L'enjeu des TPE

Ceux qui, comme moi, ont cru qu'il était possible de quitter, un moment, la posture confortable de "l'universitaire critique" pour tenter de formuler quelques propositions et de faire avancer l'École, sont souvent sujets au découragement, quand ce n'est pas à l'amertume. C'est que l'alliance du chercheur et du politique est bien l'alliance de la carpe et du lapin : le chercheur travaille dans un domaine où la légitimité d'une proposition tient essentiellement à sa capacité d'incarner des finalités, à sa cohérence intellectuelle, à sa fécondité heuristique. Le politique, lui, cherche légitimement le profit qu'il pourra tirer d'une proposition dans un contexte donné, l'impact maximal au moindre coût, l'appui des militants et instances de son parti et la satisfaction des citoyens-électeurs. Par ailleurs, le politique - qui est, évidemment, le seul décideur légitime -, s'il a besoin de l'expert pour nourrir sa réflexion et s'assurer de la pertinence d'une proposition, ne peut jamais reprendre textuellement les conclusions de l'expert, ni, a fortiori, les imposer. Tout au contraire, il a besoin de leur imprimer sa marque propre, voire de faire complètement oublier leur origine et de s'en attribuer la paternité. Il a besoin de les renégocier et de faire apparaître comme le résultat miraculeux d'un accord entre toutes les parties, obtenu grâce à son génie propre, ce qui avait été élaboré antérieurement. C'est un secret de Polichinelle tous les auteurs des rapports officiels, ou presque, sont convenus à l'avance, avec leur commanditaire, de la hauteur où ils placeraient la barre : toujours assez haut pour que les politiques puissent s'attribuer, in fine, le rôle du « bon », conciliant et compréhensif, contre le « méchant », l'expert excessif, dogmatique et buté. Au total, l'expert est toujours floué... et c'est sans doute une très bonne chose ! Rien ne serait pire que la dictature des experts, imposant, au nom de leur prétendue compétence, leur « vérité » aux citoyens.

La première expérience de ce type que je fis concernait les   « modules » au lycée dans ce que l'on nomma la « Réforme Jospin » : le Conseil national des programmes, auquel je participais alors, avait bien pris la peine de distinguer les modules du soutien et du suivi individualisé. Les modules devaient être librement choisis par les élèves sur une liste de propositions culturelles complétant leur formation principale : ainsi, un élève de première littéraire pouvait-il choisir, dans l'année, un module d'astronomie et un module sur les contes africains. Les enseignants devaient pouvoir s'investir, en fonction de leurs intérêts personnels, dans des enseignements nouveaux susceptibles de les mobiliser. On sait ce qu'il en sortit : des modules « fourre-tout », qui se résumèrent même, dans certains cas, à des dédoublements pour faire des exercices ou finir le cours... Le père de famille que je suis a, à cet égard, un souvenir douloureux: après avoir passé beaucoup de temps à définir le programme des modules et à convaincre beaucoup de monde de l'intérêt de la formule, il dut, l'année suivante, affronter, tous les jeudis à midi, la fureur de sa fille lui disant : « J'en ai marre... On a encore module cet après-midi. On va s'ennuyer pendant une heure et demie ! Quel temps perdu ! Mais, au moins, ça fait des cours que les profs n'ont pas à préparer on fait les exos du bouquin ! » J'ai renouvelé la même expérience sur les IUFM et, évidemment, sur la réforme des lycées.

Pourtant, concernant précisément les travaux personnels encadrés (TPE), je ne suis pas pessimiste : certes, la formule que nous avions proposée était plus ambitieuse. Mais, précisément, peut-être n'était-elle pas très réaliste ? Comme le montre, dans cet ouvrage, Raoul Pantanella, on ne peut sans doute pas imposer une réforme contre ceux qui doivent la mettre en oeuvre et il est trop facile de stigmatiser systématiquement leur opposition comme « conservatrice » ou « corporatiste ». S'agissant des TPE et de l'interdisciplinarité, on touche, en effet, à la question du « noyau identitaire » de l'enseignant de lycée. Comme on le disait jadis (et comme c'est toujours partiellement vrai !), on devient instituteur par amour des enfants et professeur d'histoire par amour de l'histoire. La discipline reste, dans le modèle secondaire, le système de légitimation des enseignants et leur imposer des tâches qui leur paraissent contradictoires ou en décalage avec ce système produit inévitablement un ébranlement. Il n'y a là rien que de très normal.

Le paradoxe, c'est que les enseignants sont eux-mêmes souvent clivés sur la question : en effet, ils comprennent assez bien, au plan théorique, l'intérêt de ces tâches nouvelles. Comme ce sont, pour l'immense majorité, des gens de gauche, ils voient bien que la démocratisation de l'accès aux savoirs passe par le « débordement » du cours magistral; ils savent que l'École doit compenser le manque de suivi de certaines familles, le déficit culturel d'autres, l'absence de bibliothèque et d'interlocuteur pour aider à relire le devoir ici ou là. Ils savent que l'élaboration d'un dossier interdisciplinaire constitue, pour beaucoup d'élèves, une occasion qu'ils ne peuvent trouver qu'à l'École; moment privilégié pour confronter des savoirs, les articuler, planifier une tâche sur un temps long, collaborer efficacement à une production intellectuelle avec d'autres, apprendre à consulter et à utiliser intelligemment une documentation. Ils le savent... mais cela entre parfois en contradiction avec le contrat implicite qu'ils pensent avoir signé avec l'institution scolaire : enseigner une discipline, faire des cours pour faire partager leur passion... un point, c'est tout.

Comment avancer dans ces conditions? Comment sortir de la contradiction ? On a vu que les forceps n'étaient guère efficaces et se retournaient parfois contre ceux qui les utilisaient. Raoul Pantanella apporte ici une réponse fondamentale : on ne peut introduire des pratiques nouvelles, éminemment nécessaires, qu'en montrant qu'elles ne contribuent pas à compliquer un métier déjà bien difficile, mais plutôt à le simplifier. C'est le cas des TPE. Ils ne sont pas un gadget supplémentaire, consommateur inutile de temps et d'énergie, pensé par quelques pédagogues désireux de culpabiliser et persécuter les enseignants. Ils sont une occasion formidable de redécouvrir ensemble, entre enseignants, mais aussi entre enseignants et élèves, le plaisir de travailler ensemble au lycée. Ils sont un remède possible à l'ennui, au cloisonnement, à la « pédagogie bancaire » qui transforme le lycée en supermarché des utilités scolaires arpenté par des élèves qui calculent en permanence le meilleur rapport qualité-prix. Ils sont un moyen de « donner du sens » aux savoirs, comme on dit aujourd'hui. Et avec la conviction que le sens, une fois qu'il a été entrevu, à l'occasion d'une activité scolaire déterminée, peut être aussi aperçu ailleurs, dans l'ensemble des autres activités.

Car, ne nous y trompons pas : ce qui fatigue les enseignants et les élèves au-delà de toute mesure, c'est le sentiment d'être assignés à un travail répétitif, d'être enfermés dans un carcan où rien d'essentiel ne peut passer, où aucun investissement personnel original ne peut être reconnu. Les TPE, modestement, peuvent constituer un remède à cela. Ils n'ont rien de révolutionnaire et Raoul Pantanella a raison de montrer qu'ils s'inscrivent dans toute une tradition pédagogique souvent oubliée. Ils ne constituent pas une aventure à haut risque : les autres formes, plus traditionnelles, du travail scolaire continuent à exister à côté d'eux. Ils ne bouleversent pas totalement les structures du lycée et son découpage disciplinaire. Mais ils ouvrent une fenêtre qui peut faire entrer un peu de lumière. Alors, comme le répète l'auteur de cet ouvrage, pourquoi ne pas « parier » sur eux ? Comme on doit parier sur chaque élève... c'est-à-dire en espérant une réussite que l'on contribue ainsi à faire advenir.

Reste une question qui préoccupe légitimement les enseignants : les TPE ne vont-ils pas accroître les inégalités en renvoyant aux familles tout ou partie de la responsabilité de la recherche documentaire ? Vraie question. Surtout dans l'état actuel d'équipement documentaire et informatique des établissements.

Surtout dans des lycées où, malheureusement, le CDI n'est parfois ouvert que quand les élèves ne peuvent pas y aller. Il faudra, bien évidemment, se battre pour que les TPE puissent s'effectuer dans l'établissement, que les équipements soient suffisants et que les enseignants disposent des moyens horaires nécessaires pour aider tous les élèves. Mais, d'ores et déjà, des choses sont possibles en utilisant, en particulier, tout le potentiel documentaire des bassins de formation et de l'environnement culturel, associatif et économique des lycées. Bien sûr, il ne s'agit pas, pour l'École, de se défausser sur des partenaires extérieurs, au demeurant moins compétents qu'elle dans la formation des élèves. Mais, au contraire, de prendre toute sa place dans la cité, comme lieu où se travaillent et s'articulent des savoirs, des documents et des informations qui peuvent venir d'ailleurs.

Qu'on me permette, enfin, de faire part, quand même, d'une inquiétude : la timidité concernant l'évaluation des TPE est préoccupante. La simple « mention dans le livret scolaire » peut contribuer à les dévaloriser aux yeux des élèves, des parents et des enseignants. On sait l'immense tentation qui leur est commune de n'attacher de l'importance qu'à ce qui est évalué et de ne pas prendre au sérieux le reste. C'est dommage, mais le fait est là. Les modalités d'une formation sont toujours pilotées par les modalités de son évaluation : nos collègues d'éducation physique l'ont bien compris, eux qui ont réussi à rénover complètement leurs pratiques en jouant d'abord sur les modalités d'évaluation des différentes épreuves proposées aux élèves. C'est pourquoi, je ne crains pas les dangers que ferait courir au baccalauréat et à son « sérieux », la prise en compte de l'évaluation de travaux comme les TPE. On peut, d'ailleurs, imaginer des systèmes qui permettent de les faire évaluer par d'autres enseignants que ceux qui ont dirigé le travail, ou par un groupe mixte. L'Université, en général peu suspecte pour son laxisme dans ses évaluations, a proposé mille manières de prendre en compte, dans les examens finals, les dossiers, mémoires et travaux documentaires. Il n'est que temps de se dégager de la tyrannie du « papier-crayon », en quatre heures, individuel et « sur table ». Car c'est là le triomphe de la performance contre la compétence, du résultat contre la progression, de l'objet contre le sujet, de l'individu contre le collectif, du quantitatif contre le qualitatif, du « devoir-marchandise » contre le « devoir-projet ». Bref, c'est le triomphe du libéralisme scolaire. Puissent les TPE nous aider à lutter contre ce fléau-là. Ce ne serait pas un de leurs moindres et paradoxaux mérites.