qui ne ferait naître la conscience et émerger le sujet qu’au terme d’un conditionnement systématique… terme finalement toujours reculé et, parfois même, aboli. On sait bien, en effet, que, pour certains de nos contemporains, l’enfant n’est jamais assez dressé et l’adulte jamais assez docile. Le culte des préalables aboutit alors à la négation même de l’entreprise éducative. Et, finalement, au renoncement à l’humain. Jacques Lévine, lui, ne renonce pas. Bien au contraire. Il veut l’enfant philosophe et nous donne les moyens pour qu’il le devienne. Dans ce temps de toutes les confusions, il est, pour nous, porteur d’espérance. Philippe Meirieu Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2 |