De l'accueil
Accueillir les élèves à l'école n'est pas, comme on pourrait le croire, une activité anecdotique, une simple manière d'introduire à des apprentissages qui se dérouleraient ensuite indépendamment de la qualité de cet accueil. Ce n'est pas, non plus, un « supplément d'âme » qui viendrait distinguer certains établissements particulièrement soucieux du bien-être de leurs élèves ou de leur image de marque auprès des parents. Accueillir, c'est introduire dans l'école et introduire au travail même de l'école : l'instruction, la formation de la personne, la construction de la citoyenneté. C'est là, à proprement parler, le rôle du pédagogue. N'oublions pas, en effet, que, dans la Grèce Antique, le « pédagogue » n'est pas le « maître » ; il n'enseigne pas. Il conduit l'enfant chez le maître... Tâche qui peut apparaître subalterne, mais tâche oh combien essentielle ! Il y a tant de choses qui peuvent se passer sur le chemin de l'école ! Et d'abord qu'on n'aille pas à l'école. Pinocchio, on s'en souvient, manqua d'un « pédagogue » et tomba aux mains de « démagogues », le renard et le chat, qui s'empressèrent de flatter ses instinct et de l'entraîner vers la facilité. Le pédagogue aurait pu, à leur place, faire valoir les satisfactions infiniment plus grandes que procure l'instruction et éviter que l'enfant ne vende son abécédaire pour s'acheter des bonbons. Il n'est pas certain qu'il eût été entendu facilement. Mais le pédagogue ne se résigne pas. Il sait que la contrainte, parfois nécessaire, ne résout pas les problèmes de fond. Il sait qu'il faut prendre les gens comme ils sont, non pas pour les laisser là où ils sont, mais parce que c'est le seul moyen de les amener à progresser. Il a acquis la conviction qu'il faut écouter pour pouvoir se faire entendre... qu'il faut faire confiance pour que l'autre puisse se hausser à la hauteur de nos attentes et donner le meilleur de lui-même. L'accueil est donc une fonction proprement pédagogique : il introduit l'enfant dans un autre monde que celui de l'enfance, dans un univers où il va apprendre à grandir, quitter les satisfactions affectives que procurait le cocon familial pour affronter l'inconnu, le risque et la peur... abandonner ses certitudes, découvrir d'autres horizons, remettre en question ses conceptions et ses préjugés. L'accueil permet de passer la frontière sans se recroqueviller dans son angoisse ou se protéger par son agressivité. Accueillir l'enfant à l'école, c'est lui permettre d'entrer dans le sas, dans cet espace nécessaire entre le monde de l'enfance et celui des adultes, c'est l'aider à grandir. L'école que l'on appelle « traditionnelle » ne s'y était d'ailleurs pas trompée. L'accueil y était ritualisé à l'extrême : on revêtait la blouse, restait en silence dans les rangs avant de rentrer en classe, demeurait quelques instants debout à côté de son pupitre avant que le maître ne donne l'autorisation de s'asseoir. On préparait ensuite sa table de travail et, après ces « exercices » seulement, on commençait à écouter la leçon ou à faire ses devoirs. Ces rituels sont fort heureusement tombés en désuétude. Ils ne correspondent plus à notre société et seraient sans doute vécus aujourd'hui comme des brimades. Mais cela ne veut pas dire que nous n'avons pas besoin de rituels, et de rituels de passage en particulier. Il faut que l'élève qui arrive à l'école la tête pleine de ses soucis familiaux puisse, sinon les abolir, du moins les relativiser, faire un peu le vide en lui et se rendre disponible à des activités scolaires. Il faut que l'enfant qui a couru et joué, qui est encore dans un univers où son attention est sollicitée par un millier de préoccupations de toutes sortes, puisse s'arrêter un instant, se reprendre et, progressivement, focaliser son attention sur des objets intellectuels qui requièrent une grande concentration. Il faut que celui qui a peur de ne pas être à la hauteur, qui est inquiet de la confrontation avec le maître et les savoirs puisse être rassuré et ne se sente pas rejeté. Il faut que chacun discipline son corps et son esprit, s'astreigne à sortir de ses préoccupations immédiates, à maîtriser ses impulsions et à renoncer au « passage à l'acte ». Pour cela, certains bons esprits préconisent aujourd'hui de s'en tenir à l'exhortation plus ou moins grandiloquente. Ils s'époumonent à demander aux élèves de les écouter et d'être attentifs, avant de conclure que, « décidément, ils ne sont pas bons à grand chose ». D'autres cherchent des coupables et accusent les parents de démission. D'autres encore se résignent à laisser l'école dériver vers un univers sans règles où ne survivent que quelques individus particulièrement bien adaptés... Ce n'est pas le cas de l'auteur de cet ouvrage. Lui prend l'accueil au sérieux et propose une multitude d'exercices et de dispositifs possibles. Certes, toutes ces propositions ne pourront pas être utilisées dans tous les cas. Aucun livre ne dispense de l'exercice du discernement. Mais le discernement s'exerce d'autant mieux qu'il peut s'appuyer sur des hypothèses d'action et que le praticien dispose d'une « mémoire pédagogique » où puiser des idées... quitte à les adapter, voire à les dévoyer. On aura compris l'intérêt de ce livre : il nous rappelle des « évidences » trop oubliées, aiguise notre regard, instrumente notre exigence et peut nous rendre ainsi meilleurs pédagogues : pour accompagner toujours mieux des enfants lors de leur « entrée dans le monde », un monde plus incertain que jamais, un monde qui a besoin que ceux qui l'affrontent le fassent lucidement... sans peur ni violence, avec la sérénité et la détermination que l'école peut - et doit - transmettre.
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