Leçons de pédagogie

 

On se souvient sans doute que Jacques Brel, il n'y a pas si longtemps, évoquait l'extraordinaire capacité des dames patronnesses, dans leur générosité calculée, de " faire du neuf avec du vieux " . Dans son progressisme tout aussi calculé, l'institution scolaire nous montre, depuis longtemps déjà, sa tout aussi extraordinaire capacité de " faire du vieux avec du neuf ". Qu'on observe, en effet, d'un peu près cette école dont on nous dit qu'elle est emportée par un tourbillon de réformes successives incohérentes... et l'on verra à quel point les pratiques quotidiennes y restent presque complètement inchangées. Comme le disent si bien nos amis québécois, " à l'école, ça change tout le temps, mais dans la classe tout est pareil " ! Tout est pareil en effet : leçons, exercices, devoirs à la maison, récitations, compositions, contrôles, examens. Tout est pareil : l'élève s'applique un moment puis regarde la trotteuse de sa montre en attendant la fin du cours. Certains s'agitent, plus ou moins. D'autres se découragent. Et, au bout du chemin, l'on retrouve l'inoxydable courbe de Gauss : un petit tiers d'élèves identifié comme l'élite, un gros tiers autour de la moyenne et le reste qui, décidément et pour longtemps encore, " peut mieux faire " !

Bernard Rey et son équipe ne sont pas dupes de cela. Ils savent à quel point la fortune de la notion de " compétence " peut ne constituer qu'un habillage moderniste des pratiques les plus traditionnelles et sélectives. Ils connaissent aussi sur le bout du doigt ces vaguemestres de la modernité, avec leur attirail taxonomique compliqué, toujours prêts à fondre sur les enseignants, comme la pauvreté sur le monde, pour les amener à réduire leurs ambitions culturelles. Ils savent également que l'usage de cette notion n'est jamais totalement exempt d'un arrière-fond béhavioriste et qu'il faut se défaire de l'illusion selon lequel la combinaison d'habiletés acquises mécaniquement pourrait conduire à la véritable connaissance. Ils se méfient avec sagesse de l'inflation de référentiels qui ne constitueraient, au bout du compte, que des outils efficaces de contrôle et de dressage... C'est pourquoi leur ouvrage est aujourd'hui si précieux.

Ainsi, avec la lucidité de chercheurs assurés, une grande expérience des classes et les connaissances théoriques les mieux actualisées, les auteurs nous présentent-ils une approche originale de la notion de compétence. Une approche inscrite dans une perspective résolument pédagogique. Une approche qui ne se paye pas de mots et qui, en même temps, n'oublie pas l'essentiel .

" Ne pas se payer de mots " : voilà, en effet, une qualité rare dans les discours pédagogiques où la surchauffe idéologique fonctionne à plein et où l'effet des prescriptions n'est que rarement évalué. " Ne pas se payer de mots "... mais regarder, au plus près, ce qui se passe dans la classe et ce qu'il advient pour chacun des élèves. Sans croire, pour autant, que c'est nous qui produisons ce qui se produit : l'éducateur n'est jamais, en effet, " la cause " des apprentissages de ses élèves, tout au plus peut-il s'en revendiquer " l'occasion ". Une occasion qu'il convient néanmoins d'expliciter, de comprendre pour ne pas en réserver le bénéfice aux seuls privilégiés, à ceux qui ont trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau. " Ne pas se payer de mots ", c'est tenter d'expliciter, comme dans ce livre, " ce qui fonctionne " dans l'usage d'un dispositif pédagogique et comment il réussit à engrener le désir d'apprendre et à permettre l'appropriation de savoirs. Travail difficile et minutieux qui est réalisé ici avec une honnêteté exemplaire. Travail nécessaire pour qui refuse de fonctionner dans l'ordre du slogan ou de l'imprécation. Travail d'autant plus fondamental aujourd'hui que la notion de compétence est enrôlée par les uns pour subvertir la sélection implicite de " l'école bourgeoise " tandis que d'autres y voient " l'instrument du grand patronat mondialisé " pour former et embrigader une main d'oeuvre docile... Il faut donc savoir gré à Bernard Rey et à son équipe d'avoir choisi d'éviter la polémique stérile pour aller regarder les choses de près. C'est une démarche qui, en dépit de son apparente banalité, est tout à fait exceptionnelle.

Pourtant " ne pas se payer de mots " ne suffit évidemment pas. Il y a   certes là une modestie de bon aloi et dont on oublie trop souvent qu'elle est une des marques du véritable " esprit scientifique ". Mais cela pourrait déboucher sur une forme de cécité. Une manière d'avancer " le nez dans le guidon ", sans se soucier des enjeux de ce que l'on observe et des conséquences à long terme de ce que l'on propose. Ce n'est pas le cas du présent ouvrage. Bien au contraire, celui-ci nous permet d'accéder à l'essentiel. Réalistes, les auteurs nous montrent que l'usage de la notion de compétence ne doit occulter ni la question du sens des apprentissages ni celle de l'acquisition des automatismes de base. Lucides, ils inscrivent leur analyse dans une vision, tout à la fois, constructiviste et anthropologique : " constructiviste " parce que les compétences sont construites dans des situations-problèmes que le maître doit inventer ; " anthropologique " parce que ces compétences ne sont nullement référées à une vision utilitariste, en fonction de leur seul usage concret et immédiat, mais inscrites dans leur dimension culturelle, référées aux interrogations fondatrices qui leur donnent sens.

Il faut donc lire ce livre avec une attention toute particulière. Sa démarche et son contenu comportent de précieuses leçons. Leçons d'une pédagogie qui sait allier avec bonheur la nécessaire technicité de l'observation et la hauteur de vue d'une pensée philosophique sur l'enseignement et l'éducation.