Éloge de l’intelligence

Je suis convaincu que, bizarrement, si quelqu’un de radicalement étranger à nos systèmes sociaux et scolaires découvrait subitement ce que nous avons fait de notre école, il serait surpris par le peu d’intelligence de notre entreprise. Il lui faudrait un travail considérable pour comprendre que la plupart de nos institutions et activités n’obéissent à aucun impératif logique et ne peuvent s’entendre que comme des survivances historiques. Il lui faudrait beaucoup de recherches pour débusquer, derrière des archaïsmes injustifiables, quelques justifications chronologiques. Il lui faudrait beaucoup d’imagination pour inventer quelques bonnes raisons de continuer à faire perdurer des modes de fonctionnement obsolètes, souvent contradictoires, presque toujours absurdes.

Qui peut justifier, en effet, et au nom de quels principes, une organisation de la scolarité en « classes » qui postule arbitrairement que des élèves du même âge ont le même niveau, les mêmes besoins et doivent obligatoirement avancer au même rythme ? Comment expliquer que la même « côte », de vingt à trente personnes, soit appliquée pour toutes les formes de regroupements quand, d’évidence, certaines activités mériteraient de tous petits effectifs et que d’autres trouveraient une force symbolique plus grande si elles étaient effectuées dans des grands groupes ? Où trouver une justification rationnelle de la notation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, les yeux fixés sur une courbe de Gauss qui impose de retrouver systématiquement partout un tiers d’élèves faibles, un tiers d’élèves moyens et un tiers de bons élèves ? Comment comprendre certains découpages disciplinaires qui se donnent comme des catégories métaphysiques et segmentent les savoirs jusqu’à les rendre parfois insaisissables, écartant des pans entiers de la culture humaine ? Comment se satisfaire d’une conception architecturale et matérielle de l’école qui, ignorant les conditions élémentaires de toute « écologie de l’esprit », se contente d’aligner des tables en rang d’oignons dans des boîtes à chaussures superposées ? Comment reprocher aux élèves d’être excités et peu attentifs au travail scolaire quand on les lâche régulièrement, en des coagulations d’individus indifférenciés, dans des couloirs anonymes au rythme de sonneries stridentes ? Et comment, enfin, se plaindre d’un niveau qui baisse et d’incivilités qui montent quand on ne leur propose que des exercices scolaires fragmentés, dans des parcours taylorisés, sans prise sur leur trajectoire intellectuelle ni compréhension de ce qui se joue dans le collectif scolaire ?

Mais, en réalité, notre École ne manque pas seulement d’intelligence dans son organisation et son fonctionnement… Elle manque aussi, fondamentalement, d’intelligence dans son rapport au travail et aux élèves. Disons les choses simplement et fortement : nous ne sommes pas assez exigeants intellectuellement, ni avec les élèves ni avec nous-mêmes. Nous restons dans des routines, faisons appel à  de vieilles habitudes. Nous nous contentons de « faire le programme » et de « transmettre des connaissances » dans ce que Paulo Freire a nommé une « pédagogie bancaire » : des savoirs distribués machinalement en classe, rendus au maître le jour de la composition ou de l’examen, payés d’une note et vite oubliés.

Nous avons tort car ce n’est pas ainsi qu’on mobilise les élèves. Ce n’est pas ainsi qu’on mobilise quiconque à vrai dire… La véritable mobilisation intellectuelle suppose de vrais enjeux intellectuels : elle suppose que le maître fasse un vrai travail épistémologique sur les savoirs qu’il transmet, qu’il se les coltine durement, qu’il les explore dans leur complexité, qu’il s’essaye à des formulations de plus en plus précises et rigoureuses. Il faut investir les savoirs pour y débusquer toute l’intelligence dont ils sont porteurs si l’on veut avoir la moindre chance de les rendre attractifs pour les élèves. Loin des représentations caricaturales du « pédagogisme » qui exploiterait la facilité et basculerait dans la démagogie en s’agenouillant devant les intérêts immédiats des élèves, la véritable pédagogie est une aventure intellectuelle de haut niveau. Elle cherche obstinément à transmettre, mais en donnant prise à l’intelligence de l’autre. Elle prospecte les savoirs jusqu’à y trouver les concepts qui permettront à l’autre de se les approprier. Elle place la barre au plus haut : là où le sujet peut, intellectuellement, communiquer avec l’objet complexe par la médiation de la situation d’apprentissage. Elle vise l’harmonie d’intelligences qui parviennent à résonner et à raisonner ensemble.

La pédagogie fait le pari de l’intelligence : en cherchant à subordonner l’organisation de la classe aux exigences des apprentissages et non l’inverse. Elle fait le pari de l’intelligence : en formant les élèves à « l’utilisation experte d’outils conceptuels ». Elle fait le pari de l’intelligence : en plaçant les enfants et les adolescents en situation d’acteurs dans des dispositifs qui les « tirent vers le haut ». Elle fait le pari de l’intelligence : en proposant aux élèves d’être « producteurs » de science et de textes et en incarnant, dans cette démarche, un niveau d’exigence qui contraint d’aller toujours plus loin vers l’intelligence d’eux-mêmes et du monde…

Certes, la pédagogie sait que l’intelligence est un pari. Largement improbable dans un univers où tout fonctionne à la facilité et carbure à la pulsion. Mais absolument nécessaire. Sans ce pari, nous sommes condamnés à une société de la bêtise et de la médiocrité. Une société où les hommes, incapables de se retrouver dans le partage exigeant de leurs intelligences, s’aboliront dans les conflits sans fin d’individualismes autistes. Contre le caprice mondialisé, la pédagogie représente une « utopie du quotidien », mais elle est aussi notre seule véritable planche de salut.

Dominique Vachelard nous le démontre admirablement. Bienvenue dans une école intelligente. De l’intelligence et pour l’intelligence.