Le géographe et le pédagogue
Décidément, la géographie ne sert pas qu’à faire la guerre. Elle permet aussi de comprendre ce qui se joue dans l’organisation des espaces où nous vivons et comment ceux-ci conditionnent nos comportements et déterminent nos manières de penser. Plus encore : la carte, en ce qu’elle nous donne à voir symboliquement la multitude de frontières qui traversent nos territoires, nous livre les modèles implicites de nos sociétés. Pour peu qu’on la regarde de près, on y distingue la multitude des surfaces privées et publiques, des propriétés impénétrables et des passages obligés ; on y voit l’entrelacs des routes et des chemins qui séparent et unissent à la fois ; on y repère les barrières infranchissables et les sentiers oubliés où se faufiler clandestinement. En réalité, sans la carte nous ne pouvons pas savoir où nous sommes ; nous restons prisonniers de notre environnement immédiat, condamnés à errer au juger ou à suivre le premier troupeau qui passe. Sans la carte, nous sommes aveugles. Avec elle nous voyons : cette crête devient la promesse d’un plateau, cette lisière cache un ruisseau où se désaltérer ; ce croisement m’offre un raccourci et cette bifurcation me permet d’anticiper ma destination et de choisir ma direction. La carte, finalement, c’est la liberté.
C’est pourquoi le présent ouvrage de Pascal Clerc est infiniment précieux. Il nous propose, en effet, de cartographier nos établissements scolaires et de les explorer systématiquement du point de vue de celles et ceux qui les arpentent au quotidien. Il nous parle portail, grilles et murs, cours, couloirs et fenêtres. Il interroge l’architecture de nos écoles, collèges et lycées et se demande ce qu’elle interdit et ce qu’elle autorise, comment elle sépare et regroupe, ce qu’elle dit des comportements attendus et de la conception de l’apprentissage qu’elle suppose et promeut. Car les pierres parlent et les agencements spatiaux trient et classent les individus à leur insu. Les cloisons et les placards, l’ordonnancement des salles et du mobilier, les panneaux indicateurs et la décoration, les casiers et l’affichage, tout cela envoie aux élèves une multitude de messages, souvent plus déterminants que les injonctions du règlement intérieur. On peut lire ici une vision de la scolarité idéale et un modèle de l’élève parfait, une conception de la société scolaire et du sujet apprenant, un modèle de la pédagogie qui s’impose subrepticement et un paradigme politique qui n’ose pas dire son nom.
C’est ainsi qu’à travers un livre qui conjoint harmonieusement témoignages personnels et travaux de recherche, Pascal Clerc nous conduit, très concrètement, au cœur de problématiques pédagogiques et politiques de toute première importance. Il nous interroge, en particulier, sur « l’idéal d’élève » auquel notre institution ne cesse de rêver ainsi que sur la nature de « la clôture scolaire » qu’elle met en place.
Qui accueillons-nous, en effet, dans nos écoles ? Des enfants et des adolescents concrets, avec des histoires singulières et des personnalités hétérogènes à qui l’on propose, non pas de renier leur identité, mais de partager les mêmes savoirs en dépit de leurs différences… ou bien des êtres à qui l’on demande de se dépouiller, en passant le seuil de l’établissement, de tout ce qui les a construits et les constitue pour se rendre disponibles, en réceptacles identiques et indifférents, aux savoirs qui s’exposent ? Et que signifie, pour nous, leur transmettre les contenus des programmes ? Ignorer ce qu’ils sont, croient et pensent pour leur imposer au forceps des connaissances standardisées… ou travailler leurs représentations comme le potier travaille la terre pour leur permettre de reconsidérer ce qu’ils croient savoir au regard des expériences et des découvertes que nous leur permettons ? Et quel est la finalité que nous donnons à notre enseignement ? La conformité à des standards académiques acquis à force de docilité… ou la capacité à « penser par soi-même » et à considérer toutes les informations qu’ils reçoivent avec un regard critique et exigeant ? Ainsi posées, ces questions peuvent apparaître caricaturales et renvoyer à une vision manichéenne de l’éducation. Peut-être faut-il nuancer les choses et reconnaître la part nécessaire de dressage dans tout projet émancipateur comme l’impératif d’une ouverture critique dans toute tentative de normalisation ? Mais c’est justement la capacité à poser ces questions qui nous introduit dans l’intelligence de la chose pédagogique. Et en cela, les analyses de Pascal Clerc sont absolument essentielles.
Elles le sont tout autant sur l’épineux problème de la spécificité de l’espace scolaire qui traverse, en un fil rouge particulièrement suggestif, l’ensemble du livre. Là encore, la question n’est pas simple et à ceux qui affirment que « l’école, c’est la vie », il est facile de répondre que, si c’était le cas, on n’aurait pas besoin d’école. D’autant plus que « la vie » est, tout à la fois, injuste et aléatoire : dans la vie, tout le monde ne rencontre pas les mêmes situations et n’a pas accès aux mêmes savoirs ; dans la vie, les problèmes n’apparaissent pas par ordre de complexité croissante ; et, dans la vie, on cherche souvent à s’en sortir sans apprendre… à l’économie ou en faisant appel à celui qui sait déjà. Il faut donc bien des écoles et il faut qu’elles obéissent à des règles spécifiques, mais sans, pour autant, constituer des espaces complètement coupés du monde auquel elles sont censées préparer. Or, voilà que ce monde est vécu aujourd’hui comme une menace et qu’il faut se protéger coûte que coûte contre toute forme d’intrusion : d’où la méfiance à l’égard de l’environnement, le développement de seuils et de sas où il faut montrer patte blanche, la multiplication des dispositifs de contrôle et la surenchère sécuritaire pour tenter d’« enseigner en vase clos ». Mais la clôture risque alors d’artificialiser complètement les savoirs enseignés et d’en faire de simples utilités scolaires mobilisables, tout au plus, pour réussir les évaluations institutionnelles, et totalement inopérantes dès qu’on est sorti de l’école. En voulant protéger l’école du « bruit et de la fureur » du monde, on finit par priver le monde des enseignements de l’école.
Rien n’est simple là non plus. Il faut en effet que l’école reste un espace hors-menace où chacun et chacune peut prendre le risque de s’engager dans des aventures intellectuelles nouvelles sans, pour autant, se mettre en danger, ni psychiquement, ni physiquement. Mais il faut aussi que, de l’école, on puisse partir à la découverte du monde, explorer la nature et découvrir les institutions des adultes. Et il faut, enfin, que les élèves reviennent à l’école, qu’ils puissent y faire état de ce qu’ils ont découvert, le formaliser pour se l’approprier et enrichir ainsi, tout à la fois, leurs connaissances et leurs pratiques. Tant il est vrai que les concepts sans expériences ne sont que coquilles vides mais que l’expérience sans les concepts n’est que vaine empirie. La véritable éducation est donc affaire d’aller-retour et le géographe fait ici opportunément voler en éclats l’opposition absurde entre « école ouverte » et « école sanctuaire». Il nous délivre des caricatures qui saturent le débat public.
Le géographe s’est donc fait pédagogue. C’est normal : l’un et l’autre sont des arpenteurs. Le pédagogue parce que c’était lui qui, dans la Grèce antique amenait l’enfant chez le précepteur et, sur le chemin qui l’y conduisait, l’interrogeait sur le sens de ses apprentissages. Le géographe parce qu’à travers son observation des spatialités, il débusque les enjeux de nos déplacements, nous alerte sur les voies sans issue et repère, comme ici, les passages possibles pour une éducation vraiment émancipatrice. Entreprise d’autant plus salutaire quand, comme c’est le cas avec le texte de Pascal Clerc, il offre à ses lecteurs le bonheur de la lecture et le plaisir de la pensée.
Philippe Meirieu
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