On gagne souvent à inverser les évidences. Et Frédéric Miquel en fait ici une superbe démonstration. Alors que la plupart des discours sur l’obligation scolaire et l’inclusion s’épanchent, de manière compassionnelle et souvent paternaliste, sur les laissés-pour-compte de la promesse démocratique, il s’adresse ici au peuple gitan pour lui dire à quel point ses enfants constituent un véritable atout pour l’avenir de notre École et ses interpellations une chance qu’il nous faut absolument saisir afin de penser et de construire une société plus fraternelle. Rien n’est plus fidèle, en effet, au message des Lumières que ce renversement. Il nous place d’emblée au cœur du projet républicain en ce qu’il a de plus essentiel : considérer chaque être, toujours et en même temps, sous le prisme de ses besoins et sous celui de ses ressources. Car c’est ainsi seulement que l’on peut échapper, à la fois, au paradigme déficitariste – qui ne voit les personnes qu’à travers leur écart à une norme toujours discutable – et au paradigme sélectif – qui ne les regarde que sous l’angle de leur contribution possible en oubliant les inégalités sociales dont elles sont tributaires. La République, elle, voit en chacun de ses enfants, simultanément, une personne à reconnaitre pour ce qu’elle peut apporter et un sujet à instruire pour qu’il se dépasse. Elle fait même de cette double acception la condition du « faire société » : une société où le croisement sans cesse à activer des besoins et des ressources réciproques permet de construire une véritable solidarité. Et c’est ainsi que cet ouvrage constitue une superbe contribution à la réflexion sur l’éducation aujourd’hui, mais aussi sur notre avenir et sur la société que nous voulons. En s’adressant à la Gitanie, Frédéric Miquel nous dit, en réalité, ce que devrait être notre École et répond à la question que se posent, en fait, tous les enfants : « Pourquoi faut-il aller à l’école ? » Parce qu’il prend au sérieux les résistances au projet de scolarisation du peuple gitan, il nous permet de revisiter nos intentions et de donner un contenu exigeant à des notions trop souvent galvaudées comme celle d’émancipation. Il nous montre, en effet, que cette dernière suppose un travail, toujours à remettre en chantier, pour articuler la contingence et la liberté. Impossible, en effet, de nier le poids de la contingence et des attachements communautaires : n’en déplaise à Brassens, nous sommes tous nés quelque part et de quelqu’un… nous sommes « faits » par notre entourage, son histoire et sa culture. Mais nous ne sommes pas condamnés à rester enfermés dans ce qui nous a fait. Et l’éducateur est celui qui pose inlassablement à celui qu’il éduque la question formulée jadis par Jean-Paul Sartre : « Qu’est-ce que tu vas faire, toi, avec ce qui t’a fait ? » Nous voilà bien loin des injonctions autoritaristes et des songeries normalisatrices : on ne fabrique pas un sujet. On ne peut ni l’assigner à résidence dans son passé, ni lui dicter son avenir. On ne peut que travailler à l’articulation de l’un et de l’autre, en une aventure sans recettes ni protocoles standardisés, une aventure dans laquelle ce livre nous entraîne et à laquelle il nous associe. On y trouve, en effet, tout au long des pages, une interlocution singulière qui est aussi une interpellation universelle. On y voit comment s’opère, loin des impatiences brutales, la rencontre entre une institution à l’ambition légitime et des êtres rétifs à son projet. On comprend comment se négocie, dans d’inévitables tensions, l’identité et l’altérité. On y découvre un chemin qui, quoiqu’il ait été déjà fait par beaucoup reste à faire pour et par chacun. Décidément, Jean-Luc Godard a raison de rappeler que, dans tous les domaines et pas seulement dans le cinéma, « c’est la marge qui tient la page ». C’est en comprenant le rapport difficile de la Gitanie et de l’École que nous comprenons ce qu’est et ce que doit être notre École. Et, en refermant, ces pages, je gage que le lecteur, comme moi, se dira : « Nous sommes tous un peu Gitans. » Philippe Meirieu
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