Portrait d'un pédagogue insupportable
On sait bien que le pédagogue ne prise guère la suffisance, qu'il se garde de l'arrogance comme de la peste, qu'il pratique volontiers l'humilité affectée, en rajoutant sans cesse sur ses difficultés, préférant dénigrer lui-même, d'avance, ses propres actes plutôt que de laisser les autres les critiquer. C'est d'ailleurs étrange cette tendance à l'auto-flagellation, à la justification permanente, cette insistance à s'excuser d'être là, s'excuser d'écrire (un peu), de prêcher (beaucoup), de se tromper (souvent)... en développant de longues démonstrations, en multipliant les exemples, en allant jusque dans le moindre détail de ce que personne ne lui demande. Quand ses adversaires se contentent de l'assassiner en quelques formules brillantes et bien senties, le pédagogue se contorsionne en de complexes exégèses. Quand « le philosophe », cinglant, a déjà, depuis longtemps, tourné les talons en haussant les épaules, il reste là à bredouiller ses théories, à rappeler ses expériences, à plaider une cause qui n'intéresse vraiment personne. À cet égard, Rousseau est bien l'archétype du pédagogue, peut-être plus encore dans Les Confessions et dans ses démêlées avec Voltaire que dans l' Emile . Ou, au moins, tout autant. Il reste, d'ailleurs, très largement, à comprendre ce qui, au plus intime, unit le peintre tourmenté des Confessions au brillant théoricien de l'éducation. Sans doute quelque chose comme « le refus d'en finir », de « s'en tenir là », de réduire la réalité - la complexité, comme on dit aujourd'hui - à ce que peut en saisir ou en dire une intelligence qui l'enfermerait dans « l'image ». Une sorte d'acharnement à composer avec l'histoire, à travailler dans le temps et à se coltiner le concret des choses. Tout l'inverse de cette manière de se débarrasser du réel en quelques formules ou concepts qui permettent de briller dans le monde. Rousseau, lui, n'est jamais assez près des choses ; il souffre sans cesse, dans la vie comme dans l'écriture, de « repentirs », toujours à préciser, corriger, expliquer, craignant tellement d'être mal compris qu'il en rajoute trop pour espérer jamais l'être... Et, confronté à l'enfant, il exprime ce même refus de réduction à l'abstraction, aux principes, aux décrets dont « les philosophes » se feront une spécialité : « décréter l'élève contre l'enfant » ; « décréter le citoyen contre le villageois », « décréter l'universel contre le particulier »... Rousseau ne prise pas les décrets ; il pressent que l'éducation est affaire de temporalité, de transition, de transfert, de transport... bref, de pédagogie. Rien de simple. Pas d'oppositions binaires. Un accompagnement où chacun, maître et élève, croit trouver lui-même le chemin alors qu'ils tracent ensemble une voie qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre. Pas étonnant que, dans ces conditions, le pédagogue apparaisse comme quelqu'un de compliqué et, même, de complexé, quelqu'un qui semble toujours empêtré dans ses propres affaires, irréductiblement maladroit. D'autant plus maladroit que ses hésitations et ses inquiétudes, ses regrets et ses requêtes sont assortis d'un entêtement forcené, d'une opiniâtreté un peu agressive, d'un volontarisme qui semble vouer aux gémonies tous ceux qui hésiteraient à le suivre sur sa route. Il veut éduquer. Il n'en démordra pas. Mais il sait qu'il ne suffit pas de le dire. Il faut se frotter à des situations concrètes, à des êtres qui résistent, à une temporalité qu'on doit, patiemment, apprivoiser. Il veut éduquer mais il sait que sa volonté doit composer, « faire avec » et qu'on n'en a jamais fini dans cette affaire-là ! Il veut éduquer, mais il sait que, stricto sensu , on n'y arrive jamais. Et qu'on est contraint d'inventer sans cesse des médiations médiocres. C'est un professionnel de la besogne, un spécialiste du tâtonnement, un maniaque obstiné. C'est pourquoi il est particulièrement pénible à supporter pour tous ceux qui voudraient qu'enfin, en éducation, « les choses soient ce que l'on décide, une bonne fois pour toutes et sans état d'âme ! ». Le pédagogue est, finalement, un homme peu fréquentable : obsédé par sa tâche, inquiet de ne pas y arriver, quoiqu'il sache, au fond de lui, qu'il n'y arrivera vraiment jamais. Toujours culpabilisé lui-même, il cherche à culpabiliser les autres dès que ces derniers résistent à l'enrôlement dont il se fait le chantre. Il ne faut pas faire semblant d'ignorer les défauts du pédagogue, tenter de les atténuer, chercher à les gommer, laisser entendre qu'avec un peu d'efforts, il pourrait s'en débarrasser. Au contraire, il faut revendiquer les défauts du pédagogue, les assumer comme une dimension essentielle de sa fonction de « résistance » à « l'éducation par décret ». Il faut les revendiquer parce qu'ils sont, tous comptes faits, la meilleure parade à la suffisance, à l'arrogance, à la morgue de ceux qui croient leur propre parole capable d'instituer ce qu'ils disent. Que l'homme soit contraint à la pédagogie, c'est le revers de l'incarnation et de la finitude. Ni plus. Ni moins. Que ce soit agaçant, c'est évident. Qu'on puisse s'en passer, c'est moins sûr. Ainsi, ne faut-il pas chercher à minimiser tout ce que les lettres de Pestalozzi présentées ici peuvent avoir d'irritant pour leurs lecteurs d'aujourd'hui : certitudes assénées (« L'expérience m'a montré... ») et pourtant bien contestables : Pestalozzi reviendra d'ailleurs vite sur sa conviction dans le caractère rédempteur absolu du travail productif. Quête inlassable et pénible d'une approbation improbable de ses lecteurs. Courbettes courtisanes qu'on aurait préféré plus mesurées. Exigences invraisemblables qui tranchent brutalement avec la soumission affichée. Détails financiers qui n'en finissent pas, sans doute approximatifs et relativement inutiles au regard des enjeux de l'expérience. Promesses qu'il sait ne pas pouvoir tenir vraiment. Exemples multiples dont chacun peut voir qu'ils ne prouvent rien et que leur singularité exclut toute conclusion générale. Et, pourtant, ces lettres sont infiniment précieuses : on y trouve de la pédagogie à l'état de lave en fusion en quelque sorte. Rien n'est vraiment stabilisé. L'impatience n'est soutenue par aucune vérité dogmatique définitivement arrêtée. La volonté d'éduquer est encore emplie de scories idéologiques insupportables pour nos contemporains, mais qui représentaient, à l'époque, la forme la plus hardie du postulat d'éducabilité. Un homme se lève, se bat, veut obtenir les moyens d'une action qu'il juge essentielle au regard de son « impératif catégorique » : ne pas se résigner à ce qu'on abîme des enfants, quels qu'ils soient. On sait que, là, au Neuhof, Pestalozzi ira à l'échec. Mais il laisse une trace, irremplaçable dans ce qu'il nomme « l'histoire de l'humanité la plus humble. » Irremplaçable donc, aujourd'hui plus que jamais. |