Une leçon d’humanité…
Voilà un ouvrage comme on aimerait en lire plus souvent, tant il est exemplaire. Exemplaire dans sa démarche et exemplaire dans son propos.
Pierre Delion traite en effet ici d’une question que certains trouveront peut-être très technique : quelle hiérarchie établir au sein d’une équipe de soignants en psychiatrie, composée de professionnels aux statuts très différents, afin que le patient puisse être accompagné au mieux dans son processus de guérison, en profitant de toutes les ressources offertes par la diversité des personnes ? Mais, loin de s’engluer dans des lieux communs managériaux – « faire confiance au groupe, valoriser les personnes, permettre à toutes et tous de s'épanouir, etc. » – ou de nous proposer des grilles d’analyse permettant de classer les différentes situations rencontrées – des « grilles » fort bien nommées tant elles contribuent à enfermer les sujets dans des cases –, il traque les enjeux, cherche ce qui est réellement « en jeu » au quotidien pour les patients… et identifie précisément ce qui « se joue » au sein des collectifs qui les prennent en charge. Il échappe de la sorte, tout autant, à la simple description de phénomènes pittoresques qu’à la surchauffe théorique du Monsieur Teste de Paul Valéry qui supplie « d’ôter toute chose pour qu’on y voit ». Et c’est ainsi qu’en tressant méthodiquement ses expériences et ses connaissances, il renouvelle notre regard et aiguise notre attention sur des phénomènes que nous pouvions, jusque-là, juger insignifiants ou inéluctables. A partir d’exemples précis et d’histoires vécues, il construit un modèle d’intelligibilité qui, tout à la fois, nous permet de comprendre ce qui se passe sous nos yeux et nous rend du pouvoir d’agir. En parcourant sans cesse, et dans les deux sens, la chaîne qui va des finalités aux modalités, il témoigne de cette quête de cohérence – sans doute jamais achevée – qui nous permet d’échapper parfois à la co-errance…
A cette démarche exemplaire correspond un propos exemplaire. A l’instar de W.-R. Bion, Pierre Delion montre, en effet, que tout groupe professionnel – ici un groupe de soignants « psychistes » – existe sous un double statut et fonctionne avec une double hiérarchie : une hiérarchie statutaire et une hiérarchie subjectale. La première renvoie à une organisation des rôles respectifs structurée sur des compétences attestées à l’issue d’une formation et garanties par l’institution ; la seconde est constituée par la diversité des ressources des personnes, à partir de leurs expériences singulières et en fonction de ce qu’elles peuvent représenter pour tel ou tel patient. Pas question, bien sûr, de nier l’importance de la première pour promouvoir exclusivement la seconde : on prendrait là le risque grave de débordements pulsionnels que ne régulerait aucune compétence clinique reconnue. Mais pourquoi ignorer la richesse de la seconde et se priver de l’aide de telle ou telle personne qui, sans nécessairement mettre en œuvre une approche délibérément thérapeutique, peut avoir néanmoins de précieux effets thérapeutiques ? Toute la question est alors d’articuler correctement ces deux hiérarchies dans une « logique complémentariste » afin de créer ce que François Tosquelles a nommé une « constellation transférentielle ». Cette articulation relève, à la fois, d’une organisation du travail inspirée de la thérapie et de la pédagogie institutionnelle – des rencontres instituées régulières – et de ce qu’on pourrait nommer « une éthique de la rencontre » par laquelle chacun et chacune se rend disponible à l’écoute de l’autre et s’impose de ne pas le réduire à sa seule « fonction ». Et c’est ainsi que pourront cohabiter et se compléter des « autorités statutaires » et des « autorités subjectales ».
En réalité, derrière ces descriptions et propositions, Pierre Delion nous offre une réflexion particulièrement riche et stimulante sur la distinction, classique mais jamais totalement élucidée, entre l’autorité et le pouvoir. Au risque de durcir le trait, il me semble , en effet, qu’il nous met ici en garde contre la tentation du glissement – souvent insensible mais néanmoins particulièrement dangereux – de l’exercice de l’autorité vers l’affirmation du pouvoir. Pour reprendre une expression chère à Fernand Oury, l’autorité s’exerce en effet toujours « en tant que », au regard d’une responsabilité dans un collectif ou bien au nom d’une compétence ou d’une ressource reconnue comme une richesse par ce collectif. Autant dire qu’il n’existe pas d’« autorité en soi », que nul n’est légitime à imposer son pouvoir au nom de son hypothétique « nature » ou même d’un éventuel titre conféré par une institution. Il n’est d’autorité qu’en référence à un projet assumé collectivement et, comme le dit si justement Claude Lefort, « dans toute institution démocratique le lieu du pouvoir est vide ». Nul n’est destiné à l’occuper. A moins de vouloir assujettir les personnes, alors réduites à des segments interchangeables, à sa toute-puissance. A moins de basculer dans la jungle des rapports de force et de prendre le risque de la tyrannie.
Pourtant – et c’est un des points forts de ce livre que de ne pas l’ignorer –, même dans les groupes qui promeuvent l’autogestion et se veulent scrupuleusement démocratiques, « il y a du pouvoir ». Le nier, c’est s’aveugler. Croire qu’on parviendra à s’en débarrasser en multipliant les dispositifs institutionnels, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté. On ne suspend pas par décret le jeu des affects et le bal des egos. On n’éradique jamais complètement les renversements volontairement ou inconsciemment pervers qui transforment la modestie en emprise, l’effacement en domination sournoise, la démission en prise de contrôle. L’humain est au prix de ces « imperfections ». Et la transparence totale dans ce domaine est un vœu qui n’est même pas pieux. Elle n’imposerait rien de moins, en effet, que l’abolition de ce qui fait de nous des êtres singuliers à la psyché irréductiblement opaque à nous-mêmes comme à autrui.
Pierre Delion soit tout cela. Il le sait comme clinicien ; il le sait comme militant. Il le sait comme théoricien ; il le sait comme homme d’action. Selon le conseil que donnait Pestalozzi à la fin d’une vie marquée par un combat éducatif sans faille, il « ne rêve point d’une œuvre accomplie ». Car on ne fabrique pas le monde selon ses désirs, fussent-ils les plus purs et les plus beaux. On « fait avec ». Avec une culture et des institutions qui nous précèdent. Avec des êtres qu’on ne choisit ni ne contrôle. Avec des situations toujours largement imprévisibles. Mais Pierre Delion ne renie rien, pour autant, des valeurs fondatrices de ses engagements professionnels et citoyens : il reste profondément attaché à la question toujours vive de la légitimité des actes que l’on pose. Question qui récuse tous les « ça va de soi » et refuse toutes les soumissions à la violence des hiérarchies institutionnelles ou subjectales. Question qui « ouvre » au possible quand les fatalismes de toutes sortes assignent les sujets à l’impossible. Et c’est bien cette question qui est à l’œuvre dans ce livre. Non pour imposer une vision dogmatique des soins ou de la société, mais pour éviter que les premiers comme la seconde ne s’enkystent dans un fonctionnement d’où l’humain, dans son interrogation éthique essentielle serait évacué.
Avec Pierre Delion, il nous faut donc remettre sans cesse en chantier le questionnement profondément subversif – Socrate en a fait la rude expérience – qui interroge la légitimité de l’autorité derrière l’exercice du pouvoir et, symétriquement, autorise l’exercice de l’autorité à celles et ceux que l’on a privé du pouvoir. Affaire de hiérarchie… comme il le montre bien dans ces pages. Affaire d’humanité… comme il en témoigne dans toute son œuvre et comme cela apparaît ici. Magistralement.
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