Le Plan de travail : un véritable levier pour une pédagogie de l’exigence On ne saurait trop le rappeler, et cet ouvrage le fait à plusieurs reprises : le plan de travail ne peut nullement constituer, en lui-même, une pédagogie. Et sa présence dans une classe ne saurait pas non plus, à elle seule, constituer la garantie que la pédagogie qui y est pratiquée est, tout à la fois, différenciée et émancipatrice, attentive à la singularité de chaque élève et formatrice à la solidarité nécessaire pour que nos enfants puissent faire face aux défis immenses qui les attendent. Le plan de travail est une « technique », pour reprendre l’expression utilisée par Célestin Freinet qui, si elle ne s’inscrit pas dans une praxis plus globale, risque bien de devenir une petite mécanique stérile régie par un jeu d’attentes et de calculs stratégiques de la part du maître comme des élèves, utilisant largement l’improvisation et la divination, dérivant vite vers une activité occupationnelle sans véritables enjeux d’apprentissage. En revanche, dès lors qu’il s’inscrit dans un écosystème pédagogique qui, tout à la fois, s’engrène sur les dynamiques des élèves et leur propose des objectifs ambitieux, quand il s’articule avec des moments collectifs et des temps de coopération, au sein d’une classe qui fonctionne sur le principe d’une « économie de la contribution », le plan de travail devient un élément infiniment précieux, porteur d’une multitude de possibilités et ouvrant à une véritable « pédagogie de l’exigence ». C’est ainsi que, comme le montre remarquablement cet ouvrage, le plan de travail permet, tout à la fois, l’attention à la spécificité de chacun – dans ses motivations, ses besoins scolaires et ses stratégies d’apprentissage – et la construction du commun – à travers l’accès à des savoirs qui réunissent et à la mutualisation des connaissances acquises par chacun. Construit à partir d’une même matrice, au sein d’une progression rigoureuse, il permet à l’élève de programmer graduellement lui-même des activités adaptées à sa progression et des engagements pour la vie collective de la classe dont il est partie prenante. Élaboré avec un enseignant, ou une enseignante, attentifs à étayer mais aussi à désétayer l’effort personnel de l’élève à chaque étape de son développement, il lui permet d’accéder progressivement à un degré toujours plus grand d’une véritable autonomie, dégagée de l’individualisme du « chacun pour soi » et qui ne se réduit pas à la débrouillardise traditionnelle du « moins de travail possible pour la meilleure note possible ». Mais, ce qui est le plus frappant dans les propositions et les exemples qui sont présentés ici, c’est qu’ils incarnent, de manière remarquable, une véritable « pédagogie de l’exigence »… Certes l’exigence, dans l’institution scolaire, est revendiquée par tout le monde, et, comme le « bon sens » de Descartes, « chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont ». Chacun et chacune se dit évidemment « exigeant » avec ses élèves et ceux qui campent sur les formes scolaires traditionnelles de la transmission et de l’évaluation – l’auditorium-scriptorium et la notation – se veulent même les représentants attitrés, et quasi monopolistiques, de cette exigence ! Mais ils ignorent, ou font mine d’ignorer, que la véritable exigence n’est pas celle qui s’exerce de l’extérieur sur un sujet, mais bien celle que le sujet a intériorisée, qu’il a fait sienne et qu’il met en œuvre, de manière toujours plus approfondie et pour se dépasser sans cesse. Quand c’est le professeur qui est l’exigence, il suffit que le professeur s’éloigne ou relâche sa pression pour que l’exigence disparaisse. Quand le professeur a mis en place des dispositifs grâce auxquels chaque élève a acquis la capacité à se repérer dans une progression, à identifier l’écart entre ce qu’il a fait et ce qui lui était demandé, à s’interroger sur ses marges de progrès possibles, alors, vraiment, c’est que l’exigence est devenue son affaire. De même, quand, par la pratique de l’échange et de la confrontation, par la rotation des rôles dans des groupes de travail, par la mise au point coopérative d’un texte ou d’un projet, l’élève a été formé à la pratique de la décentration, alors il devient ce sujet réflexif qui, progressivement, peut se regarder avec les yeux de l’autre, s’interroger de manière exigeante sur ses propres productions et devenir en quelque sorte son propre « ami critique permanent ». Jean Piaget ne dit rien d’autre quand il affirme : « Que chacun, sans sortir de son point de vue, et sans chercher à supprimer les croyances et sentiments qui font de lui un homme en chair et en os, attaché à une portion bien délimitée et bien vivante de l'univers, apprenne à se situer parmi l'ensemble des autres hommes. Que chacun tienne ainsi à sa perspective propre, comme à la seule qu'il connaisse de l'intérieur, mais comprenne l'existence des autres perspectives ; que chacun comprenne surtout que la vérité, en toutes choses, ne se rencontre jamais toute faite, mais s'élabore péniblement, grâce à la coordination même de ces perspectives. » Le plan de travail n’est pas une pédagogie. Mais il est un élément essentiel dans une pédagogie où l’émancipation et la coopération se conjuguent au quotidien. Une pédagogie de l’exigence où, comme le disait Albert Jacquard, « on ne cherche pas à devenir meilleur que les autres, mais meilleur que soi-même ». Une pédagogie où l’apport de chacun est indispensable à la réussite de tous et où la réussite de tous permet le progrès de chacun.
Philippe Meirieu
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