« L’éducation civique à l’école » Conseil économique et social Mercredi 7 janvier 2009 Audition de Attention ! Il s'agit d'une transcription sans réécriture...
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D’une manière un peu impertinente et en me permettant de contredire, sous forme de boutade, les vœux qui viennent de nous être présentés, je dirais que l’un des enjeux de l’éducation civique à l’école est de faire entendre aux élèves que l’on peut vivre ensemble sans s’aimer et que l’amour n’est pas une condition du vivre ensemble. C’est assez libérateur de dire à des adolescents et à des enfants qu’ils doivent respecter les gens, témoigner envers eux d’un minimum de politesse, d’égard et d’écoute sans pour autant être pris d’affection pour eux, et que l’affection relève du domaine privé mais que le respect de l’autre relève du domaine public. A ce titre, l’éducation civique doit leur permettre d’entendre cela me paraît important qu’indépendamment de leur affect et de leurs rapports électifs avec x, y ou z, ils sont tenus à respecter ce qui permet aux hommes de tenir et de vivre ensemble. C’est assez libérateur pour des adolescents en difficulté quand on leur dit qu’ils peuvent ne pas aimer leur professeur mais qu’ils doivent néanmoins le respecter. Cette distinction est tout à fait fondamentale. Ils ne sont pas contraints à l’amour. Nul n’est contraint à l’amour mais chacun est contraint au respect. Il y a là quelque chose qui pour moi est fondamental des apprentissages scolaires car dès lors qu’on laisse entendre aux élèves qu’ils sont contraints à l’amour, on est obligatoirement dans des situations de rapports de force et de violence parce que l’amour ne peut pas se contraindre. En revanche, le respect fait partie de ce qui est absolument nécessaire et indispensable pour les hommes. C’était simplement une petite boutade par rapport à cette distinction fondamentale que nous avons à rappeler sans cesse dans les établissements aux élèves mais aussi aux enseignants. Une classe n’est pas un groupement électif mais un groupement aléatoire. Je fais partie de ceux qui pensent que les classes de la République comme les jury d’assises, font de l’aléatoire vertu, et que faire de l’aléatoire vertu est l’une des grandeurs de la République. Ce ne sont pas les forces affectives qui réunissent les hommes entre eux mais un aléatoire. Les classes sont constituées selon ce principe de l’aléatoire qui est constructeur et constitutif du lien social. Dès lors que les classes deviennent des classes électives, elles ne sont plus éducatives parce qu’elles deviennent des lieux où l’on se choisit. Le principe de l’école républicaine est que l’on ne se choisit pas, on vit ensemble en se respectant. C’était une remarque introductive. L’essentiel de mes travaux porte sur l’histoire de l’éducation, de la pensée éducative et de la pédagogie. Pestalozzi est une figure emblématique de la pédagogie. Il fut fait citoyen d’honneur de la République Française en 1792. C’est l’un des grands fondateurs de la modernité éducative. Il rappelait que la prise en compte de l’enfance se fait toujours à travers trois instances la tête, le cœur et la main. Je me permets de rappeler ces trois instances car en matière d’éducation civique, trois modèles se sont superposés, télescopés et coexistent encore. Ils fondent l’éducation civique sur la tête, le cœur et la main. Le débat entre la tête et le cœur apparaît dès la Révolution Française. C’est le débat entre Condorcet et Le Peletier de Saint-Fargeau par exemple. Condorcet souhaitait fonder l’éducation sur l’enseignement et la maîtrise de savoirs communs, d’outils opératoires. Les textes de Condorcet expliquent que la citoyenneté se fonde sur le fait que chacun a accès aux connaissances de base et que nul ne peut assujettir l’autre à partir de ses propres connaissances. Condorcet est un homme qui croit fondamentalement en la vertu des savoirs. Le projet de Condorcet ne sera pas adopté mais enterré. A l’époque de la Révolution Française, des projets comme celui de Le Peletier de Saint-Fargeau ou d’autres, seront promus. Ils fondent l’adhésion à la République non pas sur la tête comme Condorcet, mais sur le cœur. Par exemple, ils promeuvent systématiquement la fête, le chant, l’exaltation du sentiment national… Il y a un grand malentendu à penser qu’à cet égard, Jules Ferry serait un héritier de Condorcet. Jules Ferry est plutôt un héritier de Le Peletier de Saint-Fargeau. Il était de ceux qui pensaient fonder l’école plutôt sur le sentiment d’appartenance, c’est-à-dire plutôt sur le cœur que sur la maîtrise des savoirs même si, bien évidemment, la maîtrise des savoirs est importante pour lui. Une abondante littérature développe ces débats théoriques de la Révolution Française qui a été extrêmement peu active dans le champ éducatif mais a été génératrice de débats théoriques importants. Je me permets de le rappeler parce que d’une certaine matière, nous sommes toujours face à cette difficulté. S’agit-il de fonder l’éducation civique sur des savoirs stabilisés et partagés ou sur une appartenance qui, d’une manière ou d’une autre, renvoie à une transcendance et inculque le respect, voire l’adhésion, à quelque chose qui relève du sentiment, que ce soit le sentiment national ou celui à l’égard de grandes causes qui pourraient être multinationales (la cause des droits de l’homme ou d’autres causes de ce type) ? Jules Ferry était largement conseillé par Ferdinand Buisson, qui est issu d’une autre filiation, celle du protestantisme et du libre-examinisme. Le malentendu ferryste tient au fait que Jules Ferry affirme qu’il faut d’abord apprendre aux élèves à lire, à écrire et à compter mais dans son esprit, ce ne sont pas simplement des outils à caractère instrumental mais d’abord des moyens de renforcer l’appartenance au sentiment national puisque le lire et l’écrire sont d’abord le lire et l’écrire en français contre les Patois. L’éradication des Patois a été rapide et extrêmement efficace. On prendra les moyens, y compris en termes de méthodes pédagogiques.
Il y avait donc chez Jules Ferry une volonté très explicite d’éduquer au sens très fort du terme à la fois dans la perspective de construire le sentiment national. Il y avait également une inquiétude par rapport à la commune de Paris. On ne voulait pas retrouver la commune de Paris, donc trouver un juste milieu entre la subversion anarchique de l’extrême gauche, les forces de la droite réactionnaire et l’Eglise. Ce sont donc deux conceptions assez radicalement différentes : d’un côté Condorcet et de l’autre Jules Ferry dans la mouvance de Le Peletier de Saint-Fargeau. La troisième conception est celle de la main pour reprendre la trilogie de Pestalozzi (la tête, le cœur, la main). Elle consiste à promouvoir l’éducation civique à travers l’activité collective et le faire ensemble. C’est ce qui va essentiellement vivre à travers ce que l’on appelle l’éducation nouvelle et surtout ce qui va se développer à partir des années 20 sous le nom d’éducation populaire. L’éducation populaire est née après la guerre 14/18, avec les compagnons de l’université nouvelle qui développeront une multitude d’initiatives et qui permettront le développement de l’ensemble des mouvements d’éducation populaire que nous connaissons aujourd’hui autour de l’idée qu’il faut construire le vivre ensemble non pas sur le croire ensemble ou le savoir ensemble mais sur le faire ensemble. Cette trilogie entre croire, savoir et faire va constituer l’essentiel des débats du vingtième siècle.
A partir de là, je voudrais rapidement brosser un état des lieux en soulignant quelques points dont certains vous sont connus, et en vous donnant quelques perspectives de mon point de vue. Un état des lieux d’abord… L’apparente continuité statistique sur la question des incivilités et des violences scolaires ou sur celle du désamour des savoirs scolaires cache, me semble-t-il, une rupture qualitative très importante. C’est la rupture globalement identifiée par les philosophes ou les sociologues ; je pense à des personnes comme Marcel Gauchet ou François de Singly. La rupture est liée à la fin de toute forme de théocraties dans nos sociétés occidentales. Nous avançons dans le vide, « l’insoutenable légèreté de l’être », c’est-à-dire que chacun d’entre nous est astreint à identifier les raisons qui nous font agir. Aucun grand récit ne vient dire pour nous et à notre place ce qui doit être notre vérité. Cette fin des théocraties a fait dire à l’un de mes collègues, Guy Coq, qu’elle rendait l’éducation impossible. Guy Coq dit même que la démocratie rend l’éducation impossible. Je pense qu’il va trop loin. En tout cas, il pose une vraie question : la démocratie adulte, c’est-à-dire la coexistence dans un Etat d’une multitude de conceptions de la vie et du monde, de la réussite individuelle, de la morale personnelle et familiale. Cette coexistence qui fait que les individus tiennent dans une horizontalité précaire et sans verticalité, permet-elle d’identifier un avenir éducatif commun et à l’Etat, dans une démocratie, d’imposer une verticalité qui ne s’adosserait sur aucune croyance commune qui aurait disparu ? Il y a là une vraie question qui n’est, me semble t-il, pas simplement théorique. Elle se pose au quotidien dès lors qu’il s’agit de statuer dans des écoles sur la viande dans les repas, sur les journées de congés, sur la manière de se comporter, y compris parfois dès lors qu’il s’agit d’épingler tel et tel comportement. Doit-on par exemple respecter des comportements qui nous apparaissent intolérables mais qui sont parfaitement acceptables dans une collectivité donnée au nom du fait que dans cette collectivité et ce collectif, ils sont acceptables ? Ou doit-on par rapport à cela manifester une forme de refus ? Nous savons bien que cette tension est source de conflit interminable. Quand je dis interminable, je le dis avec la conviction que ce qui caractérise probablement la démocratie, est que nul ne peut jamais mettre fin à ce conflit. Nul n’a légitimité à mettre fin aux conflits entre les intérêts de groupes spécifiques qui ont tous légitimité à porter leur propre mode d’être, leurs propres revendications, leur propre sensibilité… et l’hypothétique bien commun n’étant plus fondé en verticalité devient fondamentalement discutable. Et puisqu’il est discutable et n’est plus fondé en verticalité, nul ne peut jamais y mettre fin d’où, par exemple, dans les écoles, ce sentiment extrêmement difficile à porter des éducateurs que les conflits ne sont jamais finis et qu’il n’y a jamais, à aucun moment, de possibilité de statuer pour dire que c’est comme cela. Même la loi sur le voile qui a été pour moi un moment important dans le débat éducatif de ces dernières années, n’a pas définitivement statué sur la question des signes religieux sous toutes ses formes, ni, a fortiori, sur les autres signes que les signes religieux. On voit aujourd’hui monter une multitude de signes vestimentaires qui ne sont pas religieux autour de, par exemple, le gothisme. On voit se développer une multitude d’autres formes de comportement. Chez les jeunes filles, je pense en particulier à un comportement très préoccupant qui se développe très vite : la scarification. Ce comportement étrange touche près d’une jeune fille sur trois au collège. Ces signes sont des indicateurs de tension auxquels on ne pourra pas facilement mettre fin. Nous avons du mal dans les établissements parce que nous sommes toujours en face de collègues qui voudraient que l’on mette une bonne fois pour toutes fin à des conflits, à des incertitudes ou à des ambiguïtés en statuant sur quelque chose que le principe même de la démocratie ne permet pas de faire. Cet aspect interminable est donc très fatigant. J’ai conscience de m’avancer sur un terrain extrêmement glissant mais pour moi, éducateur, il n’y a pas d’autre ouverture possible que de dire - et ce n’est pas une simple formule de style : la seule verticalité possible dans une démocratie est celle qui permet l’horizontalité, c’est-à-dire celle qui permet à l’horizontalité de ne pas dégénérer en guerre. En disant cela, on a déjà dit quelque chose qui n’est malheureusement pas enthousiasmant parce qu’en termes théorique, ce sera le patriotisme constitutionnel de Habermas. Or si l’on a vu des gens se battre pour un idéal républicain, se faire bruler sur un bûcher pour un idéal religieux, on imagine mal que quelqu’un aille braver je ne sais trop quel danger au nom du patriotisme constitutionnel habermassien. Ce n’est pas particulièrement enthousiasmant. Néanmoins, cela reste l’idée que les conditions a priori de constitution de la démocratie restent la seule verticalité dans une démocratie. Pour l’école, la seule horizontalité possible ne l’est que si nous posons simultanément une verticalité qui est : qu’est-ce qui rend possible le vivre ensemble et la démocratie ?
On a donc des enfants qui sont dans un état difficile physiquement. Je me permets de le dire parce que cela fait partie de ces implicites que l’on ne dit jamais. On fait comme s’il n’y avait aucun problème à cela. Or il y en a un vrai. Si vous interrogez des pédiatres, ils vous diront à quel point les enfants sont épuisés à partir de janvier parce qu’ils ne dorment pas, parce que le rythme de vie est brisée et parce que leur disponibilité à des activités intellectuelles telles que celles que l’on demandait à des enfants de leur âge il y a trente ans est totalement compromise. Ils sont aussi pulsionnels car ils vivent dans un univers qui fait de la pulsion et de la satisfaction immédiate de la pulsion, le principe même de notre société. Ils vivent dans un univers qui leur dit en permanence « Soulage ta pulsion ». Le simple fait que l’économie soit basée sur ce que les économistes appellent la pulsion d’achat, est en soi très significatif. Nos enfants vivent dans un monde où on leur susurre en permanence à l’oreille « Fais ton caprice ». L’organisation même de notre société est basée sur le caprice institutionnalisé. La mondialisation dont parle votre texte, c’est d’abord aujourd’hui la mondialisation du caprice, c’est-à-dire : je fais ce que je veux, quand je veux sans réfléchir et de la manière la plus immédiate possible. La mondialisation du caprice, c’est le contraire de ce qu’ont cherché à faire les éducateurs depuis toujours, à savoir faire sortir l’enfant du caprice pour le faire accéder à ce que Kant appelait la maturité. Or les enfants sont dans la tentation permanente du caprice à cause du commerce, de la publicité, de la télévision et en particulier de l’introduction d’un petit objet bien plus important que cette dernière : la télécommande. Le changement majeur n’est pas l’apparition de l’écran mais de la télécommande qui permet en l’espace de quelques secondes de changer entre cent chaînes différentes, c’est-à-dire d’être dans une forme de toute-puissance à l’égard de l’image, faisant que dès que cela vous ennuie l’ombre du début du commencement d’une seconde, vous changez de chaîne. Le problème n’est d’ailleurs pas tellement que les enfants aient une télécommande mais que les personnes qui conçoivent la télévision, savent que les enfants en ont une et qu’il ne faut pas qu’ils changent de chaîne. L’objectif est de zapper plus vite qu’eux. La télévision, qu’elle soit publique ou privée, est partie aujourd’hui dans une espèce de surenchère du zapping qui fait que le réalisateur doit zapper plus vite que le téléspectateur pour empêcher ce dernier de changer de chaîne. J’ai fait un article dans Le Monde d’hier (« Pour une télévision responsable », 7 janvier 2009) sur la télévision dans lequel je stigmatise, entre autres, un point qui vous apparaîtra absolument insignifiant mais qui pour moi, éducateur, est tout à fait déterminant : la télévision du matin. Un enfant sur trois du primaire regarde la télévision le matin entre trente minutes et une heure et demie. Or le matin, essentiellement deux chaînes privées se partagent les enfants : TF1 et M6. TF1 et M6 courent après les enfants le matin et ont supprimé depuis quatre ou cinq ans d’une manière systématique les génériques de fin de tous les dessins animés. Pourquoi ? Car on sait très bien que quand un enfant a une télécommande, il zappe pendant le générique de fin parce qu’il n’aime pas cela. S’il est perdu pour le générique, il est perdu pour la publicité qui vient après. En supprimant le générique de fin, cela consiste à garder pour éviter qu’ils zappent. On est donc dans une espèce d’utilisation de l’image consistant à scotcher en permanence l’enfant à l’écran sur le mode de la sidération. Il faut le sidérer pour qu’il ne puisse pas s’échapper de la captation hypnotique de l’écran. On supprime donc tout ce qui serait susceptible de lui permettre de s’échapper de cette captation hypnotique (par exemple le générique). Les décisions prises par TF1 et M6 il y a cinq ans sur les émissions pour enfants sont désormais appliquées sur les émissions pour adultes. Les génériques passent en surimpression sur des images. Cela peut vous paraître totalement anecdotique, je m’excuse mais on ne fera pas descendre des Français dans la rue parce que l’on a supprimé les génériques de fin des émissions pour enfants. Je me permets de le signaler comme un petit événement parce que cela participe d’une sorte de conspiration au sens étymologique (ce qui respire ensemble), c’est-à-dire : « Laisse-toi guider par ton instinct et ta pulsion. Si cela t’ennuie, change. Si tu n’es pas content, abandonne. Si cela n’arrive pas à te sidérer dans l’instant, abandonne et passe à autre chose. Sois dans l’immédiateté et le tout-tout de suite ». D’où ces enfants qui gâchent la vie au quotidien des écoles. Ce ne sont pas les passages à l’acte violent délibérés qui gâchent la vie de la majorité des professeurs - il y en a, bien sûr, et ils sont trop graves pour les oublier - mais le fait qu’une classe est devenue une cocotte minute. Tous les enfants à peine assis ne pensent qu’à se lever. Immédiatement assis, ce sont des vrais êtres montés sur ressorts. A peine a-t-on ouvert la bouche, il faut les calmer. Chacun veut que l’on répète à nouveau la consigne à lui personnellement car il est dans l’idée que ce n’est qu’à lui qu’il faut dire la chose. Si on le dit au groupe, il va vous vampiriser pour vous demander en permanence de lui répéter. Quand il y a un exercice, deux ou trois vont le faire mais il faudra courir pour contrôler un troisième, mettre la pression à un quatrième, etc. La forme de surexcitation collective qui s’est emparée des établissements et des classes, rend la transmission des savoirs sous sa forme traditionnelle très difficile. Le simple fait de rester attentif ensemble dans un cadre scolaire n’est plus devenu un comportement naturel pour l’immense majorité des enfants. C’est même un comportement contre intuitif par rapport à ce qu’ils vivent ailleurs. Lorsque j’ai quitté la direction de l’IUFM de l’Académie de Lyon, j’ai repris une classe de CM2 pendant quelque temps dans une zone d’éducation prioritaire pour retrouver des élèves au quotidien. Ils ne sont ni plus méchants ni moins intelligents que ne l’étaient les enfants d’il y a trente ans mais sont dans un état de surexcitation absolue. Dans cette surexcitation, les moins encadrés par la famille sont dans le passage à l’acte (jeter la trousse, injurier). La violence, c’est d’abord ce passage à l’acte. Ce n’est pas un acte délibéré et mûri de violence, c’est ce qui est difficile à comprendre pour l’opinion. On a dans la tête l’idée que la violence est quelque chose de réfléchi et délibéré. Le problème de la violence à l’école n’est pas qu’elle est réfléchie et délibérée ; c’est le cas d’un petit nombre de gens très facilement circonscrits. Le problème est qu’une multitude d’élèves est dans le passage à l’acte parce qu’ils ne réfléchissent pas, ne mûrissent pas, ne sursoient pas et sont tout le temps dans l’immédiateté et le tout tout de suite. Le paradoxe est que la violence est liée à la pulsion. C’est le triomphe du pulsionnel. C’est ce qui gâche au quotidien la vie des enseignants et ce qui va créer des violences réfléchies. A un certain moment, la tension sera tellement grande dans la classe que le professeur va en venir à des propos ou des gestes parfois excessifs simplement parce que la marmite boue. L’évolution de la situation n’est plus contrôlée. Je crois qu’il faut se sortir de l’idée que la violence émanerait d’un groupe plus ou moins important de gens qui délibérément agresseraient l’école. C’est vrai mais à cinq pour cent. Pour les autres, la violence n’émane pas d’un groupe de gens qui agressent délibérément l’école mais qui créent une ambiance d’expression pulsionnelle permanente, de passage à l’acte permanent, de non sursis et de non réflexion dans l’école. Par rapport à cela, le travail du pédagogue est pour moi aujourd’hui dans trois verbes : dé-sidérer, désengluer, différer. Dé-sidérer d’abord… La sidération, c’est cette espèce de fascination hypnotique pour ce qui change tout le temps et ce qui renouvelle à chaque instant l’intérêt, c’est le rapport dans lequel vivent un certain nombre d’enfants avec la télévision et de plus en plus avec Internet. Je ne partage pas les pronostics favorables que fait mon ami Serge Tisseron dans Le Monde d’hier dans une interview sur les jeux vidéo. Je trouve qu’il minimise beaucoup leur impact quand il dit qu’il ne faut pas s’inquiéter, qu’il n’y a pas d’addiction aux jeux vidéo. Mes propres travaux ne le confirment pas. L’addiction aux jeux vidéo de certains enfants est extrêmement préoccupante. Nous voyons arriver dans les hôpitaux des parents maltraités parce qu’ils ont privé leur enfant de jeux vidéo. Nous voyons des problèmes liés au sevrage du jeu vidéo qui sont aujourd’hui presque aussi graves que des sevrages de la cocaïne. Certains enfants passent quatre à six heures sur Internet par nuit et les parents ne savent pas comment réagir par rapport à cela. Comment le sauraient-ils ? Qui sait que faire ? Il n’y a pas que les jeux vidéo mais aussi World of Warcraft, un jeu en ligne très violent avec cette espèce de mythologie païenne, de triomphe de la violence, de la force, etc. Il y a également les sites de partage vidéo comme You Tube sur lequel il y a un million cinq cent mille nouvelles vidéos tous les jours. Qui sait aujourd’hui que faire ? On peut toujours dire que les parents sont des missionnaires mais que peuvent-ils faire en dehors de couper le courant ? Que peut-on faire devant un enfant qui se relève la nuit pour passer cinq heures sur des sites gothiques, spiritistes, soucoupistes. Les sites les plus consultés par les adolescents touchent au surnaturel. C’est assez extraordinaire car il y a une espèce de fascination pour le surnaturel, le fantastique dans une société scientifique, cela peut paraître bizarre. Les parents ne démissionnent pas, ils sont démunis parce que notre société n’a pas réfléchi sur ce qu’il fallait faire par rapport à cela. Traditionnellement, les parents éduquaient leurs enfants avec les recettes que leurs propres parents avaient utilisées avec eux. Un parent qui a aujourd’hui trente-cinq ans, n’a pas la réponse à la question : « A quel âge faut-il acheter un téléphone portable ? » ou « Que faire devant un enfant addict aux jeux vidéo ? ». Ces questions ne se posaient pas quand eux-mêmes étaient enfants. L’accélération à laquelle nous assistons aujourd’hui, fait que les parents n’ont pas eu dans leur propre éducation l’occasion de vivre des situations telles que celles que leurs enfants leur font vivre, d’où la nécessité d’inventer et d’où le fait que notre société est en retard sur l’éducation à la parentalité. Les parents sont laissés complètement démunis par rapport à ces phénomènes. Je suis très préoccupé par la montée des images sous toutes leurs formes et de la consommation frénétique d’images qui renvoient aux enfants une espèce de sidération dont ils ne peuvent plus se défaire. Je travaille beaucoup avec mes collègues japonais. Nous avons le fameux phénomène japonais : les enfants que l’on appelle les Otaku, c’est-à-dire ces enfants qui ne sont plus présents dans le monde. C’est issu de la littérature manga. Un Otaku est une personne qui décide de ne plus vivre dans le réel, elle ne vit plus que dans le virtuel. Cela a été fondé par une série qui s’appelle Experiment’s Lain. Une petite fille voit un jour à l’école sa copine de classe se suicider en se jetant par la fenêtre et reçoit chez elle un mail de la copine en question le soir lui disant : « Je suis partie de l’autre côté du monde, viens me rejoindre ». A partir de ce moment-là, cette jeune fille ne vit plus que dans le virtuel. Elle n’est présente aux repas familiaux que pour consentir à demander le sel ou encore à l’école pour consentir à ne pas s’attirer trop d’ennuis mais elle s’est absentée du monde. Mes collègues japonais disent qu’actuellement, trente-cinq à quarante pour cent de jeunes adolescents sont absents, vivent ailleurs. Ils ont des avatars, des personnages présents dans d’autres mondes et ils n’aspirent qu’à les retrouver. L’une des premières tâches des adultes est de faire exister le monde concret et réel des jeunes et de ne pas les laisser partir dans cette espèce de monde de la sidération qui les fait s’absenter de notre monde réel. Désengluer ensuite, en particulier par rapport à tous les phénomènes groupaux. On dit aujourd’hui qu’il y a une crise de l’autorité. Je le pense aussi, je dirais même qu’il y a une crise des autorités. Cependant, les enfants ne sont pas du tout en refus d’autorité. Ils obéissent même à des autorités beaucoup plus violentes et plus tyranniques que celles des adultes qu’ils contestent. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand Sony est capable de faire sortir cinq millions d’enfants dans la rue le jour de la sortie d’une console. C’est Sony qui a l’autorité. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand Nike est capable de faire en sorte que neufs enfants d’un collège sur dix aient des chaussures Nike. Il y a une autorité mais c’est Nike qui l’a. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand dans un groupe un gamin tyrannise les autres parce qu’il est un peu plus fort, et les oblige à être sur le même type de langage et de comportement. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand un certain nombre d’animateurs de télévision légifèrent en toute impunité avec une audience extraordinaire sur les comportements et les mœurs de la jeunesse en disant exactement ce qu’il faut être et faire pour être à la mode ou conforme aux normes. Les autorités existent. Ce qui me pose problème n’est pas que les jeunes soient soumis à des autorités mais qu’ils se soumettent eux-mêmes à des autorités extrêmement dures, tyranniques et violentes, à des autorités à caractère fusionnel dans des groupes où ils sont complètement englués et qui leur donnent une existence les faisant sortir de la solitude. Si j’avais le temps, j’essaierais de vous montrer comment les nouvelles technologies induisent une certaine forme de solitude qui doit être compensée par l’appartenance à un groupe fusionnel fort. Dès lors que l’on est dans la solitude par rapport à son ordinateur ou à son I pod, que celui-ci donne de la musique et que l’on est tout seul, on se trouve dans un univers où l’autre est dissous. Cette solitude est composée par un assujettissement à un groupe qui donne un sentiment d’appartenance. Ces groupes sont hégémoniques. Il y a des groupes partout. Dès la classe maternelle, il y a des groupes très structurés avec des leadeurs qui ont des emprises fortes et qui imposent le type d’images que l’on échange. Il y a donc une forme d’engluement dans ces groupes. Il est difficile aujourd’hui pour les garçons de se poser comme des élèves intéressés par le travail scolaire. C’est lié à ce triomphe des archétypes et des images qui engluent les gamins dans l’idée qu’un garçon est une personne qui exprime sa force virile. J’ai enseigné longtemps y compris en lycée professionnel. J’expliquais que Hercule, drapé dans la peau du lion de Némée avec sa force virile, ne devient homme que quand il rencontre une femme, que celle-ci l’oblige à abandonner la peau du lion de Némée, à se mettre à genoux et à tricoter. Quand j’explique à des élèves de lycée professionnel que Hercule ne devient homme qu’au moment où il tricote, ils disent immédiatement que Hercule est homosexuel. Je leur réponds qu’ils se trompent parce qu’ils sont englués dans un archétype de la virilité. Ce n’est pas mon objet aujourd’hui mais on ne peut plus aujourd’hui parler des résultats scolaires sans sexuel et statistique. C’est une escroquerie puisque les filles ont dépassé les 80 % de réussite au bac, les garçons sont à 57/58. En ce qui concerne la licence, il y a 34 % de filles et moins de 22 % de garçons. Une fille cancre est devenue aussi rare qu’un garçon brillant. La population des dispositifs de recyclage des élèves difficiles a à peu près la même proportion que la population pénitentiaire française, c’est-à-dire 90 % d’hommes et 10 % de femmes. Globalement, les filles à quelques exceptions près ne posent pas de problème dans le système éducatif, ce qui n’est pas le cas des garçons qui sont en train de s’effondrer scolairement. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas favorisés socialement. Dans notre imaginaire collectif, même chez les femmes, l’image du garçon brillant préempte celle de la fille bûcheuse. A note égale, on dira que le garçon est un feignant, qu’il n’a rien fait mais qu’il a des réserves et de la fille qu’elle est bien brave, qu’elle a bien travaillé et qu’elle est appliquée. Avec la même note, le garçon sera perçu comme ayant un potentiel et la fille sera dévaluée en raison même du fait qu’elle a travaillé. Le fait que les filles travaillent plus que les garçons fait qu’à résultat égal, la hiérarchie scolaire corrige en permanence au bénéfice des garçons et au détriment des filles les orientations. Ce n’est pas insignifiant au regard de la question de l’éducation civique et des droits des filles et des garçons par rapport à l’orientation. Cette image selon laquelle les filles compensent leur manque d’intelligence par un labeur plus besogneux est malheureusement dans la tête des enfants, des professeurs mais également des professeurs femmes. Nous sommes très loin d’avoir écarté cet archétype. Quand je dis désengluer, c’est pour moi sortir des archétypes, c’est-à-dire aider le garçon par exemple à sortir de cette idée qu’il ne peut exister, se structurer que dans la violence machiste, surtout s’il est dans une banlieue difficile. Plus on va faire des milieux difficiles, plus on va vers une puissance des archétypes. Pour terminer sur la question, l’écart en faveur des filles grandit d’autant plus que les milieux sont défavorisés. Dans les milieux très défavorisés, les filles sont à 40 ou 50 % au-dessus des garçons. Dans les milieux plutôt favorisés, les filles sont toujours au-dessus des garçons mais moins significativement (entre 10 et 15 %). Dans des fratries d’enfants issues de l’immigration, si le garçon est l’aîné, il y a neuf chances sur dix qu’il soit délinquant. S’il y a une sœur aînée, il diminue les chances. S’il a deux sœurs aînées, il est quasiment sûr de réussir en classe même si ses sœurs sont vendeuses parce qu’elles vont servir de médiatrices, vont le faire travailler et lui permettre de faire des études. Les filles ont un rôle tout à fait déterminant dans les milieux défavorisés, elles sacrifient elles-mêmes le plus souvent les études pour valoriser le garçon. Ces questions ne sont pas si éloignées que cela de l’éducation civique. Différer, enfin. C’est le plus important dans les deux sens du mot. Différer, c’est en particulier sursoir. Pour moi, la démocratie est le sursis au passage à l’acte. Je vais me permettre d’évoquer ce qui a été pour moi dans ma propre trajectoire un événement majeur. J’ai découvert un dispositif mis en place par un pédagogue polonais que j’honore plus que tout : Janusz Korczak qui a été gazé et est mort à Treblinka parce qu’il a refusé d’abandonner les enfants du ghetto de Varsovie avec lesquels il vivait. C’est le premier à avoir rédigé une ébauche de la convention des droits de l’enfant. Korczak a passé toute sa vie à s’occuper d’enfants en grande difficulté, à chercher comment faire avec des enfants qui étaient dans ce passage à l’acte, dans la violence, etc. Ils étaient bien entendu moins nombreux qu’aujourd’hui. En tant que jeune instituteur, j’ai découvert un jour un texte de Korczak dans lequel il disait qu’il avait essayé de demander aux élèves d’être moins violents, cela n’a pas marché. Il a essayé de les punir pour qu’ils soient moins violents, cela n’a pas marché. Il a essayé de leur prêcher, cela n’a pas marché. Un jour, il leur a dit que tout le monde avait le droit de taper sur n’importe qui mais à la condition de le prévenir par écrit vingt quatre heures à l’avance, et cela a marché. Cela me paraît une très bonne idée. Quand Korczak fait cela, il invente la démocratie, à savoir : essayer de parler avant de passer à l’acte. Pour Korczak, le passage par l’écrit était fondamental. Il a d’ailleurs dit aux enfants qui ne savaient pas lire et écrire, de dicter à quelqu’un. Pour moi, c’est fondateur, c’est différer, apprendre à ne plus être dans la pulsion. Or le problème majeur de l’éducation aujourd’hui qui sous-tend la question de l’éducation civique, est de sortir du pulsionnel pour rentrer dans le réflexif. Il est interdit en France de tuer quelqu’un mais pas d’avoir envie de le faire. Les psychanalystes expliquent même qu’il est plutôt sain d’avoir envie de tuer quelqu’un. Le passage à l’acte est puni mais pas le désir de meurtre. Entre la pulsion de meurtre et le meurtre ou entre la pulsion de violence et la violence, il y a quelque chose. Vous pouvez l’appeler l’âme, la raison, l’esprit critique, la conscience, le cerveau. C’est une boîte noire entre la pulsion et l’acte. C’est ce qui permet de ne pas être dans le pulsionnel, de passer comme nous le disons dans notre jargon de la pulsion au désir, c’est-à-dire d’accepter la temporalité et de ne pas être dans l’immédiateté. Ainsi, le problème majeur de l’éducation civique aujourd’hui est d’aider les enfants à sortir du pulsionnel permanent, de leur permettre de penser, de se construire une pensée, c’est-à-dire d’attendre. Cela vous paraît d’une extraordinaire banalité. Pour moi, ce n’est pas banal car c’est la difficulté majeure du quotidien de l’ensemble des enseignants. Le sursis est le début de l’intelligence. L’éducation civique peut être trois pistes concrètes. La première, c’est d’abord une éducation de tous les instants et de toutes les disciplines. C’est une éducation de la prise de parole, de la réflexion, par la pensée expérimentale, par le fait que l’on pose des hypothèses et qu’on les vérifie, tout ce qui aide à sursoir à l’immédiateté. Ferdinand Buisson disait déjà que les deux fondations de la pédagogie républicaine étaient la démarche expérimentale et la démarche documentaire, celle qui vérifiait les hypothèses et celle qui vérifiait les sources. Ferdinand Buisson était le penseur, plus que Jules Ferry lui-même, des fondements de l’école de la République. Ce sont ces deux vérifications qui font le citoyen éclairé. Pour moi, la formation citoyenne se fait par une démarche qui irradie la discipline et l’ensemble des disciplines elles-mêmes. A cet égard, je le dis en toute liberté de pensée, il y a un déficit majeur de formation pédagogique des maîtres sur cette question. La formation pédagogique des maîtres s’est attachée exclusivement à ce que l’on appelle la didactique des disciplines et bien insuffisamment à ces questions qui ont été reléguées comme des questions anecdotiques ou secondes de gestion de la classe, qui sont pourtant pour moi des questions citoyennes premières : comment organiser la prise de parole, comment vérifier, comment faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes qui parlent, etc. Tout un travail pédagogique est perdu. Ce qui rend le problème difficile est l’effet ciseau qui tient au fait que les enfants sont de plus en plus pulsionnels au moment où les enseignants sont de moins en moins capables de contenir le pulsionnel. Pourquoi les enseignants sont-ils de moins en moins capables de contenir le pulsionnel ? L’enseignant que j’ai été, était aussi moniteur de colonies de vacances, était aussi dans l’éducation populaire, a aussi au quotidien eu affaire à des enfants difficiles et il savait comment s’y prendre. Il avait une expérience de la gestion des groupes. Aujourd’hui, l’immense majorité des enseignants ne l’ont pas. On envoie au casse-pipe les jeunes qui ont un diplôme universitaire très élevé mais qui n’ont jamais eu la possibilité de se frotter à des jeunes un peu difficiles. D’où la nécessité de ré-insister - c’est le premier point - sur une vraie formation pédagogique. Je suis extrêmement basique et même ringard à cet égard. Par exemple, je pense qu’il faut redécouvrir les vertus de l’éducation populaire, du scoutisme qui sont fondamentaux. J’assume mon caractère ringard. Je n’ai aucun état d’âme pour dire à quel point il y a dans notre tradition de l’éducation populaire française de quoi nourrir l’éducation nationale. Le fait que l’éducation nationale soit coupée de cette tradition me paraît être quelque chose de dommageable pour les enseignants. La deuxième idée, et cela renvoie à une proposition que j’ai faite il y a très longtemps et qui n’a jamais eu le moindre succès : officialiser un enseignement spécifique du droit dès l’école primaire et jusqu’à la fin du lycée. Dans une société religieuse, on enseigne le catéchisme. Si l’on supprime le catéchisme, il faut savoir qu’il y a nécessité de le remplacer par un corps stabilisé de données. Or dans une société laïque, le corps stabilisé de données ne s’appelle pas l’éducation civique mais le droit. Cela a un nom. Je crois qu’il faut oser nommer les choses par leur nom. Le droit, c’est le droit. Le droit a été construit. Nul ne peut se faire justice soi-même, nul ne peut être à la fois juge et partie. On a abandonné le décalogue mais il y a probablement des éléments qui relèvent d’un décalogue juridique. Dès lors que l’on est dans une société laïque où il n’y a pas de verticalité religieuse, il faut bien qu’il y ait une verticalité sociétale. On l’appelle l’éducation civique parce que l’on a peur de cela. Mais non, il y a des gens, des universitaires, une discipline, des métiers. Il n’est pas honteux de dire que le droit existe et qu’il constitue un corpus qui fait référence dans la société française. C’est un corpus qui a le mérite d’être défini, contrairement à ces corpus ectoplasmiques qui nous reviennent régulièrement sous le nom d’éducation civique. L’éducation civique n’est pas une discipline alors que le droit en est une. Je suis pour légitimer l’enseignement du droit en tant que tel. On n’a pas à avoir de complexes à mes yeux parce qu’il y a un droit dans la société. Les sociétés religieuses n’ont pas de complexe. J’ai eu l’honneur pendant plusieurs années d’être professeur associé à l’université de Beyrouth et d’être à ce titre en contact avec des collègues, notamment avec Samir Kassir, un arabe laïc et démocrate, qui a été assassiné par les intégristes pro-syriens. Il existe , je pense qu’il faut les soutenir. Samir Kassir me disait : « Vous êtes naïfs, croyez-vous que les théocraties ne mettent pas le paquet sur l’éducation et l’éducation civique ? Elles ne font que cela. Tout l’argent et toute l’énergie y passent. Croyez-vous que c’est en saupoudrant avec de bonnes intentions (du type le vivre ensemble) que vous allez faire pièce à la puissance et au rouleau compresseur de l’idéologie des théocraties quand il s’agit d’embrigader les jeunes ? Vous n’osez pas dire que vous avez des principes, des règles qui sont inscrites dans votre histoire et votre Constitution. Vous dites cela du bout des lèvres. Vous êtes totalement naïfs, vous imaginez que vos démocraties vont tenir face à des gens qui mettent en place un catéchisme doctrinaire sur lequel ils investissent. Vous avez un droit, des règles, vous avez la légitimité à les enseigner à vos enfants ». Je suis complètement d’accord avec ce qu’il disait. Troisième élément : je pense qu’il faut aider très tôt les enfants à distinguer ce qui est négociable de ce qui ne l’est pas. A ce titre, il faudrait réfléchir d’une manière continue dans l’ensemble de la scolarité sur toutes les structures qui relèvent de ce que l’on a appelé la démocratie lycéenne, les structures de délégués, etc. Tout cela a été fait sous le coup de crises, de crises lycéennes en particulier mais pas seulement, faisant que l’on a octroyé des pouvoirs au comité de vie lycéenne, puis après 68 on a donné quelques pouvoirs. Cependant, on n’a pas pensé dans la continuité ce que pouvaient être la maturation d’un élève et son implication progressive dans l’établissement scolaire de la maternelle à l’université. Une réflexion est à mener sur ce dont on peut parler en maternelle avec des enfants. Il y a déjà des choses sur lesquelles un débat est possible. D’autres ne sont pas négociables. Quels sont les espaces ? Comment cela peut-il se mettre progressivement en place ? Quel type de parole peut être possible, avec quel type d’instance de régulation ? Au lycée, je pense que l’on est aujourd’hui dans une gigantesque hypocrisie. On donne aux élèves le sentiment qu’ils ont du pouvoir à travers les conseils de la vie lycéenne. En réalité, on leur donne du pouvoir sur ce qui n’est pas l’école. On est dans un système qui se discrédite lui-même puisque les conseils de la vie lycéenne n’ont à statuer que sur la couleur et l’emplacement des bancs dans la cour. On donne aux élèves le sentiment d’avoir un pouvoir dès lors que celui-ci ne touche en rien ce dans quoi ils sont inscrits. On les met dans une espèce d’injonction paradoxale : exercez votre responsabilité mais surtout dès lors que cela ne touche pas. D’où ce sentiment qu’ont les lycéens qu’on les escroque. Autant leur dire non. On peut assumer qu’ils n’ont pas de pouvoir. Si l’on donne un pouvoir, il faut à ce moment-là qu’il y a une vraie réflexion sur les espaces où ils peuvent s’exprimer. Je suis convaincu que les lycéens pourraient avoir intelligemment leur mot à dire sur des sujets, en particulier sur le plan des méthodes, de l’organisation du temps de travail, etc. Je conclus par un bref commentaire de l’article douze de la convention des droits de l’enfant : « Tout enfant a droit à l’expression de toutes ses idées dès lors qu’il est capable de discernement ». Ces idées doivent être prises en considération au regard de son âge et de son degré de maturité. On n’est pas plus avancé avec cela. Je trouve que cet article est très mal rédigé. Si j’avais modestement à le rédiger, je dirais : tout enfant a le droit d’exprimer ses idées dès lors que l’adulte est capable de faire en sorte qu’elles ne s’expriment pas sur le registre du pulsionnel mais sur celui de l’intelligence, c’est-à-dire dès lors que l’adulte exerce son devoir d’éducation. Le droit à la parole de l’enfant est corolaire au devoir d’éducation de l’adulte. La prise en compte de la parole de l’enfant nécessite que l’adulte mette en place des dispositifs permettant l’émergence d’une véritable parole. Pour que l’enfant parle vraiment et qu’il ne soit pas dans le borborygme, dans l’injure ou dans autre chose, cela demande un travail éducatif. Puisque ce sera l’an prochain le vingtième anniversaire de la déclaration de la convention internationale des droits de l’enfant, j’aimerais que l’on réfléchisse sur ces paradoxes dans lesquels on a bafouillé un peu depuis quelques années et que l’on sache mieux articuler le droit de l’enfant, ces devoirs mais aussi le fait que le droit de l’enfant à s’exprimer est corollaire du devoir d’éducation de l’adulte et que le droit à la parole de l’enfant impose le devoir d’éducation de l’adulte. Cet article douze me tient beaucoup à cœur dans son ambiguïté. Il est important d’en préciser les contours, c’est par cela que je souhaitais conclure. Merci. Réponses de Philippe Meirieu aux membres de la commission :
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