« Au plus près du plus juste»
Il faut souvent résister à la tentation d’en rajouter. Le livre que vous venez de lire se suffit, en effet, très largement à lui-même. Il articule, de manière particulièrement efficace, les apports théoriques avec les propositions concrètes, les ressources documentaires avec les outils pédagogiques, et cela en une recherche obstinée de cohérence infiniment précieuse en ces temps étranges où le dire exonère si souvent du faire et où les intentions générales et généreuses cohabitent avec des pratiques que l’on se contente de reproduire au moindre coût. Or, rien n’est plus subversif que cet effort de dire ce que l’on fait et de faire ce que l’on dit. De parcourir, sans cesse et dans les deux sens, la chaîne qui va des finalités aux modalités, avec obstination et humilité à la fois. Avec obstination, car nos finalités ne peuvent s’incarner qu’à travers une inventivité sans cesse renouvelée et parce que nos modalités doivent toujours être revisitées pour éviter qu’elles ne s’enkystent en des routines vides de sens. Avec humilité, car rien ne garantit jamais que nos actes seront un jour définitivement conformes à nos intentions et parce que la cohérence n’est jamais suffisamment instituée pour nous exonérer de l’inquiétude qui habite toute activité proprement humaine. C’est pourquoi je suis convaincu que ce qui se transmet essentiellement dans cet ouvrage, ce ne sont ni les principes qu’il pose ni les propositions qu’il fait, mais bien la démarche pour lier les uns et les autres en un geste pédagogique fondateur. Un geste pédagogique capable de faire émerger de la pensée en acte. Un geste pédagogique qui rend possible, tout à la fois, le processus d’individuation et le processus de socialisation, la formation du sujet et celle du citoyen, l’apprentissage du métier d’élève et l’entrée dans l’« l’humaine condition ». Et, si j’avais à décrire ce geste pédagogique sous son angle le plus vif, en ce qu’il a de plus fort à mes yeux, nouant la finalité même de toute éducation – instituer l’humain dans chacune et dans chacun – avec ce qui est au cœur de tout acte éducatif – en son exigence première et quotidienne –, je n’hésiterai pas à dire que cela tient en une formule à la fois immensément simple et terriblement difficile à mettre en œuvre : « instituer des dispositifs qui permettent à tous de parler et de penser au plus près du plus juste ». « Instituer » : faire tenir debout. Des « dispositifs » : des situations ritualisées où les contraintes favorisent l’émergence de la liberté. Qui permettent à tous « de parler et de penser » : parce que parler et penser sont deux activités inséparables dans la formation de la personne, les deux faces de la construction de « l’intelligence » du monde. « Au plus près du plus juste » : parce que l’exigence de précision, de rigueur et de vérité permet, quand elle est intériorisée, d’échapper aux pulsions du corps primaire comme aux préjugés du corps social, à l’immédiateté de l’infantile comme à la séduction des dogmatismes. Parce qu’elle exhausse le « petit d’hommes » en « petit homme ». « Au plus près du plus juste » : au sens le plus artisanal de cette expression. Celui du maçon qui joint les pierres sèches. Celui de l’ébéniste qui confectionne tenon et mortaise. Celui de l’orfèvre qui polit la pierre comme celui du sculpteur dont la précision du burin décide de notre émotion à la vue de son œuvre. « Au plus près du plus juste » : au sens où l’art, la science et la philosophie en font leur principe commun. À l’image du poète dont chaque mot prend, après de multiples tâtonnements, la force de l’évidence. À l’image du danseur qui abolit dans la simplicité du mouvement tout le labeur de sa préparation. À l’image du savant qui chasse obstinément toute approximation, distingue et spécifie chaque élément pour mieux comprendre les liens qui l’unissent aux autres. À l’image de Socrate qui traque toutes les facilités de formulation, bouscule les lieux communs, dissèque au scalpel le moindre malentendu : « Mais qu’entends-tu par là ? », « Peux-tu préciser ce que tu dis ? », « Définir le mot que tu emploies ? », « Et le distinguer de cet autre mot ? », « Comment démontrer cela ? », « N’es-tu pas en contradiction avec toi-même ? », « Ne prends-tu pas l’exemple pour la preuve ? », « Pourrais-tu formuler les choses autrement ? », « Et quelle objection pourrait-on faire à ta formulation ? », etc. Le pinaillage se fait alors vertu. Le langage cesse de s’abolir dans le slogan ou de se diluer dans le bavardage. Il est habité par le doute et tendu par l’exigence. Il est en travail sur lui-même, patiemment. Porté par le désir d’aller plus loin, obstinément. De s’enrichir pour se préciser, méthodiquement. D’être plus précis pour pouvoir être plus clair, plus ferme, sereinement et modestement. « Au plus près du plus juste », même, et surtout, si cela impose de renoncer à la satisfaction facile d’avoir l’explication de tout et la solution immédiate. Même s’il faut parvenir à trouver du plaisir dans la recherche laborieuse d’une vérité inaccessible plutôt que dans une certitude qui se veut définitive. « Pourquoi et comment philosopher avec des enfants ? » Ce livre associe une ambition qui pourra paraître fabuleuse et des dispositifs qui sembleront parfois minuscules. Mais c’est le lot du pédagogue. Il trace ainsi une perspective possible articulant une finalité plus que jamais nécessaire et des modalités toujours à réinterroger. Entre l’avenir du monde et moindre geste. Il montre comment en s’efforçant d’être, avec nos enfants, au plus près du plus juste, on invente une pédagogie pour notre temps. Philippe Meirieu
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